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athée, peut-être, comme don Juan, il est sans scrupules et sans remords comme lui, avec cette différence que don Juan marche à visage découvert, avec la bravoure hautaine et l'impudence railleuse du gentilhomme, tandis que Tartufe, enveloppé de son manteau d'hypocrisie, le masque sur la figure, rampe et manœuvre dans l'ombre; au demeurant, même indifférence morale, même cruauté impassible chez les deux grands hypocrites de Molière. M. de Climal mourant pleure amèrement sa faute; Tartufe; dans sa prison, a dû rejeter son masque désormais inutile, à moins que l'indomptable ténacité du faux dévot ne l'ait soutenu par l'espoir d'une revanche lointaine; s'il est mort, il a dù mourir la rage dans le cœur et le blasphème à la bouche.

Inférieur à Molière dans cette peinture de l'hypocrite, Marivaux nous semble reprendre le dessus avec La Bruyère. D'abord, M. de Climal, moins vivant que Tartufe, est plus vivant qu'Onuphre. Si le roman n'est pas aussi créateur que le théâtre, il l'est beaucoup plus que l'étude morale; un personnage qui agit, mêlé à une intrigue, donne autrement l'illusion de la vie qu'un personnage décrit et analysé. En outre, M. de Climal, dans cette rivalité avec Tartufe qui lui est commune avec Onuphre, affiche moins sa prétention de se montrer supérieur; il ne fait pas la critique pointilleuse de son rival et ne prend pas le contre-pied de tous ses actes. Il a, par suite, une aisance et une liberté d'allures, qu'Onuphre, toujours préoccupé de faire mieux et autrement, ne saurait conserver. M. de Climal, enfin, est un caractère original; Onuphre n'est qu'un Tartufe amoindri; préoccupé d'éviter le sort de son devancier, effrayé par ses fautes et terrifié par sa catastrophe, il se fait médiocre pour ne point paraître dangereux. Plus de grandes visées ni de grandes passions, mais une habileté vulgaire, de petites ruses et de petits profits, de basses intrigues. avec des femmes « sociables et dociles, » ou avec de fausses dévotes; plus d'audacieuses manœuvres, de lutte courageuse avec toute une famille, mais de làches calomnies, des sousentendus perfides, des réticences, des sourires équivoques. Triste homme, au demeurant, et triste condition. Tartufe n'eût point voulu d'une pareille existence, humiliée et besogneuse; quant à M. de Climal, gentilhomme riche et bien né, ces calculs

d'intérêt mesquin et cette platitude lui eussent donné la nausée.

Est-ce à dire que La Bruyère soit, comme talent, si audessous de Marivaux? Non certes; il a voulu analyser un vil coquin et il y a réussi; mais, par le fait même du personnage et du genre, son Onuphre est inférieur à M. de Climal. On préfère à une mosaïque de petits faits et gestes habilement groupés et ajustés, le personnage qui vit, et se peint lui-même par son langage et ses actions1.

1. Après Molière, La Bruyère et Marivaux, la peinture de l'hypocrite a été reprise par le grand romancier anglais Charles Dickens, dans le personnage de M. Pecksniff, qui est, en somme, le véritable héros de Martin Chuzzlewit, et qui peut d'autant mieux se comparer à M. de Climal, qu'il se développe lui aussi à travers un roman. Le type créé par Marivaux nous paraît supérieur à celui de Dickens. D'abord, comme l'a remarqué M. Taine, Pecksniff a le défaut commun à la plupart des personnages de Dickens, qui sont plutôt des vices, des vertus, des ridicules incarnés, des abstractions personnifiées, en un mot, que des types vivants: c'est «< une satire vivante de l'hypocrisie, et rien de plus; c'est un masque et ce n'est plus un homme.» (Hist. de la littérat, anglaise, t. V, p. 50.) M. de Climal, au contraire, est vivant; c'est un homme qui parle et agit selon la loi de sa nature et non pour animer les arguments d'une satire. De plus, il est amoureux; c'est en le mettant aux prises avec l'éternel sentiment, la pierre de touche universelle des cœurs et des esprits, que Marivaux le montre tel qu'il est; M. Pecksniff, lui, n'a pas de grande passion qui mette en jeu tous les ressorts de son être; il végète et vivote, plus qu'il ne vit. Enfin, il n'est pas complet, car Dickens, qui nous le montre, à la fin du roman, «< sale écrivain public, ivrogne et mendiant, » ne nous dit point par quelle conséquence logique de son vice il est tombé à ce degré d'avilissement et de misère. Quant au caractère du personnage, si intéressant et si vrai à bien des égards, si profondément anglais, voy. sa comparaison avec Tartufe par M. Taine, loc. cit., p. 53 et suiv.

