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MARIVAUX

SA VIE ET SES CEUVRES

INTRODUCTION

LA RÉPUTATION DE MARIVAUX

La destinée de Marivaux est une des plus singulières dont notre littérature offre l'exemple. Durant sa longue carrière d'auteur dramatique, de moraliste et de romancier, ses diverses tentatives échouent aussi souvent qu'elles réussissent, et, malgré l'éclat durable de plusieurs de ses succès, il n'a toute sa vie qu'une vogue incertaine et une réputation contestée. En effet, parmi ses nombreuses comédies, quatre ou cinq à peine sont franchement applaudies à leur apparition et restent au répertoire; ses deux romans, accueillis d'abord avec beaucoup de faveur, demeurent inachevés, car l'auteur et les lecteurs se fatiguent avant la fin, et ses essais de critique et de morale, publiés sous forme de journaux, s'arrêtent tous au bout de quelques feuilles, pour la même cause que ses romans. Après sa mort, lorsque son talent ne peut plus porter ombrage à personne, ceux de ses contemporains qui essaient de l'apprécier et de marquer sa place, ne le jugent pas avec une entière justice. Grimm écrit, à la date même de sa mort : « Il avait un genre bien à lui, très aisé à reconnaître, très minutieux, qui ne manque pas d'esprit, ni parfois de vérité, mais qui est d'un goût bien mauvais et souvent faux. » Et ce jugement d'une sécheresse tranchante, il le complète par une comparaison dédaigneuse et par une réflexion « de chêne à roseau1»: « Il a

1. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. IX, p. 377.

MARIVAUX.

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eu parmi nous la destinée d'une jolie femme, et qui n'est que cela, c'est-à-dire un printemps fort brillant, un automne et un hiver des plus durs et des plus tristes. Le souffle vigoureux de la philosophie a renversé depuis une quinzaine d'années toutes ces réputations étayées sur des roseaux 1. »

A la même époque, Collé n'est pas beaucoup plus sympathique; comme Grimm, il semble n'avoir guère pris Marivaux au sérieux; il se croit quitte envers lui avec quelques mots d'éloge banal, tempérés par beaucoup de restrictions, et conclut, après avoir longuement énuméré ses défauts, par cette sentence: « A ces défauts près, M. de Marivaux est un écrivain estimable. » D'Alembert, qui, du moins, prit la peine de l'étudier en détail et qui lui consacre un de ses Éloges historiques, semble demander pardon à l'Académie de l'occuper aussi longtemps d'un écrivain de mince importance 3, et, dans une série d'analyses d'une rigueur toute géométrique, blame plus souvent qu'il ne loue. Plus tard, La Harpe, essayant de définir le talent de Marivaux et de préciser le sens du mot mariraudage, veut bien reconnaître que ce talent existe, mais pour n'aboutir, selon lui, qu'à de pauvres résultats : « Cet écrivain, dit-il, a sans doute de la finesse, mais elle est si fatigante! Il a une si malheureuse facilité à noyer dans un long verbiage ce qu'on pourrait dire en deux lignes!... C'est une triste dépense d'art et d'esprit que celle qui n'aboutit qu'à ennuyer. C'est ce que j'ai observé souvent aux pièces de Mari

1. Correspondance littéraire, 15 février 1763, édit. Taschereau, t. III,

P 182.

2. Journal et Mémoires, février 1763, édit. H. Bonhomme, t. II, p. 288. 3. D'Alembert dit en note: « Cet éloge est plus long que celui des Despréaux, des Massillon, des Bossuet et de plusieurs autres académiciens très supérieurs à Marivaux. Le lecteur en sera sans doute étonné, et l'auteur avoue lui-même qu'il en est un peu honteux; mais il n'a pas le talent de faire cet article plus court. » (P. 577.) Il s'excuse donc sur le grand nombre des ouvrages de Marivaux et les nuances très variées de son caractère et de son talent. Il renouvelle cette précaution dans le texte même de l'Eloge: « Nous n'ignorons pas... qu'il nous sera bien difficile d'apprécier Marivaux au gré des inexorables zélateurs du bon goût; ils ne nous pardonneront pas de nous exprimer froidement sur l'étrange néologisme qui dépare même ses meilleures productions; ainsi, en réclamant, pour lui et son historien, une indulgence dont ils ont également besoin l'un et l'autre, nous pouvons dire ce que Cicéron disait à ses juges dans une affaire épineuse a Intelligo, judices, quam scopuloso difficilique in loco verser. » (OEuvres complètes de d'Alembert, édition de 1821, t. III, p. 579.).

vaux on sourit, mais on bàille1. » Il serait facile de multiplier les citations de ce genre; il est rare que les contemporains de Marivaux parlent autrement 2.

