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moment après, se croyant rappelé au pouvoir, il laisse entendre que Lélio est trop dangereux pour qu'on lui laisse la liberté. Mais sa disgrace est bien définitive, et il disparaît sur ce jugement « Votre méchanceté vous met hors d'état de nuire à d'autres qu'à vous-même 1. »

Ce caractère n'est-il point tracé de main de maître? Ici nous n'avons plus devant nous un défaut simplement ridicule, mais le vice, dangereux et méchant. Aussi Frédéric nous semblet-il plutôt appartenir au drame qu'à la comédie : force, vérité, progression, intérêt saisissant, rien ne manque à ce rôle. Du reste, la pièce où nous le trouvons est elle-même fort originale et curieuse; elle appartient à cette partie du théâtre de Marivaux généralement ignorée et dédaignée, mais où le talent de notre auteur se révèle sous un aspect inattendu.

1. Le Prince travesti, acte III, sc. vi. Voy. notamment, acte II, sc. XIII, la longue tirade où Frédéric étale, avec un cynisme inconscient, sa bassesse et sa perfidie.

CHAPITRE IV

PIÈCES MYTHOLOGIQUES L'AMOUR SOUS LA RÉGENCE; L'HOMME D'ARGENT; MARIVAUX ET FÉNELON. PIÈCES PHILOSOPHIQUES LA PHILOSOPHIE » AU THÉATRE; LE PRÉJUGÉ DE LA NAISSANCE; LE PRÉJUGÉ CONTRE LE MARIAGE; LES GRIEFS DES FEMMES MARIVAUX ET ARISTOPHANE. FÉERIES.

PIÈCES HÉROÏQUES UN DRAME DE PASSION, LE PRINCE TRAVESTI. » - LA POÉSIE DE MARIVAUX. MARIVAUX ET SHAKESPEARE.

Nous avons remarqué déjà 1 le goût de Marivaux pour les sujets héroïques ou mythologiques; dans dix pièces de son théâtre, il s'est plu à sortir du monde réel; il ne dédaignait même pas le genre inférieur de la féerie. La liberté d'allures de la comédie italienne, qui, toujours prête à s'élancer d'une aile capricieuse dans les régions de la fantaisie, ne tenait le plus. souvent que par un fil bien léger à la réalité, le goût très marqué du dix-huitième siècle pour l'appareil de la fable et des légendes héroïques, invitaient Marivaux aux sujets de pure imagination. Il se plut à les traiter, même à la Comédie-Française3; mais il les renouvela en les appropriant à sa tournure d'esprit et au caractère de son talent; en cela, comme en toutes choses, il fut original et personnel. Dans ces cadres brillants et souples, il donna libre carrière à ses goûts de moraliste, à ses caprices d'imagination, à ses gracieux raffinements de dialectique amoureuse, et aussi, ce que l'on n'a pas

1. Ci-dessus, p. 37 et 38.

2. L'Ile de la Raison, la Réunion des Amours, la Dispute, Félicie, Arlequin poli par l'Amour, le Prince travesti, l'lle des Esclaves, le Triomphe de Plutus, le Triomphe de l'Amour, la Colonie (celle-ci récemment réunie à son théâtre, voy. ci-après, Appendice III et IV, B).

3. Dans trois pièces, l'Ile de la Raison, la Réunion des Amours et la Dispute. Toutes les autres furent représentées au Théâtre-Italien, sauf Félicie, imprimée dans le Mercure de mars 1757 et non représentée.

assez remarqué peut-être, à cette sorte de poésie intime et discrète, capricieuse et légère, qui circule et se joue, plus ou moins apparente, à travers toutes ses œuvres.

Si les pièces mythologiques étaient en grand honneur au dix-septième et au dix-huitième siècle, jamais, il faut le reconnaître, la mythologie classique ne fut moins exactement connue et comprise qu'en ces époques éprises d'antiquité. D'abord, la religion des Grecs et celle des Romains étaient toujours confondues l'une avec l'autre, malgré leur profonde différence; divinités grecques et latines, appelées des mêmes noms, étaient considérées comme identiques 1. Chose plus grave, le costume, la pantomime, la musique travaillaient de concert à défigurer les terribles ou gracieuses légendes des temps héroïques de la Grèce, les mythes sévères de la religion romaine. Au lieu de les pénétrer dans leur essence, de les goûter dans leur poésie, on les considérait simplement comme la principale ressource d'un merveilleux de convention, comme des prétextes commodes à intermèdes et à divertissements dramatiques, à ballets et à carrousels. Par une conséquence nécessaire, l'art du maître de danse, du machiniste et du costumier y primaient l'invention littéraire, obligée de se plier docilement aux nécessités de la mise en scène.

Bien que des auteurs distingués de son temps, sans compter, au siècle précédent, notre plus grand comique, Molière3, eussent mis leur talent au service de pièces de ce genre, Marivaux les dédaigna. Il ne comprenait pas mieux que ses contemporains la mythologie ancienne; il donna le nom de divinités de l'Olympe ou de personnages héroïques à des créations fort éloignées de leurs prétendus modèles, mais il fit œuvre purement litté

1. Voy., sur cette confusion, la Préface mise par M. Alfred Maury en tête de la traduction de la Mythologie romaine de Prel'er, par M. L. Dietz (les Dieux de l'ancienne Rome, Paris, Didier).