CHAPITRE V

LES FINANCIERS.

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UN MENAGE DANS LA FINANCE. LE FINANCIER IMPITOYABLE; LE FINANCIER BONHOMME. LE MINISTRE LE CARDINAL DE FLEURY.

PORTÉE HISTORIQUE DES ROMANS DE MARIVAUX.

Après les faux dévots, les gens de finance tiennent la première place dans les antipathies de Marivaux. On a vu1 comment i les traitait dans son théâtre; il leur est encore plus hostile dans ses romans. Ici même la satire, dégagée du voile mythologique, est plus directe et plus sévère. Le financier n'est plus seulement, comme dans le Triomphe de Plutus, un bonhomme épais et grossier, d'une lourde insolence, mais, en somme, sans trop de méchanceté; c'est un être malfaisant, brutal, sans entrailles, d'une corruption qui inspire la colère et le dégoût. Par une sorte de dédaigneuse condescendance, Marivaux accorde qu'il puisse se rencontrer dans l'espèce, à titre d'exception, un peu de droiture et de bonté, mais toujours gàtées par des vices indélébiles, une grossièreté native, l'absence de toute délicatesse et de toute amabilité.

Jacob, arrivant à Paris tout droit de son village, entre en condition chez un de ces financiers et nous représente la mai

1. Ci-dessus, p. 259 et suiv.

2. En cela, il allait trop loin. Il y avait d'honnêtes gens parini les financiers, même des âmes délicates, à preuve son ami Helvétius; y avait aussi des gens de goût et d'esprit. Pour ceux du dix-septième siècle, voy. l'ouvrage déjà cité de M. E. Bertin, les Mariages et la Société française, livre V. Au dix-huitième siècle, outre la Popelinière, dont Marmontel dit tant de bien (Mémoires, passim), nous trouvons, parmi les plus connus, Dupin de Francueil, dont la petite-fille, Mme George Sand, a tracé un si charmant portrait (Histoire de ma vie, t. I, ch. 11). Deux ouvrages récents, consacrés aux financiers du dernier siècle, permettent de les voir sous les deux aspects, qualités et défauts, une Famille de finance au siècle dernier, par M. Dela

son où il sert comme le théâtre naturel de tous les désordres. Maître, maîtresse, valets, rivalisent de sans-gêne moral, de corruption, presque ingénue à force de laisser-aller inconscient. Madame passe son temps « dans toutes les dissipations du grand monde',» va au spectacle, soupe en ville, fait de la nuit le jour et du jour la nuit, a des amants, les reçoit à sa toilette, y lit les billets doux qu'on lui envoie et les laisse traîner: «les lisait qui voulait; mais on n'en était point curieux; ses femmes ne trouvaient rien d'étrange à tout cela; le mari ne s'en scandalisait point; on eùt dit que c'étaient là, pour une femme, des dépendances naturelles du mariage. » Madame << vit donc dans sa coquetterie, comme on vivrait dans l'état le plus décent et le plus ordinaire, tout aussi franchement qu'on boit et qu'on mange. » Au demeurant, « bonne personne,» indulgente pour tous comme pour elle-même, traitant ses domestiques avec une aimable familiarité, trouvant tout bien et laissant sa maison aller comme elle peut. A la façon dont elle encourage les galanteries de Jacob, on devine qu'elle est sans préjugés, que, pour elle, comme dit La Bruyère, « un maçon est un homme3, » et que, si elle en a le loisir, elle traitera le jeune et beau valet comme voudront le traiter plus tard Mmes de Fécour et de Ferval.

