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BULLETIN DE FRANCE

I

L'ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE GAMBETTA

L'Anniversaire de la mort de Gambetta a été encore une fois de plus l'occasion de vérifier la grande pensée d'Auguste Comte, que nous sommes de plus en plus gouvernés par la nécessité d'un culte.

Cette cérémonie, qui se poursuit depuis plus de vingt ans, est toujours religieusement suivie, et par les amis du grand citoyen, et par ceux, jeunes et vieux, qui, sans l'avoir connu, l'admirent.

Tous comprennent les sentiments patriotiques qu'il a semés partout; les doctrines de gouvernement qu'il a fait prévaloir et qui, peut-être inconsciemment, ont pénétré même chez ceux qui furent ses adversaires de son vivant et qui aujourd'hui se rallient à ses idées; tous comprennent qu'il fut, grâce aux principes et aux théories qu'il avait puisés en partie dans A. Comte, le véritable fondateur du parti capable de faire vivre la République. Il n'existe pas aujourd'hui un homme ayant l'ambition de participer au gouvernement de la France, qui ne se réclame de Gambetta.

De son vivant, de quoi ne l'avait-on point accusé ? Et Jules Ferry, et Spuller! Qui ne se souvient des attaques, des calomnies répandues journellement sur ces hommes ?

Est-ce que tous les jours on ne déclarait pas qu'ils étaient les agents des anciens partis et qu'ils conduisaient la République à sa ruine?

Toutes ces attaques ont aujourd'hui disparu et il n'a fallu qu'un petit nombre d'années pour arriver à ce résultat.

Loin de diminuer, le prestige de Gambetta n'a cessé de grandir, comme le prouve le nombre croissant de ceux qui participent au pèlerinage annuel des Jardies, le premier dimanche de janvier.

Cette année, le gouvernement était représenté, comme l'année dernière, par le général André, disciple de cette même Philosophie positive qui inspirait Gambetta.

Un ami de M. Laffitte, M. Cazot, sénateur, Président de l'Association gambettiste, après quelques paroles émues, a donné la parole à M. Hector Dépasse, ancien Conseiller municipal de Paris, désigné par la Société pour prononcer le discours d'usage. Il s'est exprimé en ces termes :

Messieurs,

Vous m'avez imposé un honneur qui m'émeut et me trouble, je n'y avais d'autre titre que votre généreuse confiance qui suis-je ici pour les choses qu'il faudrait dire et dont votre âme est remplie?

En est-il de plus pathéthiques dans l'histoire? Depuis vingt-etun ans que nous avons été frappés d'un coup si terrible et si soudain, et que nous revenons le cœur serré, dans la petite maison de Gambetta, la crise de notre douleur inconsolable ne s'est apaisée que pour nous faire comprendre encore mieux les mérites extraordinaires de notre ami, tout ce qu'il était dans la République et le vide où il nous laisse... Et cependant, chaque année, nous devient plus lourd le trésor des deuils que nous avons recuillis avec le sien au dedans de nous-mêmes.

Nous avons pour appui sa mémoire toujours plus florissante, ses maximes vérifiées par le temps, ses exemples consolidés, ses leçons qui fructifient, et cette jeunesse qui se renouvelle autour de nous et qui nous entend.

Oh! nous ne sommes point réunis, selon l'expression du poète, « à l'ombre d'un grand nom »; c'est un nom vivant et agissant. Gambetta, dans sa vie ardente et si tôt soufflée par la mort, fut tout action. Cette action, détachée d'une belle forme que nous aimions tant à voir, s'est étendue au loin et au large, a gagné de vaste proportions de l'espace de la durée. Gambetta l'orateur inhabile n'a besoin que de le nommer dans les réunions du peuple, pour faire se dresser à sa voix des foules toutes vibrantes du même enthousiasme, acclamant la République et la patrie. Nous avons vu cela bien des fois, messieurs, et il nous semblait qu'à l'appel de son nom, c'est la patrie elle-même qui répondait.

