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pher, où les vérités mathématiques sont l'objet d'une préférence de plus en plus marquée, à soutenir que les vérités morales ne sont ni moins certaines, ni moins fécondes; tous deux les dégagent, les épurent, les défendent et les donnent pour but à la philosophie dévoyée, pour inspiration aux lettres injustement dédaignées.

Il n'est pas jusqu'à leur tour d'esprit et de sentiment, jusqu'à leur manière de sentir et de rendre, qui ne les eût bientôt rapprochés. Marivaux aimait, comme Vauvenargues, l'observation, la méditation solitaire, les promenades où l'on voit ce que les autres ne regardent pas, les longues contemplations silencieuses et pleines de pensées; plus moraliste que philosophe, il aimait à interroger son cœur, à se rendre compte de ses sentiments; comme Vauvenargues 1, il était assez ignorant, préférant aux livres l'étude directe de lui-même et de l'homme, traitant celui-ci avec une sorte d'indulgence douce et triste, qui n'est pas dupe, mais qui excuse parce qu'elle comprend, ne voulant rien lui retrancher de ses passions, essayant seulement de les diriger habilement et de les tourner vers le bien2; comme lui, enfin, il avait la pitié pour ceux qui souffrent, les humbles, les petits, les dédaignés 3. En dépit de sa réputation, Marivaux ne marivaude pas aussi souvent qu'on le croirait, surtout dans ses œuvres morales; il n'est subtil, obscur, recherché que par exception; le plus souvent, bien qu'il ne renonce pas à la finesse, il trouve, pour exprimer sa pensée, une forme simple et vive, une langue pure, un style net et ferme. De même Vauvenargues; et encore celui-ci, dont la clarté est l'habitude, raffine-t-il quelquefois à l'excès, et dans ce cas, il se rap

1. «Il ne fut jamais en état de lire une page de latin, moins encore de grec.» (L. Gilbert, Eloge de Vauvenargues, p. 22.)

2. Vauvenargues se sépare en effet des moralistes du dix-septième siècle, qui combattaient les passions et ne voyaient en elles qu'un principe d'action nuisible et mauvais. Vauvenargues protesta contre ce dénigrement et, avant Rousseau, soutint avec énergie qu'il y a des passions louables et bonnes, et que, les retrancher à l'homme, c'est le diminuer et le rabaisser à l'excès. Sainte-Beuve fait ressortir l'originalité et les avantages de cette doctrine; voy. Causeries du Lundi, t. III, p. 128 à 132. M. Nisard la dégage aussi, mais pour la combattre et en montrer l'incertitude et le danger (Histoire de la littérature française, t. IV, p. 307). Voy. les mêmes idées chez MariVaux, ci-après, p. 471, n. 2.

3. Voy. ci-après, p. 506, n. 1.

proche de Marivaux, au point que tel passage de ses analyses morales pourrait, sans invraisemblance, être attribué à ce dernier 1. Tout à l'heure nous citions une appréciation de Villemain sur Vauvenargues qui conviendrait également à Marivaux ; il en est de même de celle-ci où Sainte-Beuve caractérise le style du premier: « Vauvenargues n'est pas de ceux qui étranglent leur pensée ou qui la gravent et la frappent en quelques mots splendides; il aime à l'étendre, à raisonner; il est proprement dans son élément quand il discute; il a une belle langue intérieure, un peu molle parfois, à demi oratoire, périodique et qui se complaît dans ses développements.... C'est une suite, un enchaînement de raisons déduites avec largeur et un peu de complaisance, dans une langue riche, un peu traînante, en effet, mais d'une belle plénitude morale, d'une élévation continue, et qui rencontre quelquefois des mouvements d'éloquence *. » On ne saurait mieux définir le style de Marivaux moraliste dans les endroits où il est bon, et ces endroits sont très nombreux. La supériorité de Vauvenargues, c'est qu'il lui arrive rarement de gâter sa pensée en la développant à l'excès, ce qui est, au contraire, un défaut très fréquent chez Marivaux. Il l'emporte encore en ce que son style a non seulement de la chaleur et du mouvement, Marivaux n'en manque pas, mais parfois aussi une couleur sobre, nette, chaude pourtant, résultat d'une passion contenue, d'un sentiment auquel il tient, que tout le monde n'admet pas comme lui, et qui s'échappe tout à coup avec vigueur, en un jet brillant et nerveux. Cette couleur, qui manque à Marivaux, donne à quelques pages ou plutôt à quelques phrases de Vauvenargues, une admirable beauté ; rien ne surpasse dans notre langue ces petits tableaux, complets en quelques lignes, où ressortent, avec un relief saisissant, tout l'héroïsme, toule la noble fierté de la vie militaire :

