Page images
PDF
EPUB

Cette pièce excita, dans le dix-huitième siècle, la censure du philosophe qui s'étoit déjà élevé contre LE MISANTHROPE et L'AVARE. « Quel est le plus blâmable, dit J. J. Rousseau, d'un « bourgeois sans esprit et vain, qui fait sottement le gentil<«< homme, ou du gentilhomme fripon qui le dupe? Dans cette « pièce, ce dernier n'est-il pas l'honnête homme? N'a-t-il pas << pour lui l'intérêt? et le public n'applaudit-il pas à tous les «< tours qu'il fait à l'autre ?»

On va voir combien il y a d'erreurs dans ce peu de mots. Un homme du caractère de M. Jourdain ne peut être entouré que de fripons: cela est indubitable. Quels sont les honnêtes gens qui voudroient avoir des liaisons avec un fou si ridicule, et près duquel on ne peut réussir qu'à l'aide de la plus basse flatterie? Aussi Molière a-t-il fait de même que dans L'AVARE: il n'a point mis auprès de M. Jourdain un de ces amis raisonnables qu'il place si heureusement dans ses autres pièces. L'avare et le prodigue n'ont pas plus d'amis l'un que l'autre : ces deux excès excluent nécessairement toute liaison de ce genre. Molière, en faisant tromper le Bourgeois gentilhomme, n'a laissé aucun doute sur celui qui est le plus blâmable, ou de la dupe, ou du fripon. Dorante n'est pas l'honnête homme de la pièce, il n'attire pas tout l'intérêt, le public n'applaudit pas à ses ruses; rien n'est plus facile à démontrer. Ce gentilhomme n'a aucun des agréments que donne ordinairement la vie de la cour: son adresse se borne à flatter bassement un sot pour lui escroquer de l'argent. On ne peut donc le considérer ni comme homme d'esprit, ni comme honnête homme; et l'on ne peut applaudir à des ruses si grossières. C'est plutôt au sens droit de madame Jourdain et de Nicole que le public se plaît à applaudir : ni l'une ni l'autre ne sont dupes des fourberies de ceux qui entourent M. Jourdain; elles les devinent

parfaitement. On rit, il est vrai, de leurs expressions bourgeoises, mais on partage leurs sentiments, on se met de leur côté, et elles déploient plus d'esprit que Dorante et Dorimène. Une preuve certaine que Molière n'a point cherché à modifier le caractère odieux de Dorante, c'est qu'à la première représentation de la pièce tous les courtisans s'élevèrent contre l'impertinence de l'auteur, qui, disoient-ils, avoit osé faire jouer un rôle si odieux à un gentilhomme. Il fallut que Louis XIV parlât pour faire cesser cette rumeur. Rousseau, en attaquant sans réflexion cette conception si heureuse, n'a pas aperçu l'art que l'auteur a employé pour ne pas tomber dans l'inconvénient qu'il lui reproche. Si, dans les farces du quatrième et du cinquième acte, M. Jourdain eût été bafoué par Dorante et par Dorimène, peut-être auroit-on été fondé à dire que la dupe étoit trop sacrifiée au fripon. Mais c'est le véritable honnête homme de la pièce, c'est Cléonte, dont les sentiments sont pleins de noblesse et de générosité, c'est lui qui imagine et exécute cette plaisanterie. Trop forte dans tout autre sujet, elle devient excusable dans celui-ci, parce que c'est l'unique moyen qui reste à Cléonte pour obtenir la main de sa maîtresse.

L'exposition du BOURGEOIS GENTILHOMME est digne des meilleures pièces de Molière. Le maître de danse et le maître de musique donnent l'idée la plus juste du caractère de M. Jourdain leur vanité et leurs prétentions sont développées avec beaucoup d'art; et l'on remarque, ce qui est un excellent trait de comédie, que celui dont la profession est la plus frivole, le maître de danse, a beaucoup plus d'orgueil que l'autre : il affecte un désintéressement très-comique, et se met au rang des premiers artistes.

