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ridien initial tant cherché. Propices à l'acclimation, grâce à la constance et à la douceur de la température1; salubres malgré la moiteur des mers tropicales, cet Archipel favorisent la créolisation, premier stade de l'hérédation. Dans l'invasion des Blancs, les Rouges avaient été absorbés 2. Les Noirs prirent leur place, au lendemain de la conquête. Aux temps, évidemment barbares, où la procédure et l'industrie n'avaient inventé ni les loyaux contrats d'exportations des Jaunes, ni la guerre d'opium, ni la vente de tafia, ni les bateaux à soupape renvoyant discrètement aux Ancêtres les pauvres coolies, les Espagnols et les Portugais commirent des atrocités. dont, à notre époque de sentiments raffinés, on n'oserait plus parler. Leur sauvagerie ravissait aux bons roitelets nègres de l'Afrique centrale leurs heureux sujets. La terreur seule de quelques équipages européens arrachait aux tribus si populeuses et si guerrières du littoral des contingents inépuisables d'esclaves. Les indigènes américains, tranquilles comme, à la veille de l'abattoir, des bœufs au pâturage, n'avaient-ils point droit à la douce tranquillité que leur laissaient bénévolement leurs puissants seigneurs et maîtres?

Horrible, most horrible! Voilà la civilisation latine.

En fait, les infortunes individuelles constatées nous touchent vivement. Elles sont bruyantes. Mais, est-il bien sûr que la conquête n'ait point diminué la somme de l'humaine souffrance?

Que d'hécatombes sombres la gérance des Ibères a épargnées aux cryptes des temples américains3, à l'herbe des forêts africaines! Quoi qu'en ait dit Rousseau, quoi qu'en grognent ses déclamateurs disciples, si le civilisé n'est trop souvent qu'un triste sire, l'homme primitif est-partout un féroce animal et la plus méchante des brutes. Comme la vermine, il raffine les supplices.

1. Amplitude de la variation semestrielle : 3o C.

2. Je dis absorbés, non pas massacrés. Les Espagnols profitèrent largement des facilités conjugales offertes par ces peuples primitifs.

3. Cf. Jourdanet: Les sacrifices humains et l'anthropophagie chez les Aztèques. Il évalue à plusieurs dizaines de mille le nombre annuel des victimes, au seul Mexique. Dans les grandes occasions, on arrivait peut-être à la centaine de mille.

L'Humanité bonne veut autre chose que des larmes hypocrites. Elle impose, de gré ou de force, aux vieilles nations, l'éducation des jeunes aux meilleurs ou aux plus intelligents, par la loi morale; aux incapables ou aux impuissants, par la concurrence vitale. Elle inflige aux indignes la décadence et l'éviction. Les noms de « pays d'influence », protectorat, colonie, donnent illusion. Sous l'étiquette des drapeaux européens, cherchez la réalité. En Amérique surtout, une colonie ne reste rattachée à sa métropole qu'autant que ses intérêts propres font lien. Dès qu'un centre d'attraction morale ou économique, d'importance relativement supérieure, approche cette orbite, chaque île y tend d'après les affinités de ses intérêts et de sa langue. De même que, dès le début du xix siècle, toutes les nations européennes avaient évacué, dès que s'y était dressé un défenseur, les contrées continentales, de même tout incident américano-européen parachève aux Antilles surtout depuis la prépondérance de la Puissance du Nord vouée à l'extérieur, comme elle se dévoue à l'intérieur, au service sacré du droit l'œuvre de libération nécessaire. L'indigne conduite de la France consulaire inaugura lugubrement l'exode européenne. La cruauté de l'Espagne royale vient de rééditer ce triste épisode. Haïti, Cuba, deux victimes du despotisme militaire étranger, démontrent combien vaines, autant qu'injustes, sont les mesures coërcitives pour ployer à l'exclavage national des populations disciplinées qui ont déjà, sous leur propre initiative, secoué le joug de l'esclavage individuel. Mais elles démontrent principalement le rôle capital des grands hommes dans la formation des nationalités. L'insurrection n'est qu'un épisode sanglant, précurseur de la répression féroce, dès qu'elle ne trouve pas à s'incarner dans un chef magnanime aussi grand dans la diplomatie que dans la guerre, moins soucieux des labeurs militaires préparatoires que de l'œuvre patiente et sévère de l'organisation pacifique. A la France, la honte méritée d'avoir introduit le désordre chronique dans le malheureux pays d'Haïti ! C'est elle qui arracha traîtreusement à sa patrie, rendue par lui tranquille et laborieuse, le trop généreux Toussaint; c'est elle qui ne laissa, quelques mois plus

tard, à la place du Premier des Noirs, que le funèbre témoignage de sa propre incapacité1. Ne sont-ils pas imprudents ceux-là qui exploitent les désordres d'aujourd'hui pour excuser le Crime du passé? L'assassinat du Père de la Patrie commande à l'Humanité juste plus d'indulgence et plus de bonté : aux enfants, appartient un double tribut de sollicitude matérielle et morale. La France républicaine doit à cette île troublée une éclatante réparation. Sans s'immiscer en rien dans les affaires intérieures, il lui incombe d'encourager, par le prêt d'hommes choisis, amis sincères des noirs, et par les subsides nécessaires à la fondation et au développement des bibliothèques publiques, la propagation de la civilisation dont elle apporta dans cette île les premiers germes.

