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croie obligé de reproduire, non seulement les qualités, mais aussi les défauts de la conversation féminine. Il trouvait, paraît-il, que « le style a un sexe 1: » il vérifie trop bien, à ses dépens, la justesse de cette observation; le côté féminin, déjà remarqué, de son talent s'accuse et s'aggrave. Parfois, en effet, on dirait que la Vie de Marianne est l'œuvre d'une femme emportée et comme étourdie par sa propre parole: c'est le décousu, la confusion d'idées, les brusques tours et détours habituels en pareil cas. Ce ramage d'oiseau fatigue; on devine les petites mines, les petits gestes, tout cela très coquet, mais très peu naturel.

Ce défaut est surtout sensible dans les premières parties du roman; il s'atténue dans les suivantes, sans disparaître tout à fait. En outre, les réflexions, ces réflexions que Marivaux aime tant et où il excelle, sont multipliées, dans ces premières parties, avec une profusion fatigante. Marianne a sur toute chose sa théorie, qu'elle expose et dévide avec complaisance; de là, non seulement des lenteurs, mais une sorte de « pédanterie couleur de rose 3. » On le fait observer à Marivaux 1, qui répond, avec un peu d'aigreur: « Qu'on leur donnât (aux cri

1. « Marivaux disait que le style a un sexe, et qu'on reconnaissait les femmes à une phrase. » (Chamfort, Œuvres choisies, édit. de Lescure, t. II, p. 154.)

2. Ci-dessus, p. 195.

3. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. IX, p. 358.

4. L'abbé Prévost, dans le Pour et le Contre (t. II, p. 345) : « La seconde partie de la Vie de Marianne n'a pas été reçue du public comme la première. Les réflexions ont paru la plupart trop recherchées, trop longues, trop fréquentes. Enfin Marianne est aussi ennuyeuse dans cette seconde partie qu'elle avait été agréable dans la première. Qu'est-ce qu'une personne qui s'interrompt à chaque instant elle-même, sur la plus petite circonstance, pour moraliser sans nécessité? N'est-il pas contre l'essence de la narration de faire ainsi à chaque instant de longues réflexions? Si la brochure était purgée de ses moralités, il n'en resterait pas six pages. Ces moralités ne doivent être que l'accessoire, et elles sont le principal contre toutes les règles de la nature. Un homme qui conterait ainsi de vive voix ne passerait-il pas dans une compagnie pour un habillard importun et insupportable? » Voy. cidessus, p. 84, n. 2.

De même le marquis d'Argens (Critique du siècle, t. I, p. 250): « Marivaux est un sage philosophe, à la vérité un peu trop prolixe; il raisonne bien, mais il raisonne longuement. » Et Desfontaines (le Nouvelliste du Parnasse, t. II, p. 210) : « Marianne a bien de l'esprit, mais elle a du babil et du jargon; elle conte bien, mais elle moralise trop. La vivacité et la fécondité de son imagination l'emportent quelquefois sur la solidité et la justesse de son esprit. >

tiques) un livre intitulé Réflexions sur l'homme, ne le liraientils pas volontiers si les réflexions en étaient bonnes?... Pourquoi donc les réflexions leur déplaisent-elles ici, en cas qu'elles n'aient contre elles que d'être des réflexions? » Puis il s'efforce de prouver que celles de Marianne sont parfaitement natu

relles :

Marianne n'a point songé à faire un roman. Son amie lui demande l'histoire de sa vie, et elle l'écrit à sa manière. Marianne n'a aucune forme d'ouvrage présente à l'esprit. Ce n'est point un auteur; c'est une femme qui pense, qui a passé par différents états, qui a beaucoup vu; enfin, dont la vie est un tissu d'événements qui lui ont donné une certaine connaissance du cœur et des caractères des hommes, et qui, en contant ses aventures, s'imagine être avec son amie, lui parler, l'entretenir, lui répondre; dans cet esprit-là, elle mêle indistinctement les faits qu'elle raconte aux réflexions qui lui viennent à propos de ces faits; voilà sur quel ton le prend Marianne. Ce n'est, si vous voulez, ni celui du roman, ni celui de l'histoire, mais c'est le sien; ne lui en demandez pas d'autre. Figurez-vous qu'elle n'écrit point, mais qu'elle parle; peut-être qu'en vous mettant à ce point de vue-là sa façon de conter ne vous sera pas si désagréable1.

