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pouvait alors deviner le vrai Shakespeare1. En outre, dans Shakespeare, Voltaire voyait seulement le dramaturge, et Marivaux, qui eût aimé, s'il l'eût counu, le libre et romanesque auteur comique, eût été lui, l'auteur d'Annibal et l'admirateur du Romulus de La Motte, effrayé, indigné peut-être, d'Othello et du Roi Lear 3. Avec la traduction de Letourneur, Shakespeare pénètre enfin dans notre littérature', mais, lorsqu'elle commence à paraître, en 1776, Marivaux est mort depuis quatorze ans. Quant à une lecture d'original, on ne peut guère la supposer chez Marivaux. Son éducation avait été fort négligée; il ne s'inquiéta nullement de la refaire pour apprendre de nouveau le latin qu'il savait mal et pour étudier le

1. Voltaire eut, en effet, le mérite de signaler, le premier, Shakespeare aux Français, dans ces mêmes Lettres philosophiques (1734, lettre XVIII) dont Marivaux faillit écrire une réfutation (voy. ci-dessus, p. 89-91); mais que de restrictions, dans la suite de ses œuvres, à ce premier enthousiasme ! Cet enthousiasme s'élève, baisse, remonte, fait place au dénigrement et à l'injure, selon que Voltaire craint plus ou moins que l'on n'établisse, entre lui et Shakespeare, des comparaisons au profit de ce dernier voy. la table du Voltaire-Beuchot au mot Shakespeare, t. LXXII, p. 336; toutes ces variations y sont relevées; voy. aussi Villemain (Dix-huitième siècle, quarantequatrième leçon), et surtout M. A. Lacroix, qui les suit en détail (Influence de Shakespeare sur la litt. fr., p. 31 à 104 et 124 à 156). Lorsque, dans un discours d'introduction à sa traduction, Letourneur déclara que Shakespeare était le génie souverain du théâtre, » Voltaire protesta vivement et confondit dans le même mépris « Gilles Shakespeare et Pierrot Letour

neur. >>>

2. Remarquez en outre que toutes les comédies où Marivaux semble se rapprocher de Shakespeare sont antérieures à 1734, date de la publication des Lettres philosophiques. Le plus naturel est encore de supposer, avec Théophile Gauthier, une source commune d'inspiration: « Cette veine romanesque de Shakespeare, si Marivaux n'y a pas puisé, il l'aura sans doute rencontrée dans la littérature italienne, comme le grand William. Ces concetti si brillants, ces ingéniosités si fines que le goût n'a pas le courage de les blâmer, ont une source pareille. » (Histoire de l'art dramatique, t. VI, p. 217.)

3. Comme son amie, Mme du Deffand, qui écrivait à Walpole : « Je viens de lire le Roi Lear de votre Shakespeare. Ah! mon Dieu! quelle pièce ! réellement, la trouvez-vous belle? Elle me noircit l'âme en un point que je ne puis exprimer; c'est un amas de toutes les horreurs infernales.» (Correspondance, édition de Londres, t. IV, p. 140.)

volumes du Théâtre

4. Du moins au complet. Les quatre premiers anglais, traduit par La Place (1745 à 1749, 8 vol. in-12), sont bien consacrés à Shakespeare, mais ils ne renferment que des drames, ou, comine dit le traducteur, des « tragédies, sauf, dans le tome IV, les Commères de Windsor et une analyse sommaire de la Tempête, du Songe d'une nuit d'été, des Gentilshommes de Vérone et de Beaucoup de bruit pour rien.

grec qu'il n'avait jamais appris; comment aurait-il songé à étudier les langues étrangères, dont l'utilité ne fut guère reconnue en France qu'un siècle plus tard? S'il ressemble à Shakespeare, c'est d'une manière inconsciente. Il y a de ces parentés singuJières aux diverses époques et dans les différents pays; celle-ci est à coup sûr une des plus curieuses; elle est aussi tout à l'honneur de Marivaux.