2. On trouvera dans l'Histoire du costume au théâtre de M. Ad. Jullien et dans les deux ouvrages de M. P. Lacroix sur le dix-septième et le dix-huitième siècles (Institutions, usages et costumes, chap. XIV et XV du premier, XVI du second) de curieux détails sur ces travestissements de l'antiquité, et ds reproductions, plus curieuses encore, de costumes à la romaine, comme on disait alors. Voy. aussi, dans ces deux derniers, de belles chromolithographies reproduisant des personnages, groupes ou cortèges mythologiques. 3. La Princesse d'Élide (1664) le Ballet des Muses, avec Melicerte et la Pastorale comique (1668), les Amants magnifiques (1670).

raire, et, au lieu de travailler pour le simple plaisir des yeux et de l'oreille, il resta fidèle à la devise de la comédie; sans étalage de thèses, il voulut corriger les mœurs par le ridicule 1. Il prit donc deux des vices les plus universels et les plus triomphants au dix-huitième siècle, le libertinage et la puissance immorale de l'argent; les roués et les financiers lui fournirent le sujet de deux pièces mythologiques: la Réunion des Amours et le Triomphe de Plutus.

La Réunion des Amours fut représentée en 1731, huit ans après la Régence, c'est-à dire à l'époque où la licence des mœurs atteignait le plus haut degré. La Régence a eu dans l'histoire le triste honneur d'attacher son nom au libertinage du siècle dernier à vrai dire, elle fut surtout une école de débauche, mais c'est après elle que ses leçons portèrent tous leurs fruits. Le mal s'étend de 1730 à 1750; c'est à cette dernière date qu'il a tout envahi et gâté pour le reste du siècle. L'amour est remplacé par la volupté, la passion par le désir; le règne du roué commence; la « débauche crue» ne daigne même plus se couvrir d'un prétexte de sentiment: « L'amour est devenu une tactique, la passion un art, l'attendrissement un piège, le désir même un masque, afin que ce qui restait de conscience dans le cœur du temps, de sincérité dans ses tendresses, s'éteignît sous la risée suprême de la parodie3. » Témoin attristé de cette corruption, Marivaux se garde bien d'en faire le ressort de son théâtre on a vu comment, peu soucieux d'une aussi répugnante vérité, il épura et transfigura l'amour de son temps. Il fit plus, il attaqua le dérèglement des mœurs, sous

1. Remarquous en passant que la fameuse devise Castigat ridendo mores, souvent attribuée à Horace, est due à Santeuil, qui l'improvisa pour l'Arlequin de la troupe italienne de Louis XIV, Dominique Biancolelli. Gherardi la mit en tête d'un frontispice gravé pour son Théâtre (voy. ci-dessus, p. 46, n. 1) par Verdier et Audran et portant au bas, comme un gage et une espérance de résurrection, un phénix renaissant de ses cendres, avec cette inscription en banderolle : « De la mia morte eterna vita i vivo. » Lorsque, en 1716, les comédiens italiens revinrent, et qu'ils s'adjoignirent le fils de Dominique, ils s'emparèrent de la devise de Santeuil et du phénix de Gherardi, et firent peindre la première au fronton de leur scène, le second sur leur rideau. L'Opéra-Comique, héritier de la Comédie-Italienne, hérita aussi de sa devise et l'on peut encore voir celle-ci dans la salle de la place Boieldieu. 2. Le Paysan parvenu, quatrième partie.

3. De Goncourt, la Femme au dix-huitième siècle, chap. IV, p. 185. 4. Ci-dessus, p. 173 et suiv.

le voile transparent d'une allégorie, de conception un peu froide, attachante cependant par l'esprit et le piquant des détails.

Une censure plus directe eût mieux valu peut-être; puisqu'il voulait peindre les mœurs contemporaines, il aurait dù les mettre franchement en scène. Mais était-il l'homme d'une pareille entreprise? Avait-il l'indignation assez chaleureuse et le bras assez fort pour s'armer du fouet de la satire? La réponse n'est pas douteuse, pour qui connaît bien des passages de ses œuvres où la vigueur ne manque pas. Il ne l'a point fait. Peintre indulgent de son époque, il ne voulut pas lui montrer d'elle-même une image trop sévère; il fut moraliste avec discrétion; il plaida même les circonstances atténuantes du relâchement des mœurs, et ne conclut pas à une réforme radicale, à un retour impossible vers l'ancienne galanterie, trop respectueuse et façonnière, fade pour des blasés. Il se contenta, en signalant le mal, d'indiquer un remède, non le plus efficace, mais le plus engageant à coup sûr et le plus capable d'être encore appliqué : une alliance entre l'amour ancien et l'amour nouveau1.

L'Amour, dieu du sentiment et de la tendresse, et Cupidon, dieu des sens et de la volupté, sont en présence et se querellent, l'Amour avec sa politesse habituelle et son respect de lui-même et d'autrui, Cupidon avec une effronterie familière et railleuse : « Vous ne devez ma retraite, dit l'Amour, qu'à l'indignation qui m'a saisi quand j'ai vu les hommes capables de vous souffrir. « C'est-à dire, répond Cupidon, que vous n'avez fui que parce que vous étiez glorieux, et vous êtes un héros fuyard. Pour lui, il explique tout autrement sa victoire, dans un parallèle entre lui-même et son rival :

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De votre temps, les amants n'étaient que des benêts; ils ne savaient que languir, que faire des hélas! et conter leurs peines aux échos d'alentour. Oh! parbleu! ce n'est plus de même. J'ai supprimé les

1. La première tentative de Marivaux au théâtre, l'Amour et la Vérité, était aussi une satire de l'amour de son temps, seulement dans cette première pièce, qui précédait de onze ans la Réunion des Anours, l'Amour délicat et tendre est représenté, « avec un air libertin et cavalier répandu sur ses habits et sur physionomie même, » déguisement sous lequel il essaye de faire concurrence à Cupidon. Voy. ci-dessus, p. 37 et n. 5.

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