Page images
PDF
EPUB

L'ABBÉ DE LONGUERUE.

63

Servez-vous-en donc et prenez tout ce qu'il y a qui

[merged small][merged small][ocr errors]

Aussi la place tenue par Vion d'Hérouval dans la société de l'abbaye était-elle fort grande. Il avait mėme su se faire si bien apprécier par les savants de l'époque, qu'on l'avait surnommé le « Père de la République des lettres ». Son nom même a complétement disparu, et ce n'est que par le souvenir reconnaissant qu'ont gardé de lui ses amis, la plupart écrivains de profession, qu'il est possible de se rendre compte de la situation que « M. d'Hérouval » avait su s'acquérir, il y a deux cents ans, dans la société littéraire de Paris. Lorsqu'il mourut, en 1689, ce fut un regret général, chacun crut avoir perdu un ami particulier.

Tout autre est l'abbé de Longuerue, qui a laissé un nom grâce à ses bons mots. C'était un abbé à petit collet, c'est-à-dire qu'il n'avait que les Ordres mineurs et n'était nullement prêtre. Grâce à cette circonstance, que chacun savait, nul ne s'étonnait de la vivacité et de l'humeur railleuse du savant M. de Longuerue. Le piquant, l'à-propos de ses bons mots étaient fameux, et on le redoutait fort. Esprit hardi, presque sceptique, si l'on en croit les mauvaises langues du temps, mais savant hébraïsant et fort versé dans toutes les connaissances de l'antiquité païenne et chrétienne, il ne ménageait personne, et s'il faut en croire le recueil assez peu authentique que l'on a publié sous le nom

de Longueruana, ses railleries emportaient souvent la pièce. Il raconte lui-même avec verve comment, trèsjeune encore, il malmena le fameux ministre protestant Claude, l'adversaire de Bossuet. Voici l'anecdote; on y verra le ton ordinaire de ce singulier abbé, et le peu de révérence avec laquelle il traitait les gens qui ne lui plaisaient pas : « J'appris' l'hébreu, dit-il, dès

[ocr errors]
[ocr errors]

l'âge de quatorze ans, et j'avais eu plusieurs maîtres «< habiles sous lesquels je l'avais bien étudié. A vingt << ans, étant chez un de mes parents huguenots, où se «< trouva M. Claude, comme il vit mon petit collet, et « que ces messieurs-là ont beaucoup de mépris pour « ceux qui le portent, il se mit, je ne sais comment, à parler de langues où il entendait comme un aveugle « aux couleurs. Je m'aperçus bientôt qu'il ne savait ce « qu'il disait, et il croyait néanmoins m'en imposer. << Je l'entrepris, et je le menai si rudement que le « pauvre Claude fut obligé de se radoucir, et trouva mieux son compte à se jeter sur les compliments. « Cet homme-là était bon à gouverner chez madame «< la maréchale de Schomberg, où il régnait souverai<< nement, mais il n'était pas savant. »

[ocr errors]

M. de Longuerue arrivait souvent à l'abbaye avec le Père Pagi, un religieux cordelier fort érudit, qui travaillait à une rectification des annales de Baronius, mais qui devait avoir une singulière figure, si nous en

1 Longueruana, p. 167.

LES VISITEURS DE L'ABBAYE.

65

croyons son satirique ami, qui nous le représente avec son capuchon de travers, et un œil malade couvert de taffetas vert.

Bien différent de M. de Longuerue était un autre abbé également à petit collet, M. Renaudot, petit-fils du premier journaliste français, de l'inventeur de la Gazette de France. Celui-là aussi n'était point prêtre, mais c'était la défiance de lui-même et l'humilité chrétienne qui l'avaient retenu, et jamais il n'eut aucun de ces bénéfices auxquels les Ordres mineurs donnaient accès. L'extrême austérité de sa vie n'ôtait rien à la vivacité et à l'agrément de son esprit. Linguiste distingué et sachant dix-sept langues, M. Renaudot était une des autorités de la petite société de l'abbaye; on avait souvent recours à son discernement, et la finesse de sa critique était fort redoutée. Ses opinions, favorables aux jansénistes, n'avaient rien enlevé à sa bonhomie naturelle. Comme il était l'hôte assidu de l'abbaye, où il se retirait même à des époques fixes, nous ne pouvions le passer sous silence, et son nom reviendra à plus d'une reprise dans le cours de ce travail.