Mais c'est justement parce que Marianne parle que ces réflexions sont parfois trop nombreuses et déplaisantes de ton;

1. Avertissement en tête de la seconde partie de la Vie de Marianne (1729). Il semble qu'après cette seconde partie l'abbé Prévost, dont on vient de lire les reproches, ait pris son parti de la manière de Marivaux, et n'en veuille plus voir que les qualités. Il dira quelques années plus tard : << La cinquième partie de Marianne ne changera rien à l'idée que le public a prise depuis longtemps de l'esprit et de la fécondité de M. de Marivaux. Ceux qui n'aiment que la nature simple et sans art, se plaindront peut-être encore qu'il subtilise trop ses impressions, et qu'il paraisse continuellement se contraindre pour parvenir à leur donner un tour aisé. Mais ceux qui savent que le cœur a son analyse comme l'esprit, et que les sentiments sont aussi capables de variété et de diversité que les pensées, ne seront pas surpris qu'un écrivain qui s'attache à développer aussi exactement les facultés du cœur que Descartes et Malebranche celles de l'esprit, conduise quelquefois le lecteur par des voies qui lui semblent nouvelles, et qu'il emploie pour s'exprimer des termes et des figures aussi extraordinaires que ses découvertes. Je pardonnerai volontiers un peu de singularité dans le tour de l'expression à tout auteur qui pensera avec autant de finesse et de vérité que l'auteur de Marianne; et quand sa manière d'écrire ne pourrait pas passer pour un modèle, j'en croirais le défaut bien compensé par cent détails agréables, qui le seraient peut-être moins, de quelque manière qu'ils fussent écrits autrement. » (Le Pour et le Contre, t. IX, p. 273.) Cependant, Prévost fera encore une restriction, à propos de la huitième partie: il trouvera que « l'invention n'y est pas du même prix que la forme. » (Ibid., t. XV, p. 50.)

en elles-mêmes, on les trouve agréables et justes; c'est leur profusion et leur légère « pédanterie » qui sont ennuyeuses. Certaines autobiographies, réelles comme les Confessions, fictives comme Gil Blas, donnent, elles aussi, grande place aux réflexions, sans nous causer cette sorte d'impatience que nous fait souvent éprouver le roman de Marivaux. En tirant la philosophie de toutes choses, Marianne veut trop montrer qu'elle comprend et devine tout, qu'elle n'est dupe de rien; l'air de sagacité qu'elle affecte irrite, comme toute affectation; elle fait trop parade de cette pénétration toujours en éveil, et, comme elle parle à la première personne, son moi devient haïssable. Sainte-Beuve relève ce défaut dans une comparaison ingénieuse et qui est bien d'un physiologiste. Selon lui, Marianne s'analyse, se décrit, se démontre elle-même au moral, et il ajoute: «En se promenant dans les musées d'anatomie, on voit ainsi des pièces très bien figurées et qui ont forme humaine; mais, à l'endroit où l'anatomiste a voulu se signaler lui-même, la peau est découverte et le réseau intérieur apparaît avec sa fine injection: c'est un peu l'effet que produit l'art habile de Marivaux. Ses personnages, au lieu de vivre, de marcher et de se développer par leurs actions mêmes, s'arrêtent, se regardent et se font regarder, en nous ouvrant des jours secrets sur la préparation anatomique de leur cœur 1.» Cela est surtout vrai de Marianne; Jacob et Me de Tervire, la « religieuse, »> n'ont pas le même ton complaisant pour eux-mêmes et n'abusent point de leur sagacité morale.

1. Causeries du Lundi, t. IX, p. 367.

CHAPITRE II

MARIANNE. — MARIVAUX ET RICHARDSON; PAMÉLA. - -JACOB.

MARIVAUX ET LE SAGE; GIL BLAS. — MARIVAUX ET FIELDING.—MARIVAUX ET STERNE.

Raisonneuse, babillarde, un peu suffisante et vaine, Marianne reste encore, malgré ces défauts, une des plus gracieuses créations féminines que puisse offrir notre littérature; elle est bien de son temps, de son sexe, de la gracieuse famille dont Marivaux est le père.