Rare et singulier honneur, en effet, au dix-huitième siècle, que de rappeler, même de loin, le plus grand poète de l'Angleterre, le plus illustre, avec Molière, de tous les auteurs dramatiques dont les peuples modernes puissent s'enorgueillir. Nous ne voyons pas dans notre littérature, avant la révolution romantique, un seul écrivain, autre que Marivaux, capable de soutenir un tel rapprochement; à peine en trouverions-nous dans les littératures étrangères. Au dix-neuvième siècle, Alfred de Musset que nous citions plus haut, sera le premier à reprendre, dans la comédie, la tradition de Shakespeare, et, l'unissant étroitement à celle de Marivaux, fournira un puissant argument à ceux qui veulent voir une parenté entre notre auteur et le poëte anglais.

1. Pages 195-196.

2. Voy. ci-après, Conclusion, II.

CHAPITRE V

MARIVAUX PRÉCURSEUR DU DRAME BOURGEOIS. LES THÉORIES DE LA CHAUSSÉE DRAMES BOURGEOIS DE MARIVAUX : « LA MÈRE CONFI

ET DE DIDEROT.

DENTE » ET « LA FEMME FIDÈLE ».

Est-il certain cependant que Marivaux, s'il avait pu connaître Shakespeare, aurait montré devant les audaces du grand dramaturge les mêmes étonnements que Voltaire? On peut en douter, car il eut à ùn assez haut degré le sentiment du dramatique, sinon dans la tragédie, au moins dans la comédie, ou plutôt dans ces pièces d'un genre mixte qui tiennent de l'une et de l'autre. Il sut y exciter l'émotion jusqu'aux larmes, et cela sans quitter les sentiments moyens, sans outrer les situations ordinaires, sans employer le poison ni verser le sang. Ses contemporains ne font aucune allusion à ce côté de son talent d'Alembert, Grimm, Collé s'en tiennent, dans l'éloge comme dans le blame, aux côtés principaux; ils semblent ignorer les pièces dont nous allons parler. En effet, rien n'est plus dangereux pour un écrivain que de sortir du genre où il a une fois marqué sa place et dans lequel on a l'habitude de le ranger. Parvint-il à se surpasser, il court grand risque de trouver la critique aveugle et sourde; dérangée dans son parti pris, elle se venge, ou par un dénigrement systématique, ou par une espèce de conspiration du silence, plus dangereuse et plus blessante qu'un dénigrement. Marivaux en fit l'épreuve. Plusieurs fois il renonça à la peinture de l'amour mondain pour s'attaquer à des sentiments moins factices et plus profonds. Si, dans ces tentatives, il ne fit pas oublier ses anciennes comédies, du moins resta-t-il égal à lui-même. Mais il eut beau être neuf et pathétique; sauf Voltaire, peut-être,

ses contemporains ne daignèrent même pas remarquer chez lui ce qu'ils discutèrent avec passion chez La Chaussée et chez Diderot.

Il n'est pas de question littéraire qui ait plus occupé la critique au dix-huitième siècle que celle de la comédie larmoyante et du drame bourgeois. Bien avant Diderot, en même temps que Destouches et La Chaussée, Marivaux s'était exercé dans ce nouveau genre. Diderot et La Chaussée le compromirent par leurs exagérations ou leurs faiblesses; il sut au contraire y garder une juste mesure de convention et de vérité, de comique et d'intention morale, de sentiment et de gaieté. Il y a, en effet, dans le théâtre de Marivaux un excellent drame bourgeois c'est la Mère confidente, représentée par les comédiens italiens le 9 mai 1735. Peut-être même y en eut-il plusieurs, joués sur des théâtres de société et que nous avons perdus, car, trente ans après la Mère confidente, Voltaire écrivait, sur le ton de dénigrement qui lui est habituel lorsqu'il parle de

