Page images
PDF
EPUB

génue de tout à l'heure pourra devenir un jour la marquise ou la comtesse de l'Heureux Stratagème, celle-ci ne saurait ressembler jamais qu'à la veuve des Fausses Confidences. Lucidor lui impose une épreuve qui va, nous l'avons dit, jusqu'à la cruauté : << Tout sûr que je suis de son cœur, déclare-t-il, je veux savoir à qui je le dois, et si c'est l'homme riche, ou seulement moi qu'on aime1. » Il lui présente donc son valet Frontin comme prétendant, et prétendant fort riche; mais Frontin a beau déployer ses grâces d'antichambre, se croire irrésistible avec la plus amusante fatuité, Angélique répond à ses empressements par ce refus d'un mépris écrasant: « Je vous dirai, Monsieur, que je serais mortifiée, s'il fallait vous aimer. Non que vous ne soyez fort aimable, pourvu que ce ne soit pas moi qui vous aime. Je ne finirai point de vous louer, quand ce sera pour une autre.... Ce n'est pas moi qui ai été vous chercher, une fois; je ne songeais pas à vous, et si je l'avais pu, il ne m'en aurait pas plus coûté de vous crier: Ne venez pas ! que de vous dire: Allez vous-en!» C'est Lucidor qu'elle aime, malgré espèce d'intérêt presque insultant qu'il lui témoigne; jamais alle n'a eu à rougir d'un calcul intéressé, et son amant ne peut plus en douter après les deux ravissantes scènes où elle laisse voir la pureté candide de son âme 3.

De tels caractères, Araminte, Sylvia, Angélique, sont d'un charme pénétrant: ils montrent enfin l'amour vrai à la place

tout autant que lui; je prétends savoir me conduire; je prétends qu'on ne me guide pas; je ne souffrirai pas qu'on me guide; je sais ce que j'ai à faire, apparemment; je prétends être maîtresse chez moi. » (Sc. 1.)

Nous empruntons cette citation à celui de nos auteurs dramatiques qui se rapproche le plus de Marivaux par le tour de l'observation et les milieux où il prend ses personnages. Chez les autres, dans un cadre plus large, nous trouvons les mêmes ingénues, volontaires, vives, décidées. Voy., par exemple, Fernande Maréchal, dans le Fils de Giboyer de M. Emile Augier, et Hermine Sternay, dans le Fils naturel de M. Alexandre Dumas fils.

1. L'Épreuve, scène 1.

2. Ibid, scène XXI.

3. Scènes VIII et XVII. C'est dans le rôle d'Angélique de l'Épreuve qu'une des meilleures actrices et chanteuses comiques du dix-huitième siècle, Mme Favart, débuta aux Italiens, le 5 août 1749 (Frères Parfaict, Dict. des théâtres). Cette charmante pièce inspire à M. Francisque Sarcey une page excellente, une des meilleures dont Marivaux soit le sujet : « Quelle jolie œuvre, s'écrie-t-il, quel bijou exquis que cette Épreuve nouvelle! Alfred de Musset, avec toute sa poésie, n'a rien écrit de plus frais, de plus aimable, de mieux coupé pour la scène. Le milieu où s'agitent ces personnages est

de la coquetterie, la tendresse fidèle et la bonté sans détour à la place de l'inconstance et des petites perfidies. Ces jeunes veuves, qui ne sont plus naïves, mais qui sont toujours sincères, ces jeunes filles pures et franches reposent des coquettes fardées et minaudières. Le sentiment prend sa revanche sur la raison qui l'avait chassé de l'amour; la tête seule jouait un rôle, le cœur est enfin de la partie. En vain l'éducation mondaine avait tout fait pour restreindre chez ces jeunes femmes la part du naturel; celui-ci, enfin victorieux, reparaît et l'emporte; un souffle d'amour vrai s'élève, comme une brise rafraîchissante, dans ces oasis du théâtre de Marivaux.

tout de convention, et cette convention est aujourd'hui démodée; elle gêne un certain nombre de détails. Mais que de cadres littéraires sont ainsi tombés en morceaux sans que le tableau en ait souffert! Y a-t-il jamais eu un milieu plus faux que celui de la pastorale? Les églogues de Théocrite en sont-elles moins des chefs-d'œuvre? Croit-on que dans cent ans les faux marquis des proverbes d'Alfred de Musset ne montreront pas la corde? On passera condamination sur l'habit, pour ne faire attention qu'à la personne et au langage. L'Épreuve nouvelle a été refaite bien souvent, jamais elle n'a été conduite avec autant de discrétion et de grâce! Je plains ceux qui ne goûtent pas le charme fin et mesuré de ces conversations, où les sentiments se trahissent plus qu'ils ne se dévoilent, et ne s'épanouissent qu'après avoir mis longtemps à s'entr'ouvrir.» (Le Temps, 26 janvier 1874.)