Le contemplateur, mollement couché dans une chambre tapis

1. Notamment dans l'Introduction à la connaissance de l'esprit humain. En cette matière abstraite et délicate, Vauvenargues n'est encore très maître ni de sa forme, ni de sa pesée; il fait effort pour trouver l'une et l'autre. De plus, il veut aller aussi avant que possible dans les questions qu'il étudie et il péche, non par excès de pénétration, mais par maladresse dans l'exposition des éléments très complexes qu'il veut définir et distinguer. 2. Causeries du Lundi, t. XIV, p. 39 et 51.

MARIVAUX.

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sée, invective contre le soldat qui passe les nuits de l'hiver au bord d'un fleuve, et veille en silence sous les armes pour la sûreté de la patrie.

Quand vous êtes de garde au bord d'un fleuve, où la pluie éteint tous les feux pendant la nuit, et pénètre dans vos habits, vous dites: Heureux qui peut dormir sous une cabane écartée, loin du bruit des eaux! Le jour vient, les ombres s'effacent, et les gardes sont relevées; vous rentrez dans le camp; la fatigue et le bruit vous plongent dans un doux sommeil, et vous vous levez plus serein pour prendre un repas délicieux, au contraire d'un jeune homme né pour la vertu, que la tendresse d'une mère retient dans les murailles d'une ville forte; pendant que ses camarades dorment sous la toile et bravent les hasards, celui-ci, qui ne risque rien, qui ne fait rien, à qui rien ne manque, ne jouit ni de l'abondance, ni du calme de ce séjour; au sein du repos, il est inquiet et agité; il cherche les lieux solitaires; les fètes, les jeux, les spectacles ne l'attirent point; la pensée de ce qui se passe en Moravie occupe ses jours, et, pendant la nuit, il rêve des combats et des batailles qu'on donne sans lui2.

Ces lignes, nos plus grands écrivains pourraient les envier à Vauvenargues, et Marivaux n'en a pas qui puissent leur être comparées; disons même qu'il était incapable de les écrire: rien dans sa vie ne pouvait les lui inspirer. C'est le privilège des hommes d'action devenus écrivains de trouver des idées, des tours, des expressions que les purs spéculatifs, les « contemplateurs,» ne rencontrent pas. Homme d'action, Vauvenargues l'avait été tant qu'il avait pu et n'avait renoncé à l'être que définitivement abattu et brisé par les injustices de la destinée; et, de toutes les formes de l'activité humaine, il avait connu la plus complète et la plus noble, la vie militaire. Ce simple capitaine a parlé de l'héroïsme et des souffrances obscures du soldat, comme l'eussent fait un Hoche ou un Desaix, car il était de leur famille, et il conservait, dans l'exercice de son métier d'écrivain, cette fierté d'attitude et d'accent où se reconnaissent tous ceux qui ont eu l'honneur de porter l'épée, grands hommes de guerre comme Turenne ou Napoléon, modestes officiers comme Vauvenargues ou Alfred de Vigny.

1. Réflexions et maximes, 223, OEuvres, p. 401.

2. Second discours sur la gloire, OEuvres, p. 135. - Sainte-Beuve préfère ces quelques lignes au morceau fameux dans lequel Chateaubriand décrit aussi le réveil d'un camp (Les Martyrs, livre v); Vauvenargues a moins d'art, mais plus de vérité; son impression est plus personnelle et plus sentie. Voy. Chateaubriand et son groupe littéraire, cinquième leçon.