C'est d'abord une ingénue, mais une ingénue du dix-huitième siècle, de tous les siècles le moins naïf 1. S'il faut chercher au fond de cette nature complexe le trait dominant qui fixe et règle le caractère, ici encore nous trouvons la coquetterie, ingénieuse, subtile, toujours en exercice, une coquetterie qui perdrait Marianne s'il n'y avait en elle un grand fonds de fierté. A peine sauvée de la misère, elle doit sa première toilette à la générosité d'un bienfaiteur : elle se pare << avec des dispositions admirables. » Distinguée, supérieure à sa pauvre condition, fille de grande race sans doute, elle a

1. « J'avais vu, dit-elle, des amants dans mon village, j'avais entendu parler d'amour, j'avais même déjà (à quinze ans et demi) lu quelques romans à la dérobée; et tout cela, joint aux leçons que la nature nous donne, m'avait du moins fait sentir qu'un amant était bien différent d'un ami. » (La Vie de Marianne, première partie.)

2. Elle a été trouvée, à l'âge de trois ans, dans une voiture publique, seule survivante de tous les voyageurs égorgés par des brigands; aucun indice n'a pu faire deviner qui étaient ses parents. Marivaux, qui eût éclairci le mystère, s'il eût terminé son roman, ne dit rien, au cours des onze parties qu'il a laissées, de nature à faire soupçonner quel eût été, au dénouement, le père de Marianne. Mais son intention d'en faire une fille bien née est si évidente, que l'auteur anonyme de la suite imprimée dans l'édition Duviquet (t. VII, p. 294 à 362) et faussement attribuée par l'éditeur à Me Riccoboni (voy. ci-après, Appendice D), en fait « la petite-fille du duc de Kilnare, seigneur très distingué d'Ecosse, issu d'une des plus illustres et des plus anciennes familles du royaume.» (Page 362.)

d'instinct le goût des belles choses et l'horreur de la vulgarité; sa toilette lui cause donc une véritable ivresse de bonheur : << Il me prenait des palpitations, dit-elle, en songeant combien j'allais être jolie 1. » Dans toutes les circonstances, les plus tristes comme les plus heureuses, au moment où elle se verra replongée dans la misère d'où elle avait espéré sortir, comme dans l'enivrement d'une condition qui dépasse ses rêves les plus ambitieux, elle a toujours l'œil à l'effet que produit sa beauté, à ce que l'on en pense autour d'elle, à l'expression noble, piquante, enjouée, sérieuse, mais toujours séante, que son visage peut avoir. A peine vêtue de sa belle robe, vite elle court dans un lieu de réunion, à l'église, et là elle tâche, «< en se glissant tout doucement, de gagner le haut, » non pour prier plus près de l'autel, mais parce qu'elle y aperçoit « du beau monde qui était à son aise. » Une fois installée, bien en vue : « Quelle fête ! c'était la première fois que j'allais jouir un peu du mérite de ma petite figure. J'étais tout émue du plaisir de penser à ce qui allait m'en arriver, j'en perdais presque haleine; car j'étais sûre du succès, et ma vanité voyait venir d'avance les regards qu'on allait jeter sur moi. » Et la voilà, qui, peu à peu, sans affectation, attire tous les regards sur elle et jouit du dépit des autres femmes : c'est la première fois qu'elle peut être coquette, et tout en elle, gestes, regards, maintien, est déjà d'un art achevé 3. Elle aime d'un amour ŝincère, mais ce qu'elle désire plus peut-être que d'être aimée, c'est que sa beauté ne subisse pas un affront : « J'aimais un homme auquel il ne fallait plus penser, et c'était là un sujet de douleur; mais, d'un autre côté, j'en étais tendrement aimée, de cet homme;

1. La Vie de Marianne, première partie.

2. Ibid., deuxième partie.

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3. Ibid. On peut juger par le passage suivant de la perfection de cet art instinctif: «De temps en temps, pour les tenir en haleine (ceux qui la regardaient), je les régalais d'une petite découverte sur mes charmes; je leur en apprenais quelque chose de nouveau, sans me mettre pourtant en grande dépense. Par exemple, il y avait dans cette église des tableaux qui étaient à une certaine hauteur: eh bien! j'y portais ma vue, sous prétexte de les regarder, parce que cette industrie-là me faisait le plus bel œil du monde. Ensuite, c'était à ma coiffe à qui j'avais recours; elle allait à merveille: mais je voulais bien qu'elle allât mal, en faveur d'une main nue qui se montrait en y retouchant, et qui amenait nécessairement avec elle un bras rond, qu'on voyait, pour le moins, à demi, dans l'attitude où je me trouvais. >>

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