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FRANÇOIS LAMY.

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développait librement et avait son caractère propre, sans que l'obéissance religieuse en souffrit. Ne se livrant pas à ces œuvres extérieures qui réclament une forte discipline, le moine savant qui ne franchit le seuil de son couvent que lorsque l'obéissance ou la nécessité de son travail le lui impose, garde sous l'habit commun à tous une indépendance d'esprit, une physionomie particulière très-marquée qui n'a de semblable que les mêmes goûts et la même vocation.

C'est ainsi qu'à côté de Luc d'Achery, cette figure toute pleine d'un ascétisme mélancolique, Mabillon trouve Claude Bretagne, prieur de l'abbaye, esprit indépendant et pénétrant, habile à diriger les hommes, ne manquant ni de finesse, ni même parfois de mordant, causeur brillant, qui n'avait rien de la roideur janséniste que ses opinions, toutes favorables à ce parti, auraient pu lui donner. C'était un des correspondants habituels de Nicole. Puis, c'est François Lamy, ancien soldat, converti brusquement par un de ces coups de la grâce comme le siècle en avait vu souvent. Sa vocation s'était décidée d'une façon singulière. D'une trèsbonne famille du Perche, il avait fait à Paris de fortes études littéraires, puis était entré au service comme toute personne bien née le faisait alors. Sa bravoure et son ardeur avaient attiré l'attention sur lui, et il promettait de faire une brillante carrière dans les armées du Roi, lorsque, obligé de se battre en duel, il fut préservé d'un coup d'épée que lui portait son adver

saire par un exemplaire de la règle de Saint-Benoît qu'il avait dans sa poche, probablement pour l'étudier par curiosité. Frappé de cette circonstance, le jeune officier crut y voir une indication céleste, et, malgré ses regrets de quitter la vie militaire, alla cacher sa vie sous la robe de Saint-Benoît. Mais la lutte fut si vive que pendant quelque temps il ne pouvait entendre le son des trompettes sans tressaillir, et sans avoir envie de rejoindre les soldats. Aussi dom Lamy gardait-il sous son nouvel habit quelque chose des instincts de sa première profession, et ne craignait-il pas la lutte. Les lettres qu'il écrit pendant de longues années à Fénelon ont une franchise d'allures, une brièveté simple qui rappelle l'ancien cavalier du Roi. Écrivain distingué, fort occupé de philosophie, dom Lamy, qu'il ne faut pas confondre avec l'Oratorien du même nom, attaqua vivement Spinosa, et fit de ce philosophe une réfutation alors estimée, ce qui ne l'empêchait pas de combattre avec non moins de vivacité la philosophie de Malebranche. Devenu aussi bon religieux qu'il avait été bon soldat, sa patience inaltérable au milieu de continuelles maladies et son complet oubli du monde lui donnaient une place à part dans l'abbaye de Saint-Germain. Son peu de goût pour les jansénistes et son attachement pour Fénelon, leur plus actif adversaire, en font une figure originale qui ne ressemble en rien à celles qui l'entourent. Puis vient Thomas Blampin, celui qui

LES CONFRÈRES DE MABILLON.

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dirigea la composition de la fameuse édition de saint Augustin autour de laquelle s'élevèrent tant de controverses entre les partis. Il était entré chez les Bénédictins de Saint-Maur, quoique élève des Jésuites, pour éviter tout rapport méme indirect avec le monde; mo deste jusqu'à l'excès, d'une austérité extrême, passant sans mot dire des études littéraires au travail des mains, ce moine d'un autre âge était, par son austérité même, porté aux opinions les plus rigoureuses, et on l'accusa souvent d'être partisan des nouvelles doctrines. A côté de lui se place tout naturellement Simon Bougis, qui, élu malgré lui supérieur général de la congrégation, refusa obstinément, et s'enfuit à cheval jusqu'à Vendôme pour ne pas être forcé de céder. Tout autres sont les figures de François Delfau, esprit ardent et aventureux, un moment exilé par le Roi comme étant l'auteur présumé d'un livre virulent contre la commende des bénéfices, et mourant noyé en allant prêcher à Brest, du couvent de Handevenec, situé au fond de la Bretagne, où il avait été relégué; de Claude Estiennot, que nous retrouverons plus tard à Rome. Celui-là était un travailleur infatigable, et en même temps un diplomate fort avisé, qui connaissait le monde, et savait fort bien mettre cette science à profit, dans l'intérêt de son Ordre. A côté de ces esprits distingués, qui, pour nous servir d'une expression sans doute peu appropriée, servaient comme de chefs de file dans les rudes labeurs de l'érudition, venait toute une série de robustes ou

vriers, dont le nom n'a pas survécu, Jacques Du frische, Goizot, Guesnié, Philippe Bastide, Placide Porcheron et bien d'autres, tous absorbés dans leurs profonds travaux, qui succédaient sans interruption aux exercices religieux. Dans le cours de ce récit, ces figures de Bénédictins à la fois si uniformes au premier aspect, et si diverses quand on apprend à les connaître, se présenteront d'elles-mêmes au regard du lecteur et achèveront de donner l'idée du milieu austère et animé où Mabillon devait passer toute son existence.

Il nous reste cependant à faire connaître un peu en détail celui qui fut, pendant de longues années, le plus fidèle compagnon de Mabillon, et qui joua auprès de lui ce rôle de confident intime que l'on a, si fort à tort, reproché aux tragédies classiques de placer toujours à côté de leurs héros. Ces créations, bien loin d'être arbitraires, sont, au contraire, parfaitement conformes à la nature. Rarement en effet les gens distingués sont dépourvus de ces amis particuliers qui se sont, pour ainsi dire, donnés à eux, et qui recueillent, comme fruit de leur sacrifice, le droit de tout savoir et de parler franc, et servent parfois comme de matière à essai à leurs plus illustres patrons.

Michel Germain, né à Péronne en 1645, était entré de bonne heure dans la congrégation de Saint-Maur et n'avait pas tardé à être appelé à Saint-Germain des Prés; il s'y attacha passionnément à Mabillon, et devint, jusqu'à sa mort, son plus fidèle compagnon.

MICHEL GERMAIN.

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Plus jeune de douze ans que Mabillon, il trouva en lui non-seulement un ami, un conseiller en qui il remit, pour ainsi dire, la conduite de sa vie, mais un maître, une sorte de directeur littéraire dont il écoutait tous les avis. Nature vive et franche, à l'allure indépendante, Michel Germain avait gardé dans le cloître toute la finesse et la raillerie picardes. Travailleur infatigable, il passait les jours et les nuits à l'étude dès qu'il s'agissait de rendre service à son ami. Il l'accompagna dans tous ses voyages, et nous verrons plus loin, par ses lettres, que la malicieuse bonhomie de son style révèle un esprit original et prime-sautier. Tel était le fidèle ami, le compagnon constant de Mabillon, aussi différent que possible de son maître, mais séduit justement peut-être par la vue des qualités contraires, et entièrement dominé par l'intelligence plus haute et les talents éminents de celui à qui il s'était dévoué. Mabillon lui rendait en affection et en parfaite confiance tout ce que Germain lui donnait en dévouement, il l'aimait avec une tendresse presque paternelle, et, jouant sur son nom, il l'appelait son frère germain. Touchante et aimable relation, toute empreinte de cet esprit de chrétienne affection dont l'histoire offre tant d'exemples, et montrant une fois de plus l'erreur de ceux qui s'obstinent à répéter qu'une vie dévouée à Dieu et au travail dessèche le cœur, alors, au contraire, qu'elle y fait jaillir les sources pures d'une amitié plus haute et plus désintéressée.

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