Page images
PDF
EPUB

DENIS DE SAINTE-MARTHE.

279

apporte avec lui comme une contagion des idées, des manières, des locutions du temps où l'on vit.

Le Père de Sainte-Marthe, dont nous avons vu l'ardeur intempérante lors de la polémique de Mabillon et de M. de Rancé, mais qui était de la même génération intellectuelle que Mabillon, exprime assez vivement cette transformation lente des esprits, dans une lettre où il se plaint du déclin des études : le reproche est singulier quand on songe qu'il est exprimé par un contemporain de Mabillon, de Montfaucon, et de tant d'autres qui étaient dans toute l'ardeur du travail. La mauvaise humeur de l'érudit de vieille race, qui devait encore donner de si grandes preuves de son labeur personnel, indique bien le sentiment d'isolement intellectuel où il commençait à se trouver, au milieu d'une génération nouvelle qui grandissait à ses côtés et qu'il ne comprenait qu'à demi : « ...J'aurais' bien souhaité m'occuper uniquement à l'étude et entreprendre quelque ouvrage de conséquence, particu« lièrement du Gallia Christi, comme Votre Révérence * me l'avait proposé il y a longtemps; mais je n'ai « trouvé de la part de nos Pères toutes les dispositions que j'aurais souhaitées. Il n'y avait pas six mois que

[ocr errors]

pas

« j'étais sorti de Tours, qu'on voulut m'envoyer prieur

« à Saint-Maixent, en Poitou. Je m'en défendis le par « moyen du Révérend Père général. Comme le

1 Correspondance des Bénédictins. Bibl. nat., fonds français, 17681, fo 98.

[ocr errors]
[ocr errors]

« Révérend Père prieur de Saint-Julien de Tours était mort quelque temps avant la Diète, et que « M. l'abbé de Catinat me redemandait fortement, je « fis parler un de mes oncles pendant la Diète pour « obtenir qu'on me laissât à Paris, et j'y réussis; mais « dans le temps que j'y pensais le moins, le prieuré de « Bonne-Nouvelle ayant vaqué, nos Pères m'ont donné obédience pour le remplir. J'ai la satisfaction de m'y voir auprès de M. le premier président, qui est « mon cousin germain et le protecteur de nos monas« tères dans cette province. C'est le frère de feu « madame de la Haye - Vuitelet, ambassadrice à « Venise. Ce n'a été qu'avec bien des larmes que je << suis venu en ce pays-ci, où j'ai cependant toute « sorte de satisfactions, tant au dehors qu'au dedans. << Mais il me semble que mon talent serait l'étude, où « je trouverais beaucoup plus de repos. J'ai entrepris une Histoire de saint Grégoire le Grand, sur le << succès qu'a eu la Vie de Cassiodore. Je suis déjà « fort avancé. Si Votre Révérence avait quelques « lumières à me donner là-dessus, je tâcherais d'en profiter. Je tire particulièrement cette histoire de « ses lettres...

"

"

« Je vous souhaiterais à Paris, quoique je sache ❝ combien vous nous êtes nécessaire à Rome, l'estime « que vous vous y êtes acquise, et la place que vous « occupez dans la Congrégation des Réguliers. Les « études sont présentement fort négligées à Saint-Ger

[ocr errors]

«

[ocr errors]

LES RÉUNIONS DE L'ABBAYE.