Molière ne manque pas de suivre et de développer cette idée

féconde. Le maître d'armes a autant d'orgueil que le maître de malheureusement pour

musique et le maître de danse : il est, eux, beaucoup plus brutal ; et leurs prétentions voulant lutter contre les siennes, il s'emporte en menaçant l'un de le faire chanter, et l'autre de le faire danser. Il paroîtroit ici que la plaisanterie est épuisée, et qu'il est impossible de la pousser plus loin; mais Molière la prolonge en grand maître, et lui donne une force comique qui n'appartenoit qu'à lui. Le maître de philosophie arrive au milieu de la dispute, il cherche à rétablir la paix en citant LE TRAITÉ DE LA COLÈRE de Sénèque : mais bientôt, voulant soutenir que la science qu'il professe. est supérieure aux arts qu'enseignent les trois autres maîtres, il les met tous contre lui : son opiniâtreté les irrite; et, malgré la présence et les prières de M. Jourdain, il est maltraité par eux. Rien de plus plaisant, rien en même temps de plus conforme aux caractères et à la situation des personnages.

Il faudroit parcourir en détail les trois premiers actes de cette pièce pour en faire sentir toutes les beautés. Nous nous bornerons à indiquer quelques-unes des plus frappantes. Les leçons que reçoit M. Jourdain, et qu'il répète avec sa femme et sa servante, sont des tableaux qui, sans aucune charge, présentent dans tout leur jour les travers du Bourgeois gentilhomme. Ses manières avec ses domestiques et ses tailleurs, ses galanteries avec la marquise Dorimène, sa facilité excessive avec Dorante, ses brusqueries avec Nicole et madame Jourdain, sont des traits charmants qui restent dans la mémoire de ceux qui ont vu jouer la pièce ou qui l'ont lue.

On remarque dans cette comédie une preuve de l'amour extrême de Molière pour sa femme : il en fait le portrait détaillé, en peignant le dépit de Cléonte; et ce tableau est

d'autant plus délicat, qu'il est tracé par un amant qui croit avoir à se plaindre de sa maîtresse.

On auroit pu croire que Molière avoit eu l'intention de se moquer des bourgeois en général, en couvrant le bon sens de Nicole et de madame Jourdain du vernis grossier d'une mauvaise éducation, s'il n'avoit, avec beaucoup de sagesse, relevé cette condition dans le rôle de Cléonte. Il le fait parler de la manière la plus noble et la plus mesurée, lorsqu'il demande à M. Jourdain sa fille en mariage : la première question que lui fait le père, est s'il a le rang de gentilhomme.

« Monsieur, lui répond Cléonte, la plupart des gens, sur « cette question, n'hésitent pas beaucoup. On tranche le mot <«< aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre et « l'usage aujourd'hui semble en autoriser le vol. Pour moi, « je vous l'avoue, j'ai les sentiments, sur cette matière, un peu << plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d'un << honnête homme, et qu'il y a de la lâcheté à déguiser ce que << le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d'un « titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. Je << suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges ho<< norables; je me suis acquis dans les armes l'honneur de six «< ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans << le monde un rang assez passable; mais avec tout cela, je ne « veux point me donner un nom où d'autres à ma place croi<< roient pouvoir prétendre; et je vous dirai franchement que <«< je ne suis pas gentilhomme. >>

On doit regretter, comme on l'a dit au commencement, que Molière n'ait pas soutenu dans les derniers actes de cette comédie le ton qu'il avoit pris dans les premiers. S'il avoit eu le temps de la perfectionner, il y a lieu de présumer qu'elle

430 RÉFLEX. SUR LE BOURGEOIS GENTILH.

auroit figuré au rang de ses chefs-d'œuvre. Telle qu'elle est, elle peut passer pour une des pièces les plus agréables de son théâtre toute l'originalité et toute la profondeur de son génie

:

s'y font remarquer; les farces mêmes qui la terminent sont pleines d'agrément et de sel.

« PreviousContinue »