CHAPITRE III

ROLES SECONDAIRES LES VALETS; LEUR NOUVEAUTÉ; UN ANCÊTRE DE FIGARO,
TRIVELIN; MARIVAUX ET BEAUMARCHAIS. -LES SOUBRETTES.- LES PAYSANS.
- LES PÈRES LEUR BONTÉ; LES MÈRES LEUR RUDESSE.
ÉPISODIQUES LE PÉDANT; LE PROCUREUR REMY; LE COURTISAN.

-

PERSONNAGES

Si l'on refuse trop à Marivaux la variété dans les caractères d'amoureux et d'amoureuses, tous les critiques s'accordent à reconnaître la nouveauté de ses types de valets. On leur reproche seulement l'abus du bel-esprit et un phoebus entortillé d'une prétention fatigante. Mais d'abord nous sommes avec Marivaux dans le siècle de l'esprit par excellence, et c'était comme une loi, dans la poétique de l'ancien théâtre, qu'un valet doit avoir plus d'esprit que son maître. Souvent même celui-ci passe au second plan et ne semble là que pour donner sujet et matière aux inventions plaisantes de son valet, lui fournir la réplique et se plier comme un instrument docile aux inventions d'un « génie » toujours en travail; souvent c'est le valet qui donne un titre à la pièce qu'il remplit: Crispin heureux fourbe vient après les Fourberies de Scapin et Crispin rival de son maître1. Le valet de l'ancien répertoire est à la hauteur de tous les états et parle tous les langages 2.

N'oublions pas, en outre, que les valets de Marivaux étaient à l'origine le Pasquin et l'Arlequin de la comédie italienne. Leur ridicule est voulu ; ils doivent amuser par une bizarrerie

1. Sans compter Crispin médecin (1670) de Hauteroche, Crispin gentilhomme (1677) de Montfleury, Crispin précepteur (1679), Crispin belesprit (1681), etc.

2. Voy. une spirituelle conférence de M. Gaucher, sur les Valets dans la eomédie, dans la Revue des cours littéraires du 24 mars 1866.

affectée de manières et de langage. Mascarille, Scapin, Jodelet appartiennent à la même famille. Enfin, remarquons en passant que le merveilleux Pasquin du Jeu de l'Amour et du Hasard, aussi amusant sous l'habit de Dorante que Mascarille et Jodelet sous celui de Lagrange et de du Croisy, jouait, avant de passer à la Comédie-Française, sous l'habit d'Arlequin'. Quant aux rôles de valets écrits par Marivaux pour ce dernier théâtre, on ne saurait prétendre sans injustice qu'ils donnent dans la même exagération. On pourrait plutôt leur reprocher de trop ressembler à leurs maîtres, dont ils prennent au besoin l'habit et les manières. Tel maître, tel valet, ou, comme dit Arlequin retournant modestement le proverbe, «tel valet tel maître2; au besoin même politesse, presque la même

1. C'était Tomasini qui tenait le rôle, avec un merveilleux brio (Favart, Mémoires, t. I, p. 41). De même, dans les Fausses Confidences, Arlequin est devenu Lubin, en passant à la Comédie-Française.