De plus, l'âme de Vauvenargues était, en somme, d'une trempe supérieure à celle de Marivaux. En présence des grands problèmes qui tourmentent l'àme humaine, de ces éternels pourquoi, de ces doutes, qu'il est dans la destinée de l'homme et de son honneur d'agiter éternellement sans les résoudre jamais, Marivaux se dérobe avec un peu d'impatience et de mauvaise humeur; il voudrait que le silence se fît là-dessus1. Malgré ses convictions religieuses, il n'est ni assez philosophe ni assez chrétien ni assez philosophe, parce que, alors, il devrait rechercher ces problèmes au lieu de les éviter, ni assez chrétien, parce que, chrétien, la simple morale de l'Évangile devrait lui suffire, tandis que, au contraire, il essaye parfois de séparer la morale de la religion. Vauvenargues non plus ne prend pas parti: il pèse le pour et le contre; il reste, en matière de convictions religieuses, à égale distance de l'affirmation et de la négation, il meurt sans avoir décidé2; mais, du moins, n'évitet-il pas les questions de métaphysique et de philosophie indépendante; il a un courage d'esprit qui manque à Marivaux. Il a aussi des idées qui l'honorent et que celui-ci n'exprime jamais il parle d'abnégation, de sacrifice, de souffrance obscure, de condition étroite et difficile, vaillamment supportée. Ici encore sa vie explique sa supériorité morale: il avait connu les petitesses de l'existence sans être diminué, les injustices du sort sans être découragé ou aigri, la maladie sans la maudire, l'indifférence et la dureté des grands sans accuser les hommes. La souffrance, au contraire, l'épreuve, manquent dans la vie de Marivaux ; il en a été plus heureux comme homme, mais moins profond comme moraliste.

1. Voy. ci-après, p. 491 et suiv.

2. C'est là une des questions les plus délicates que soulève l'étude morale de Vauvenargues et de ses idées, M. L. Gilbert la discute tout au long (voy. son édit. des OEuvres, p. 230, note). Il conclut qu'en somme Vauvenargues, toujours respectueux de la religion et des vérités religieuses, n'a jamais eu la foi proprement dite.

CHAPITRE II

LE MORALISTE (suite)

THÉORIES MORALES DE MARIVAUX LA CONSCIENCE; LE BIEN ET LE MAL.
LES MŒURS DU TEMPS L'AMOUR; LE MARIAGE; LA CONDITION DES FEMMES ;
L'EDUCATION DES ENFANTS. L'AMOUR-PROPRE; COQUETTES ET PETITS

MAITRES. MARIVAUX ET DUCLOS.

Essayons cependant de retrouver, parmi les feuilles trop souvent disparates et d'inégale valeur dont nous parlions tout à l'heure, les principales théories morales de Marivaux.

Il a pris soin de discuter et d'établir avec quelque détail celle qui domine la science des devoirs tout entière, la distinction du bien et du mal. Dans cette discussion, il ne se place nullement au point de vue stoïcien et ne propose pas à l'homme un idéal de perfection chimérique. Il sait combien notre nature est faible, changeante, capable tour à tour de vice et de vertu :

J'ai été, dit-il, mon propre spectateur, comme le spectateur des autres; je me suis connu autant qu'il est possible de se connaître; ainsi, c'est du moins un homme que j'ai développé. Quand j'ai comparé cet homme aux autres ou les autres à lui, j'ai cru voir que nous nous ressemblions presque tous; que nous avions tous à peu près le même volume de méchanceté, de faiblesse et de ridicule; qu'à la vérité nous n'étions pas tous, aussi fréquemment les uns que les autres, faibles, ridicules et méchants; mais qu'il y avait pour chacun de nous des positions où nous serions tout ce que je dis là, si nous ne nous empêchions pas de l'être 1.

Et après avoir, avant J.-J. Rousseau, établi sur la conscience la distinction du bien et du mal, il tire de l'infirmité humaine les conséquences suivantes :

1. Le Spectateur français, vingt et unième feuille.

2. La discussion de Marivaux est trop longue, ou du moins tient de trop près au courant général du morceau, pour être détachée; contentons-nous

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