Il faut encore ajouter à la liste des savants qui étaient parmi les habitués de l'abbaye, M. de la Roque, qui rédigeait le Journal des savants. Cette feuille, déjà illustre dans le monde scientifique, et qui passait les frontières, avait été fondée vers le milieu du dixseptième siècle par Denis de Sallo, dans le but de faire

la critique des œuvres nouvelles et de tenir les divers savants au courant des découvertes qui voyaient le jour et étaient soumises au jugement du public. Plusieurs fois obligé de disparaître, soit devant la colère des auteurs qu'il déchirait, soit devant la froideur du public, ce journal, qui paraît avoir été de fort inégale valeur, finit cependant par subsister, et est l'origine du Journal des savants qui paraît encore aujourd'hui.

A côté des noms que nous venons de citer, nous trouvons souvent celui de M. Bignon, que Leibnitz appelle dans ses lettres « l'illustre M. Bignon, le grand M. Bignon, qui fait honneur aux sciences et qui travaille avec tant de succès à leur avancement' ». Issu de cette famille de haute bourgeoisie parisienne qui avait joué un rôle considérable pendant la Ligue, l'abbé Bignon était lui-même un homme fort distingué et fort savant. Bibliothécaire du Roi, il augmenta la bibliothèque de plus de soixante mille volumes. C'était un esprit ferme et droit, et en même temps un orateur de premier ordre, célèbre pour avoir interrompu sa harangue d'admission à l'Académie française pour faire un compliment à l'archevêque de Paris, qui était entré brusquement au milieu du discours. Malheureusement, s'il faut en croire Saint-Simon, l'abbé Bignon n'avait d'ecclésiastique que le nom, et cette figure d'abbé mon

1 LEIBNITZ, OEuvres complètes, t. V, p. 70.

[ocr errors]

L'ABBÉ BIGNON.

1

67

dain, quoique rempli de savoir, devait faire un singulier effet au milieu des graves personnages de la société de l'abbaye. Voici, du reste, ce qu'en dit le satirique écrivain : « C'était ce qui véritablement, en bonne « part, pouvait s'appeler un bel esprit, très-savant, et qui avait préché avec beaucoup d'applaudissements. « Mais sa vie avait si peu répondu à sa doctrine qu'il « n'osait plus se montrer en chaire, et que le Roi se repentait des bénéfices qu'il lui avait donnés. Il « était un des premiers lettrés de l'Europe. Il amassa « plus de cinquante mille volumes, que nombre d'an« nées après acheta le fameux Law, qui cherchait à placer de l'argent à tout. >>

[ocr errors]
[ocr errors]

L'aimable abbé Fleury, l'auteur de l'Histoire ecclésiastique, qui avait autrefois une si grande réputation, n'a pas besoin d'être présenté au lecteur; il venait aussi à l'abbaye et s'y rencontrait avec le grave M. de Sainte-Beuve, de Port-Royal. A côté d'eux, on peut encore citer Vaillant, le plus célèbre numismate de l'époque, fameux pour avoir un jour avalé des médailles qu'il rapportait d'Italie, au moment où le vaisseau qui le portait allait être pris par des pirates; Sanson le géographe; - Boulliau, fort connu alors comme mathématicien et astronome; voyageur, qui aimait encore plus les livres que les voyages;-Nicolas Thoynard, le plus savant hébraïsant de

1 Saint-Simon, éd. Chéruel, t. III, p. 153.

[ocr errors]

Thévenot, le

« PreviousContinue »