281

main; on y considère fort peu ceux qui étudient;

que

« peut-être aussi qu'il y a de la faute de ceux-là. Le plus grand mal que j'y trouve, c'est l'on agit indépendamment les uns des autres, sans se communiquer, sans s'entr'aider. On a retiré des études dom Pierre Coustant, lorsqu'il commençait à être capable de rendre service. La mort en a enlevé « aussi plusieurs; ainsi, je crois les études sur leur déclin, et si dom Jean Mabillon allait manquer, « c'en serait fait. Lui-même ne se remue pas assez « pour soutenir ceux qui étudient, et ne les aide pas « autant qu'il pourrait... >>

[ocr errors]
[ocr errors]

"

Le Père de Sainte-Marthe se trompait dans ses prévisions de décadence prochaine des études chez les Bénédictins; les premières années du siècle virent paraître, au contraire, une foule d'œuvres remarquables dues à leur inépuisable fécondité, dont nous aurons lieu de parler tout à l'heure, à propos des dernières œuvres de Mabillon. Les savants ne n'y trompaient pas et continuaient à prendre constamment le chemin de l'abbaye de Saint-Germain des Prés. Les réunions d'érudits qui s'y rencontraient étaient les mêmes que par le passé : les figures seules avaient vieilli ou s'étaient renouvelées. On y voyait toujours les deux Boivin avec leur verve, ainsi que leur esprit de chicane et de discussion à l'infini; le grave abbé Renaudot, qui, lui aussi, avait fini par faire son voyage d'Italie, où son goût pour les recherches savantes avait pu se donner libre

carrière. L'abbé de Longuerue venait encore souvent apporter sa mordante conversation; mais La Roque, Bigot, Ménage, les Valois, d'Hérouval, Antoine Faure, l'abbé Boileau et bien d'autres n'étaient plus là et manquaient à l'appel. Du Cange surtout, mort en 1688, l'aimable et doux du Cange, à l'inépuisable savoir, toujours à la disposition des autres, laissait après lui un vide que rien ne pouvait combler, pas même Baluze, dont l'entrain juvénile et la constante bonne humeur semblaient résister aux atteintes du temps.

Rien, en effet, pas même la disgrâce causée par son dévouement au cardinal de Bouillon, disgrâce qui n'avait pas encore éclaté, mais qu'on entendait gronder dans le lointain, ne semblait devoir porter atteinte à la gaieté et à l'entrain de cet aimable savant, auquel on pardonnait tout, même ses légèretés et ses plaisanteries, dont la bonhomie enlevait toute l'amertume. Il continuait, en effet, malgré l'àge qui arrivait, à aimer fort la gaieté et les petits soupers. Get ancêtre de l'érudition moderne resta jusqu'à la fin un bon vivant, si nous en croyons le couplet que La Monnoye chanta un soir à sa santé, et qui n'a rien de la gravité du savant :

[blocks in formation]

BALUZE A L'ABBAYE.

Exempt d'ennui.

Puissions-nous dans vingt ans
Comme aujourd'hui

Boire avec lui!

283

Les années passaient sans rien ôter non plus à son ardeur au travail, ni à la passion jalouse avec laquelle il accumulait pour lui seul les trésors dont son érudition croyait pouvoir tirer parti. L'Histoire de la maison de Bouillon, qui allait causer sa ruine, était terminée et livrée à l'impression. Baluze savait fort bien qu'elle serait mal vue à la cour. Mais l'approche de l'orage ne l'effrayait pas, et, noblement fidèle à celui qu'il regardait comme son protecteur, il y mettait la dernière main durant la fin de la vie de Mabillon. Leurs rapports, qui avaient toujours été fort suivis, ne se relâchèrent pas avec le temps, comme il n'arrive que trop souvent avec la vie. Cet aimable billet, échappé par hasard à la destruction, témoigne de leurs relations amicales:

"

[ocr errors]

« Je vous envoie les Conciles d'Espagne, écrit-il à Mabillon, parce que je crois que vous ne les avez pas. Vous me les renverrez, s'il vous plaît, lorsque « vous n'en aurez plus besoin. Et si quid est aliud in quod tibi industria mea utilis esse posset, vous me ferez plaisir de me le marquer. Car je n'aurai pas de plus

grand plaisir que de pouvoir vous témoigner l'es

1 Correspondance des Bénédictins. Bibl. nat., fonds français, 17679, fo 34.

« PreviousContinue »