Au commencement de notre siècle, lorsque la critique renouvelée s'applique aux auteurs du siècle précédent, on pourrait croire que Marivaux va trouver des juges moins sévères : il n'en est rien. Un des plus indulgents, M. de Barante, après avoir défini le genre d'observation que Marivaux applique au cœur humain, estime qu' « avec une telle manière de procéder, il ne reste plus que peu de place pour l'action et le sentiment, et qu'il a attaché tant d'importance à expliquer les causes, que le résultat demeure sans effet3». Geoffroy, le fameux critique du Journal des Débats, est particulièrement sévère et dédaigneux : « Chez lui, l'esprit et le mauvais goût sont continuellement aux prises; sans cesse, il se tourmente pour se défigurer lui-même; sa manie la plus bizarre est de donner à la métaphysique un jargon populaire et grossier; de travestir la galanterie et la finesse en style bas et trivial, d'affubler ses madrigaux d'expressions bourgeoises et familières; ses pensées les plus belles sont vêtues de haillons. » M. Ville

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1. Le Lycée, dix-huitième siècle, chap. v, sect. iv. Une appréciation assez amusante du talent de Marivaux, est celle de Fréron, publiée dans l'Année littéraire de 1782, t. I, p. 107 et suiv., à propos de l'édition des OEuvres complètes de l'auteur parue chez le libraire Duchesne. Fréron, qui est paresseux, se contente presque tout le temps de copier les notices antérieures de l'abbé de La Porte et de Lesbros (voy. ci-après, p. 14, n. 2); mais, comme l'Année littéraire n'aurait pas de raison d'être sans un peu de fiel, principale cause de son succès, il assaisonne les éloges de ses devanciers de méchancetés de son cru : «C'était, conclut-il, un écrivain de beaucoup d'esprit, qui, envisagé sous un certain point de vue, a souvent quelque ressemblance avec l'homme de génie. »>

2. Il y a cependant, outre les jugements que nous citerons ci-après, une exception à faire pour Duclos, que sa rare indépendance préservait de tout esprit de coterie et d'exclusion. Loin de se joindre aux critiques dédaigneux et par trop puristes de Marivaux, il le louait indirectement dans son discours de réception à l'Académie française: «Molière et Quinault, disait-il, avoueraient les ouvrages de ceux qui ont marché sur leurs traces; quelques-uns ont ouvert des routes nouvelles, et leurs succès ont réduit les critiques à n'attaquer que le genre. » (26 janvier 1747.) Marivaux commençait déjà à souffrir de l'oubli de ses contemporains, et cette allusion dut lui être très agréable.

3. De la Littérature française pendant le dix-huitième siècle, 2o édition (1809, sans nom d'auteur), p. 93.

4. Cours de Littérature dramatique, t. III, p. 225.

main l'appelle « le créateur d'un genre nouveau, fort dégénéré de la bonne comédie, mais éloigné du drame, et amusant parfois sans être gai1». Schlegel, qui ne comprend ni Molière, ni Racine, ne comprend pas davantage Marivaux. Il trouve qu'« au premier coup d'œil sa manière n'est pas sans quelque charme », et qu'« on ne saurait lui refuser de la finesse d'esprit, » et même «< un vrai sentiment de l'art », mais que le genre adopté par lui est « superficiel et insignifiant » et « sa manière de considérer la comédie étroite et bornée 2 ».

De nos jours, Marivaux, sans rencontrer plus de bienveillance parmi la majorité des critiques, a eu la mauvaise fortune. d'être défendu par des admirateurs un peu compromettants, séduits aussi bien par ses défauts que par ses qualités. Pour n'en citer qu'un, M. Jules Janin tenant pour vrai ce que l'on reproche d'ordinaire à Marivaux, a fait de ces reproches mêmes le texte d'une apologie sans réserve et a dépassé le but dans un désir de réparation trop complète3. Sainte-Beuve, heureusement, dans son enquête universelle sur la littérature française, s'est occupé de Marivaux et a su lui rendre exacte

1. Tableau de la Littérature française au dix-huitième siècle, treizième leçon. Le jugement de Villemain sur Marivaux est sévère dans son ensemble; cependant, c'est un des plus bienveillants et des plus justes. La conclusion est à l'avantage de Marivaux : « Il était fier, délicat, sensible, et par là, dans l'insouciante gaieté du dix-huitième siècle, il eut un tour d'imagination à part. Son esprit pourrait se confondre avec celui de son temps, et n'en serait qu'une forme exagérée et souvent factice; son humeur est à lui et elle a empreint quelques pages d'un cachet qui ne s'effacera pas. »

2. Cours de Littérature dramatique, trad. française de 1836, t. II, p. 285 à 287.

3. Article Marivaux dans le Dictionnaire de la conversation. Voy. aussi une Notice publiée en tête d'une édition de la Vie de Marianne (Paris, 1843) et l'Histoire de la Littérature dramatique du même auteur, t. II, chap. I et vi (Paris, 1853-1858). On peut considérer comme l'opinion définitive de J. Janin sur Marivaux le chapitre qui se trouve au tome VI, p. 168, de l'édition des OEuvres diverses (Critique dramatique, I), publiées par M. de la Fizelière (1874 et années suivantes) d'après le plan arrêté par le critique avant sa mort; ce chapitre résume, en élaguant quelques détails, les deux chapitres de l'ouvrage précédent.

Théophile Gautier, on le devine, est aussi très indulgent pour le marivaudage, mais il n'y a aucune comparaison à établir entre ses appréciations souvent très justes, toujours pleines d'originalité et de couleur, et la facile abondance de J. Janin. Dans son Histoire de l'Art dramatique en France (Paris, 1858-1859), il consacre à Marivaux deux chapitres (t. V, chap. XVIII, et t. VI, chap. XVIII), que nous aurons plusieurs fois l'occasion de citer.

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