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de l'Europe. Elle est comme suspendue sur l'abîme, dit-il, tendant les bras à l'Orient, attachée à la charpente du Monde occidental. Tout un hémisphère est groupé autour d'elle, la presse et l'enveloppe. Par le détroit de Gibraltar et les vastes plaines de l'Océan, elle communique encore avec l'Amérique dont un de ses enfants salua le premier les rivages inconnus.

<< Cette position centrale et intermédiaire explique sa destinée. Touchant à tous les peuples, elle les concentre tous, elle les étreint tous, elle les aspire tous, elle est nécessaire à tous. Un pied en Orient, et l'autre en Occident, elle relie deux mondes extrêmes. Toutefois elle est isolée et séparée de ces deux mondes, d'un côté par la forte chaîne des Alpes, et de tous les autres par la mer, la Grande mer des Anciens, Mare Magnum.

<< L'Italie a donc été, pour ainsi dire, la voie, le canal, le milieu, le moyen par lequel l'Orient a transmis la civilisation à l'Europe. Elle est devenue en réalité le grand chemin de l'humanité et des idées. Par elle le vieux monde a parlé au nou

veau ».

Sur le front septentrional de la Grande-Grèce descend, parallèlement à la côte, une vallée profonde: mers, monts, marais, la protègent contre les barbares. Nous retrouvons, en réduction, le déterminisme mésologique propre à l'éclosion et au développement des grandes civilisations primitives. Seulement, la petite étendue du territoire, la faible densité de la population primitive, la sélection spontanée d'hommes, bannis ou bandits, aux qualités actives, la proximité de la Grande-Grèce, riche en germes civilisateurs, toutes ces conditions physiques et morales, d'autres encore, la rivalité même des cités voisines, vont accélérer le progrès de la société nouvelle. Individualité de combat, Rome naît du conflit entre les influences grecques et étrusques. Elle franchira péniblement, et indomptablement, les étapes sociologiques où s'attarde le reste de l'Humanité. Acceptant, après un éphémère essai de dictature royale, la constitution pseudo-démocratique grecque, Rome ne la conserve qu'en la perfectionnant. La combinaison du concours avec l'in

dépendance se réalise par l'institution de la dictature républicaine; et le pouvoir politique passe ainsi, sous les exigences d'une situation interprétée par des pythagoriciens, des parleurs aux hommes d'action. Ce que Sparte ne pouvait prétendre réaliser dans le Péloponèse, Rome l'effectue, presque dès le début, dans la péninsule italique. C'est qu'elle conquiert en assimilant. La victoire n'est rien pour qui ne sait s'en servir. Ici, la défaite sera souvent plus profitable que le succès: jamais on n'y désespèrera de la République. Les forces extérieures qui menacent, par moment, de désagréger le système, servent à le consolider. Le tumulte gaulois solidifie et rend définitive l'unité latine; la campagne samnite inaugure l'admirable établissement du colonat, par quoi l'esclavage disparaîtra en peu de siècles; et les guerres puniques mettant de front le jeune Occident et le vieil Orient font saillir du sol de la patrie italienne ces vastes armées de terre et de mer que réclamait, en complément d'une sage diplomatie, la pacification d'un monde vermoulu, la conquête d'un monde nouveau. La gendarmerie est l'outil nécessaire de la police. La défense de Carthage qui, avec des armées mercenaires, ne pouvait accepter la lutte sur son propre territoire, force, en effet, son adversaire à transformer la Méditerranée entière en un lac romain, puis à étendre son empire occidental de l'ultime Thulé à la vallée du Rhin. Soumettre les barbares pour se les assimiler est le seul moyen de s'en défendre; mieux : c'est adjoindre à ses propres forces des forces plus vigoureuses qui seront bientôt les instruments d'un plus haut essor. Car progresser, c'est réaliser une harmonie de mieux en mieux parfaite d'éléments de plus en plus divers.

Le poignard aristocratique ne veut pas laisser à César la gloire de parachever la libération populaire, rendue inévitable cependant par le concours des esclaves euxmêmes au salut commun. L'invincible activité romaine reste maintenant sans but dans la paix auguste. A cette multitude désœuvrée à qui on refuse la terre payée par son sang, il faut donner du pain, abrutir le courage dans les jeux du cirque, émasculer l'âme par la débauche crapuleuse.

Les aigles glorieuses sont à l'encan. La vertu juvénile fuit aux frontières opposer la muraille des poitrines: digue vivante, longue d'un millier de lieues et d'une résistance multiséculaire, aux flots furieux et obstinés de la marée barbare. Si les hordes septentrionales filtrent, du moins elles ne submergent pas. Leur impétuosité amortie dépose sur ce sol politiquement épuisé, le limon nourricier de plus riches moissons. Les Vandales mêmes ne sont que les énergiques laboureurs d'un champ maudit; car le fumier d'une civilisation moribonde viciait cette atmosphère morale dont la pureté devenait pourtant d'autant plus indispensable qu'allait s'affaiblissant la coercition politique. Jamais le monde n'avait vu pareille grandeur s'accroupir en telle puante honte. Mais la justice immanente fulgure cette sentine et la purifie. Par l'Empereur, tremblant devant la populace avilie, puis par la force étrangère, le patriarcat est exproprié. Les biens extorqués à la république et refusés jadis aux vieux compagnons de guerre plébéiens sont la proie des délateurs et la dot de la prostitution. La conquête appauvrissant les conquérants faisait à tout jamais faillite.