Les deux excellents artistes qui tiennent en ce moment le rôle de Pasquin à la Comédie-Française, ne craignent pas de le jouer en reprenant la tradition de Tomasini: ils sont l'un et l'autre étourdissants de verve spirituelle, de fantaisie imprévue, de comique hardi (reprises des 2 juillet 1877 et 6 janvier 1878). M. F. Sarcey dit à ce sujet : « Je me souviens qu'il y a quelques années un jeune homme vint chez moi, indigné. Il se plaignait que dans le Jeu de l'Amour et du Hasard l'auteur eût ajouté des jeux de scène plus dignes, disait-il, des tréteaux de la foire que de la Comédie-Française. Il ignorait que la pièce de Marivaux, comme d'autres du même auteur, était née sur les planches de la comédie italienne, et que le rôle de Pasquin relevait de la Commedia dell'arte. Quelques-unes des scènes où il paraît n'ont été qu'indiquées par Marivaux. Elles se sont faites aux répétitions, et, plus tard, la tradition en a, pour ainsi dire, solidifié la matière fluide.» (Le Temps, 7 novembre 1881.) La remarque de M. Sarcey est très juste pour les jeux de scène, mais elle ne saurait s'appliquer au dialogue; en effet, la première édition du Jeu de l'Amour et du Hasard, conforme à la représentation, donne le même texte que les suivantes et que celles de nos jours. Il faudrait plutôt voir, avec M. Ed. Fournier, dans cette pièce, la plus heureuse tentative d'alliance entre la libre fantaisie du genre italien et le sérieux un peu froid du genre français : « Deux comédies s'y confondent, dit-il, la Française que visait Marivaux, sans oser encore y aborder et où elle n'arrive en transfuge que bien plus tard, par une heureuse fantaisie de Me Contat; et l'Italienne, dont elle est, avec les Fausses Confidences et l'Épreuve, mais d'une façon plus nette, plus typique et plus vivante, le seul spécimen qui survive aujourd'hui à la scène. » (La Patrie, 9 juillet 1877.) Et il ajoute que « ce fut quand elle arriva au théâtre alors si guindé, si colletmonté de la Comédie-Française » (en 1790), un scandale en miniature. En effet, le sévère critique des Débats, Geoffroy, écrivait quelques années plus tard, en 1801 : « Cette pièce, qui court les petits théâtres, paraît rarement sur la scène française. » (Cours de littérature dramatique, t. III, p. 225.) Et il trouvait cet ostracisme de toute justice.

2. La première Surprise de l'Amour, acte II, scène vi.

distinction. Ces valets ne sont pas, comme dans Molière, d'effrontés coquins, parfois dignes de la potence ou des galères; tout au plus sont-ils fripons. Et encore! On pourrait presque dire d'eux, ce que, dans une comédie du temps, une soubrette dit de son camarade :

Il peut bien, par hasard, avoir l'air d'un fripon,
Mais, dans le fond, il est fort honnête garçon 1.

Voyez leur façon presque honnête de vendre un secret; ils refusent d'abord, puis se ravisant : « Du moins faudrait-il savoir auparavant de quoi il s'agit. » Ou bien encore : « Je prends; le respect défend que je raisonne2. » Sans doute, ils sont légers de scrupules et professent que, « pour se mettre à son aise, il faut quelquefois risquer son honneur3, » mais ils n'auront guère ce que Scapin appelle « des démêlés avec la justice. » Plusieurs sont plutôt des amis de condition inférieure, des espèces de confidents comiques que de véritables valets; l'un d'eux dit en parlant de son maître : « J'ai l'honneur d'être son associé; c'est lui qui ordonne, c'est moi qui exécute 5. » Ces maîtres, ils les imitent en toute chose, surtout en amour. La plupart des pièces de Marivaux sont en partie double: valets et soubrettes copient à leur profit l'intrigue que poursuivent leurs maîtres 6.

Trois de ces valets sont de véritables créations: Dubois des

1. Lisette, en parlant de Frontin, dans le Méchant, de Gresset, acte V, scène IX.

2. Le Legs, scène II.

3. L'École des Mères, scène 11.

4. Les Fourberies de Scapin, acte I, scène II.

5. Le Dénouement imprévu, scène VIII. Ils n'aiment pas le titre de valet et le changeraient volontiers pour un autre : « Son valet, s'écrie Trivelin, le terme est dur; il frappe mes oreilles d'un son désagréable; ne purgera-t-on jamais le discours de tous ces noms odieux.... De grâce, ajustons-nous; convenons d'une formule plus douce.» (La Fausse Suivante, I, v.) Ailleurs, nous voyons Arlequin, au rebours de ce qui se passe d'ordinaire, demander des références à son maître : « Je voudrais bien le savoir (qui vous êtes); car quelquefois cela me chicane. Dans la ville, il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent dans le monde, pour fourber l'un, pour attraper l'autre, et qui ont bonne mine comme vous!... Je vous crois un honnête garçon, moi. » Et Lélio répond sans se fàcher: «Va, va, ne t'embarrasse pas, Arlequin; tu as un bon maître, je t'en assure. » (Le Prince travesti, I, IV.) 6. «Quand nos maîtres passent par le mariage, dit Frontin, nous autres nous quittons le célibat; le maître épouse la maitresse et nous la suivante; c'est la règle.» (Le Petil-maitre corrigé, II, XI.)— M. Gaucher (conférence

[merged small][ocr errors]
« PreviousContinue »