Franklin aimait à dire que « si les fripons savaient l'avantage qu'on a d'être honnête, ils deviendraient honnêtes par friponnerie ». Les diplomates devraient prévoir les avantages que procurent aux Etats de loyales relations internationales. Au moins par intérêt, ils se feraient les agents de la justice. Si ce n'était un truisme, j'écrirais que cela seul dure qui sert les intérêts humains stables.

(A suivre.)

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V. E. PÉPIN.

1. Il faut relire l'histoire humiliante, humiliante pour nous Français, de ce drame social car l'insurrection d'Haïti fut une lutte de classes et non une simple crise politique dans le noble et vibrant opuscule que M. Laffitte lui consacra : Toussaint Louverture. Qui donc en France oserait se plaindre de l'immanente justice? Monstre pour monstre. Ceux-là qui ouvrirent le chemin à Dessalines méritaient Bonaparte!

Imp. E. KAPP. Le Propriétaire-Gérant : CH. JEANNOLLE - Paris.

LE PACIFISME"

Le mot est nouveau; la chose aussi.

Les pacifiques ont été de tous les temps. L'horreur de la guerre, les aspirations du cœur vers la paix ne sont pas d'hier. Le sermon sur la montagne a béatifié les pacifiques. Les âmes bonnes et généreuses, avant comme après, n'ont pas manqué qui ont rêvé de paix entre les hommes et entre les peuples, même au milieu du bruit des armes. Mais l'amour de la paix cohabitait en elles avec la croyance à la fatalité de la guerre. De cette contradiction elles souffraient cruellement; mais elles ne savaient ni comment la résoudre, ni si l'on pourrait la résoudre jamais. Le mérite du dévouement, des efforts, des sacrifices par lesquels plus d'un parmi les pacifiques ont obtenu soit des pacifications partielles, soit des adoucissements aux maux de la guerre, n'en reste pas moins grand et beau.

Le pacifisme est autre chose. Il est la conviction que, la guerre n'étant pas une nécessité pour toujours, la paix peut être organisée et la volonté de hâter cette organisation. Il est aussi, il devra être de plus en plus la détermination des moyens réels de poursuivre une telle organisation et la mise en œuvre systématique de ces moyens.

Mais disserter sur la paix et le pacifisme quand là-bas, en Extrême-Orient, canons et torpilles font leur œuvre de ruine et de mort, n'est-ce pas une dérision? Jamais discours fut-il plus hors de propos?

Non pas. C'est lorsqu'un homme souffre de quelque mal aigu, effet de son mauvais régime, que l'occasion est bonne pour lui en conseiller un meilleur. C'est lorsqu'une épi

démie sévit dans la cité que l'on a le plus de chances d'intéresser vivement le public aux questions d'hygiène et de salubrité.

I

Le pacifisme actuel a des précurseurs. Cependant ni le grand dessein » empirique et prématuré de notre Henri IV, ni le rêve généreux de l'abbé de Saint-Pierre, ni les paradisiaques imaginations du sans-culotte Anacharsis Clootz, ni le noble, mais très métaphysique projet d'Emmanuel Kant n'auraient suffi à lui préparer les voies.

Il fallait d'abord qu'il fût fondé non plus seulement sur les meilleurs sentiments de quelques âmes d'élite ou sur des constructions subjectives de l'esprit, mais sur une théorie positive de l'histoire et des réalités sociales. Aimer la paix, promulguer la paix par un décret de la raison pure ne serviraient de rien, s'il n'était démontré que l'évolution des idées et des faits, des intérêts et des mœurs travaille toujours un peu plus contre la guerre, pour la paix. Cette démonstration a été faite par Auguste Comte.

Grâce à lui, la grande espérance est descendue de la région nuageuse des songes et des systèmes pour prendre pied sur le terrain solide de la politique positive.

Sa philosophie de l'histoire, si relative et si large, nous a sans doute enseigné comment la guerre fut longtemps le régime en quelque sorte normal de l'activité collective. Elle nous l'a montrée organisant les tribus en cités, formant les nations. Les civilisations que la guerre a contribué à fonder et à développer, les disciplines et les dévouements qu'elle a suscités, les vertus fortes qu'elle a forgées ne sont pas plus niables que les calamités et les horreurs dont elle a été toujours inséparable. Comte a rendu à la guerre la justice historique qui lui est due il n'a pas méconnu non plus les traditions d'abnégation et de sacrifice restées vivaces dans les armées modernes à leur grand honneur. C'est néanmoins d'un trait sûr qu'il a marqué le déclin progressif, nécessaire, de la civilisation militaire, comme l'ascension lente d'une

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