Gambetta a été par dessus tout l'entraîneur du patriotisme, l'organisateur de la Défense Nationale, l'éveilleur des armées de la République et, la fatalité accomplie, l'édificateur de nos espérances

fondées par lui sur le roc de la justice immanente au torrent de l'histoire.

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Tant d'efforts n'avaient pu parer le coup déjà porté au cœur de la France il s'acheva. La patrie parut expirante. Gambetta, du fond du malheur, saisit l'avenir indéterminé et il le rattache à nos consciences par des liens moraux indissolubles. Il porte tout d'un trait nos esprits en avant, par-dessus les doutes et les obscurités de l'heure, Il fixe à une distance que, comme nous, il ignore, mais sur la base de justice et de vérité qui ne doit point faillir, le point qui nous accorde et que rien ne rompra.

Tel est le secret, la raison d'être de notre union. Tant que cette raison demeure dans sa force et dans sa réalité poignante, aucune désunion grave n'est permise ni possible. L'accord fondamental reste la loi de nos volontés et le joug de nos caprices.

Et sait-on jamais de quel peu ils dépendent ces succès et ces revers qui étonnent le monde? Ce n'est point dans ces alternatives que se prend la mesure des nations. Que n'auraient point fait davantage encore la France avec Gambetta si...? Mais il imposait là-dessus la méthode du silence et, par une touchante contracdiction naturelle aux grandes amours comme anx grandes douleurs, il disait : «< Pensons-y toujours! Travaillons! Instruisons-nous ! Soyez unis! N'en parlons pas ! »

C'est ainsi qu'il en parlait et que nous en parlons après lui, mais, comme lui, nous ne voulons pas dissiper le feu sacré en une fumée vaine qui aigrit les hommes.

Il avait eu clairement cette conception, d'une si parfaite justesse, que la Défense jusqu'à la dernière extrémité de la fortune, maintenait la France intacte au jugement du monde, ses droits entiers, et entier également le droit de tous les peuples écrasés sur la surface de la terre, et fondait la République, prouvée et vérifiée par deux fois en cent ans le gouvernement de l'énergie nationale.

Nous voulons d'un ferme propos la paix : c'est l'aspiration unanime et l'idéal de ce siècle. La France, initiatrice de la Révolution, promet la paix au monde, dans la haute sincérité et loyauté de son âme démocratique, âme de justice et de science. D'une autre part, nous avons appris que le Droit des nations, quand on le blesse et le foule soit du dedans, soit du dehors, ne permet plus la paix ni la sécurité à personne, jusqu'à ce que réparation lui soit faite. ́

Sommes-nous donc pris dans un piège qui serait sans issue? Est-ce que nous nous y mettrions nous-mêmes, par un sentiment forcé de notre rôle idéal, en voulant à tout prix deux choses qui seraient inconciliables? Peut-on la résoudre et comment, cette question de

la Paix par le Droit, et du Droit par la Paix, alors que toutes les conditions et les éléments de l'évolution pacifique ont été bouleversées par les jeux sanglants de la force et de l'arbitraire?

J'ose répondre qu'elle le sera cependant, comme toutes les questions, les plus grandes ou les plus petites, qui ont été posées devant les hommes, par le travail généreux des esprits libres qui cherchent le vrai et le juste, sans savoir où ils l'atteindront, mais qui l'atteignent; par quels chemins ils passeront, mais qui marchent; et c'est toujours le génie de la France, comme son risque, de chercher et de trouver la clé des problèmes où s'agite aveuglément l'humanité.

Il coûte cher de réparer le droit. Les efforts y sont pénibles et harsardeux. Malheureuses les armées que le parjure subordonne à son crime! Abîmées elles-mêmes par l'outrage à la patrie et aux lois dont elles furent le moyen, la meilleure part de leur énergie militaire et morale leur est ôtée. Le lecteur attentif des annales de l'Europe peut voir, le jour du coup d'Etat fou de sa réussite, le jour du revers qui déjà s'annonce. N'est-on pas assez averti par ces nations du plus beau génie, tombées de leurs rêves chevaleresques et dépouillées du maritime empire, parce que leurs armées toujours tournées vers les compétitions du dedans, leur ont manqué en face du déhors?