Pas plus que Madame, Monsieur ne se pique de fidélité bourgeoise. Les deux époux vivent, en effet, sur ce pied de tolérance mutuelle et de libre camaraderie qui était alors le bel air1: <«< ils avaient chacun leur appartement, d'où, le matin, ils en

hante, qui nous montre chez plusieurs de ces manieurs d'argent un vif sentiment de l'honneur, et les Prodigalités d'un fermier général, par M. Em. Campardon, où est mis à nu, bêtement prodigue et vilainement sot, le triste personnage de M. d'Épinay, le mari de l'aimable amie de J.-J. Rousseau et de Grimm, à laquelle nous devons de si curieux Mémoires. 1. Et le grand monde a la tolérance très large en cette matière : « (Le mariage) a contre lui les relâchements, les accommodements de la morale sociale, la liberté chaque jour plus grande des habitudes privées.... La jeune femme reçoit les jeunes gens de son âge. Elle va au spectacle en petite loge, seule avec des hommes. Au bal de l'Opéra, elle n'emmène que sa femme de chambre. La mode lui donne le droit de toutes ces démarches qui autrefois auraient fait noter une femme de légèreté. Rendez-vous, occasions, toutes les facilités, elle les a sous la main: elle ne va plus à l'adultère, l'adultère vient à elle.» (De Goncourt, la Femme au dix-huitième siècle, p. 232.) 2. Le Paysan parvenu, première partie.

3. Des Femmes, § 34.

4. Voy. ci-dessus, p. 271, n. 3.

voyaient savoir comment ils se portaient; c'était là presque tout le commerce qu'ils avaient ensemble ». Monsieur est un vrai Turcaret, «nullement généreux,» mais « extrêmement dépensier, surtout quand il s'agit de ses plaisirs. » Ceux-ci, il les prend un peu partout, sans beaucoup de choix ni de délicatesse; ainsi, parmi les femmes de chambre de Madame, qui trouve cela fort naturel. Puis, il fait un sort à ses victimes, et, très moralement, tout comme un roi, il essaye de les marier. Il voudrait bien faire épouser par Jacob Mile Geneviève, jolie brune sans préjugés, qui considère le déshonneur comme un moyen de se faire une dot et d'acheter un mari. Mais Jacob n'a pas encore eu le temps de perdre ses scrupules campagnards: «Ma foi, Monsieur, répond-il à la proposition de son maître, dans notre village c'est notre coutume de n'épouser que des filles; ma mère se maria fille, sa grand'mère en avait fait autant, et, de grand'mère en grand'mère, je suis venu tout droit. comme vous voyez, avec l'obligation de ne rien changer à cela. » Le financier s'étonne; dans son monde à lui, on est beaucoup plus accommodant : « Vous voyez, fait-il tout scandalisé, vous voyez les personnes qui viennent me voir; ce sont tous gens de considération qui sont riches, qui ont de grands équipages. Savez-vous bien que parmi eux il y en a quelquesuns qu'il n'est pas nécessaire de nommer, et qui ne doivent leur fortune qu'à un mariage qu'ils ont fait avec des Genevièves ? »

Après Madame et Monsieur, on entrevoit l'enfant ','qui complète cette intéressante famille. Ni père, ni mère ne s'en occupent; il s'élève comme il peut, entre un valet qui le sert le moins possible, et un précepteur qui lui fait ses devoirs, «afin que la science de son écolier lui fasse honneur, et que cet honneur lui conserve son poste de précepteur, qui est fort lucratif. >>

Un brusque coup du sort montre en action la morale de cette histoire la fortune qui soutient cette vie de gaspillage et de désordre s'en va, comme elle est venue sans doute, en

1. Pour être exact, disons que cet enfant n'est pas précisément le fils de la maison: c'est « un neveu de province. » Mais le propre fils du ménage financier n'eût certainement pas été élevé autrement.

2. Le Paysan parvenu, première partie.

MARIVAUX.

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