La démocratie grecque, au cœur généreux, mais à l'esprit versatile, était restée sous le charme des séduisants mirages de l'irréel, jeux de son beau ciel et de sa mer éblouissante. Bercée par la liberté, elle rêvait encore d'anarchie que déjà l'emmaillotait de ses bandelettes le despotisme séculaire. L'aristocratie romaine, égoïste, dure, inflexible, perdait l'empire du monde pour avoir tenté de l'exploiter à son profit propre; elle avait retourné contre ses clients la force et l'audace prêtées avec tant de dévouement patriotique par ce prolétariat méprisé et haï. Rome édifiée par l'épée croulait sous l'épée.

III

ÈRE DE LA COOPÉRATION CONDITIONNELLE

OU AGE DU FÉODALISME.

Ceux qui, dans ces temps de colère et de calamités, ne désespèrent pas de l'Humanité, ce ne furent point ces arrogants et peureux sénateurs parés des roses de l'adulation et du sacrifice. Ce sont de vertueux citoyens qui, en sanglots écourtés, nous redisent les malheurs de la Patrie; ce sont ces satiriques qui, du rire, fustigent le vice, quand ils ne le corrigent pas; ce sont ces aimables épicuriens qui trompent leur impuissance par d'insouciantes railleries; provocations élégantes à la mort. Ce sont encore ces esclaves méprisés qui opposent à la brutalité discrétionnaire du Maître la majestueuse résignation de leur dignité humaine; ce sont ces sceptiques qui dialoguent l'ineptie des dieux; ce sont ces pauvres anarchistes, adorateurs du nazaréen, qui troquent leur haillon de corps dévoré par les fauves contre les promesses sacrées d'éternelles félicités. Mais c'est surtout ce vieux décu rion retraité de la milice provinciale, ce petit tapissier chauve, bancal, camus,

portant sayon de poil de chèvre
et ceinture de joncs marins,

ce citoyen têtu qui, prisonnier obstiné, vient par mers, monts et vaux, d'Asie à Rome, malgré la police préfectorale et proconsulaire en appeler au César. Celui-là est un citoyen, brave comme un romain, éloquent et fin comme un grec, bon comme l'hébreu bon, le doux persécuté. Il ne laissera périmer ni son titre ni son droit; mais son titre ne sera pas un privilège, son droit un monopole. Pour lui, tous les hom mes sont citoyens de la même patrie; tous doivent l'aimer du même amour: car ils sont solidaires les uns des autres. L'égalité des hommes n'existe que dans leur fraternité, leur vertu que dans l'amour actif d'autrui. La loi politique ne peut commander à qui fait toujours son devoir envers les

autres. La grâce du cœur est invincible. La charité est éternelle, et les persécutions ne prévaudront pas contre elle.

Voilà l'homme qui, son bâton pour houlette, va conquérir le vieux monde. Aux armes souillées du sang des guerres civiles et rouillées par la longue paix romaine, son génie bienfaisant, développé par ses successeurs, substituera le soc défricheur et la bêche émancipatrice. Paul est le vrai successeur politique de Jules César; l'épiscopat fait revivre le vieux Sénat romain, et la papauté ressuscite l'énergique dictature républicaine. LA CONQUÊTE DÉVASTATRICE LE CÈDE ENFIN A LA DÉFENSE CONSERVATRICE. La toge fière se dissimule en humble robe de bure : le moine, soldat de paix, séra le premier travailleur libre; le monastère, le premier atelier communiste.

Le vieux monde romain ne laissait que deux issues à l'expansion chrétienne : la large plage gauloise méridionale, encaissée par les Pyrénées et les Alpes; puis les cols étroits du Tyrol et de l'Illyrie. Par ces trois ports, va filtrer ou se précipiter l'assimilation religieuse des Gaules, de la Germanie et du haut bassin danubien.

En Gaule, l'arc cévenol bifurque le flot civilisateur dans les vallées de la Garonne et du Rhône. Le fleuve aquitain, dirigé par le littoral atlantique et le massif central, s'épand jusqu'à Tours, où vient confluer la dérivation morvandioforezienne que Sens avait un moment condensée1. Simultanément, le courant provenceau flue jusqu'en Champagne, où Rheims collecte l'énergie que les étroites failles riveraines des Alpes, du Jura, des Vosges, du Morvan et des Faucilles n'ont pas laissé filtrer. Tours, Sens, Rheims sont ainsi les trois corolles du lys piqué au drapeau de France. Topographiquement, Rouen, centre de ce cercle chrétien, eût vraisemblablement été la capitale de la Gaule septentrionale, comme Orléans, équidistant des collines percheronnes et morvandiotes, devenait la clef de l'Aquitaine pour tout envahisseur tombant du Nord. Lutèce, à égale distance de ces deux pôles du côté de la frontière d'invasion barbare, devenait ainsi la capitale de la socialité française. Simultanément, les missions

1. Ce même chemin sera suivi encore par le protestantisme. (Voyez la carte no 33 de l'Atlas historique de Schrader).

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