Nul plus que la République française n'a aimé et honoré les armées de la patrie, ne leur a fait une plus belle place, les identifiant à soi-même et à sa conscience de nation. Elle ne sont plus seulement armature brillante et hélas trop fragile! d'un gouvernement personnel, mais partie intégrante et, vraiment, ossature vivante de l'organisme national.

Nul plus que Gambetta ne s'est montré attentif à leur bien-être, plus soucieux des détails de leur existence, de leur instruction, de leur perfectionnement. Toujours il interrogeait, s'informait, appelait les lumières et toujours étudiant par lui-même sollicitude sans trève, mais point de flatterie. Il exècre, comme le poison et la peste des armées, la flatterie qui les corrompt.

De là, de cette conduite dans la Défense et de tous les traits extraordinaires qui l'ont illustrée, le nom de Gambetta tient son prestige, la force qui irradie de sa mémoire. Beaucoup ont cru le louer par son éloquence sans pareille et je crois bien que, pour résumer leur admiration, ils l'appellent l'éminent tribun! Si ce n'avait été qu'un verbe magnifique!... Dites au moins que cette éloquence fut sans pareille comme sans égale, parce qu'elle n'eut jamais sa fin elle-même, mais toujours portée hors de soi, toute

faite de flamme et de mouvement, en chaque rencontre, pour le noble but qu'il s'agissait d'attendre.

Réserve de soi-même, sécheresse de cœur, pour tout dire d'un mot, égoïsme, lui étaient comme d'une nature entièrement étrangère à la sienne propre. Les biens et les richesses, cette petite maison dit assez quel cas il en faisait. Il voulait le pouvoir pour ses idées, pour son parti, pour son pays: son gouvernement officiel n'eut qu'un jour, mais son gouvernement moral et non occulte existe encore en toute évidence, sa dictature de persuasion n'est pas près de finir.

Le plus liant des hommes, par l'allégresse de l'esprit, le charme, la bonne grâce, l'affection tendre et dévouée; sa porte toujours ouverte, ami de la jeunesse, accessible aux nouveaux, les protégeant, les adoptant, plus sage que les anciens, plus spontané que les jeunes, c'est ainsi qu'il fut centre et foyer et le gond du parti républicain tout tournait sur lui.

Les grands hommes, dans leur vie historique, ne se présentent pas seuls, comme on voit leur figure de marbre dans le plein air qui les baigne et qui les isole. Ces représentations hautaines autant que limitées de la statuaire épique ne nous disent rien de leur vie réelle. Autour de notre ami, il faut placer des multitudes et tout un peuple avec qui il pactise et qui pactisent avec lui : il faut comprendre leur solidarité passionnée et en saisir les effets.

C'est notre tradition de commémorer nominativement, chaque année, avec Gambetta, plusieurs des autres amis qui ont bien travaillé à la construction républicaine : Jules Ferry, Paul Bert, Challemel-Lacour, et Peyrat et Isambert... ensuite notre pensée se porte avec gratitude vers les bons citoyens qui sont à l'œuvre, Brisson, Waldeck-Rousseau, et vers ceux-là qui soutiennent plus particulièrement le poids du jour.

Entre tous, doit être nommé avec Gambetta, Spuller. Il faut les commémorer ensemble. Ils sont inséparables. C'est justice et vérité, Messieurs. Leur amitié exemplaire est un des faits mémorables de cette République. Ces deux grands amis nous ont légué les mêmes leçons. Ils ont parlé à la démocratie la même langue, et c'était une langue nouvelle et un esprit bien nouveau!

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Apprendre à se gouverner soi-même, se dominer, pour n'être point dominé; se maîtriser, pour n'avoir pas à obéir à un mai<«< tre; renoncer aux formules absolues, aux programmes illimités; <«< se former soi-même à une discipline de gouvernement; faire chaque chose en son temps et à sa place, et, chaque jour, tra<< vailler à la tâche du jour, car la République n'est pas une tente

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