1. Même les plus sincères amis de Marivaux, comme Fontenelle. Celui-c était un partisan de la comédie sérieuse il composa même plusieurs pièces de ce genre (Macate, le Tyran, le Testament, Henriette, etc.), qu'il ne fit point représenter, mais qu'il publia avec une préface très ingénieuse. Dans cette préface (t. IV, p. 436 à 445 de l'édition Belin), il fait l'apologie du genre, prétend le trouver en germe dans un grand nombre de comédies du dix-septième siècle, par exemple dans « le Misanthrope presque tout entier, » et parle avec éloge de La Chaussée, de Destouches et de Gresset, comme s'y étant distingués. Quant à Marivaux, il ne le nomme même pas. « J'étais en province, dit l'abbé Trublet, lorsque parut cette préface. Je fus infiniment surpris de n'y trouver aucune mention du nom de M. de Marivaux. A mon retour à Paris, j'en parlai à M. de Fontenelle, qui me répondit d'abord que cette omission était impossible, et que je me trompais. Lui ayant répliqué et prouvé qu'elle était certaine, son étonnement surpassa le mien. J'ajoute son regret; jamais je ne l'ai vu aussi touché, et il l'était d'autant plus qu'il crut la réparation aussi impossible que l'omission le lui avait paru d'abord : « J'aurai beau protester à M. de Marivaux, dit-il, que la chose n'est arrivée que par un pur oubli, par un de ces hasards qui écartent de l'esprit l'idée qui devait lui être la plus présente, il ne me croira point, et il aura raison de ne me pas croire; la chose est trop contre toute vraisemblance. Mais, si je ne le persuade pas, je l'offenserai. Il vaut donc mieux ne lui en point parler; mais je ne m'en consolerai jamais. » En effet, je vis M. de Fontenelle si touché, je le répète, qu'à l'âge où il était je crus qu'il y aurait de la cruauté à lui en reparler encore. Mais, malgré l'affaiblissement, ou plutôt la perte presque entière de sa mémoire, il s'est souvent rappelé celte étrange omission, c'est ainsi qu'il la nommait, et il ne se la rappelait jamais sans le plus vif regret.» (Mémoires, p. 213.)

D'Alembert, qui rapporte (p. 618) cette anecdote d'après l'abbé Trublet,

notre auteur: « Il n'y a plus que les drames bourgeois du néologue Marivaux où l'on puisse pleurer en sûreté de conscience1.» Nous ne serions pas éloigné de croire que le malin poète visait la Mère confidente, peut-être même le Prince travesti, dans les vers où il représente son «pauvre diable, » s'associant à « un bâtard du sieur de La Chaussée, » pour composer Un drame court et non versifié,

Dans le grand goût du larmoyant comique,
Roman moral, roman métaphysique.

Voltaire témoignait à cette tentative une indulgence dédaigneuse, et voulait bien reconnaître au genre d'où elle procédait le droit d'exister. Il disait au « pauvre diable » :

Eh bien! mon fils, je ne te blâme pas.

Il est bien vrai que je fais peu de cas
De ce faux genre et j'aime assez qu'on rie;
Souvent je bâille au tragique bourgeois,
Aux vains efforts d'un auteur amphibie,
Qui défigure et qui brave à la fois,
Dans son jargon, Melpomène et Thalie.
Mais, après tout, dans une comédie,

On peut parfois se rendre intéressant
En empruntant l'art de la tragédie,

Quand par malheur on n'est point né plaisant.
Fus-tu joué? ton drame hétéroclite
Eut-il l'honneur d'un peu de réussite?

Et le « pauvre diable » répondait :

Je cabalai; je fis tant qu'à la fin

Je comparus au tripot d'Arlequin

J'y fus hué 2.

Quel était le but de La Chaussée? Créer un genre intermédiaire entre la tragédie, d'une grandeur trop uniforme, vouée

trouve

l'omission pour le moins fort excusable, puisque le genre de Marivaux était très différent de celui dont cette préface était l'apologie. » D'autre part, l'Art de la Comédie, de Cailhava, ouvrage didactique assez complet (1770), ne fait aucune mention de Marivaux dans la partie consacrée au Genre larmoyant (livre II, chap. 1x). De nos jours, on le verra, le véritable caractère de la Mère confidente n'a pas non plus été relevé. Cependant, l'éditeur du Répertoire du Théâtre-Français (1803-1804), Petitot, ne s'y était point mépris cette pièce, disait-il (t. XXVII, p. 327), « tient plus du drame que de la comédie. >>

1. Au marquis de Villette, juin 1765. Marivaux était mort depuis deux ans.

2. Le Pauvre Diable, 1758. Ce n'est pas que Voltaire fût hostile, en

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