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SUR

LES AMANTS MAGNIFIQUES.

LOUIS XIV donna lui-même à Molière le sujet de cette pièce, qui ressemble pour le fond à celui de DON SANCHE D'ARAGON, de Pierre Corneille : l'auteur le traita avec la promptitude qu'il mettoit à exécuter les ordres du roi. Aussi cette comédie, dont la fable n'est qu'un cadre assez commun pour des divertissements, n'intéressa que la cour, pour laquelle elle avoit été composée: elle auroit paru froide sur le théâtre de Molière; il ne l'y fit pas représenter.

Cependant elle est aujourd'hui très-curieuse, parce qu'elle montre quels étoient alors les préjugés des grands, parce qu'elle fait des allusions délicates à quelques anecdotes de la cour, et parce qu'elle donne une idée du ton qui régnoit parmi les courtisans.

Pendant le dix-septième siècle, quoique les sciences eussent fait de grands progrès, quoiqu'il y eût un grand nombre de philosophes aussi sages qu'éclairés, on croyoit encore assez généralement à l'astrologie : les grands surtout, s'exagérant l'importance de leur existence et de leurs actions, avoient l'orgueil et la foiblesse de penser que leur sort dépendoit du mouvement des astres, et que l'univers entier devoit prendre part à tout ce qui leur arrivoit. Anne d'Autriche, mère de Louis XIV, n'avoit pas été exempte de cette foiblesse; et Victor-Amédée, ce duc de Savoie si fameux par les maux qu'il

fit à la France, voulut avoir un astrologue pour partager sa retraite, comme s'il eût cru que les astres devoient influer même sur des jours qui n'étoient plus destinés qu'à l'obscurité et au repos. Il est à remarquer que ce prince ne mourut que dans le dix-huitième siècle. L'astrologue le plus fameux de l'époque que Molière a peinte s'appeloit Morin : il avoit eu des succès dans la médecine; mais, trouvant cette science trop incertaine, il s'étoit livré à l'astrologie, dont il croyoit les calculs beaucoup plus sûrs. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on ne trouva rien d'extraordinaire dans cette conduite. Morin continua d'être estimé et considéré par la cour, et même par les savants. Descartes étoit en correspondance avec lui, et lui témoignoit beaucoup d'égards. Il se discrédita vingt ans avant la représentation des AMANTS MAGNIFIQUES, parce qu'il eut l'imprudence de prédire que Gassendi mourroit au mois d'août de l'année 1650. Ce savant, ayant eu le bonheur de faire mentir la prophétie, on se moqua du prophète; et Molière, ami de Gassendi, dont il étoit l'élève, ne fut pas des derniers à s'amuser aux dépens de Morin. Cette folle crédulité, qui ne diminuoit pas le respect qu'on avoit pour la religion, ne doit pas nous sembler plus extraordinaire que les systèmes auxquels on se livra dans le siècle suivant. Les hommes de tous les temps se ressemblent : on est toujours sûr de les séduire et de les tromper, lorsqu'on leur fait espérer la connoissance de l'avenir. Molière attaqua l'astrologie en présence de la cour, et à une époque où, comme on le voit, elle avoit encore beaucoup de partisans: on ne doit donc pas s'étonner qu'il ait joint dans cette attaque le raisonnement à la plaisanterie. Ces détails nous paroissent longs aujourd'hui, parce que le préjugé qu'il combattoit n'existe plus.

Une grande princesse dut se reconnoître dans le caractère

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d'Ériphile, qui préfère à des rois dont elle est recherchée un simple gentilhomme. On sait que MADEMOISELLE, petite-fille de Henri IV, eut pour Lauzun une passion pareille, mais qui fut bien moins heureuse. Un an avant la représentation des AMANTS MAGNIFIQUES, Louis XIV avoit ordonné à cette princesse de renoncer à l'espoir d'épouser son' amant; et deux mois après, elle eut la douleur de le voir enfermer à Pignerol. Louis XIV donna le sujet de cette pièce à Molière, les mémoires du temps s'accordent à l'attester; mais lui prescrivit-il de faire cette allusion? rien n'est plus douteux. Il est plus naturel de croire que le roi dit à l'auteur de faire une comédie où deux princes se disputeroient en magnificence pour éblouir et charmer une princesse ; et que Molière, afin de donner de l'intérêt à un sujet si simple et si peu susceptible de fournir cinq actes, y joignit cet amour dont la peinture dut singulièrement réussir en présence d'une cour qui savoit toute cette intrigue. Il n'y eut que MADEMOISELLE qui dut souffrir.

On remarque dans ceite pièce quelques traits légers contre les courtisans, et des peintures qui donnent une idée du ton de la cour de Louis XIV. Clitidas, qui, par ses plaisanteries, s'est acquis beaucoup de familiarité auprès de la reine et de la princesse, qui même jouit d'une certaine faveur, est fort recherché par les deux princes amants d'Eriphile : ils lui parlent comme s'il étoit leur égal, et l'on se doute bien qu'il se moque d'eux. Il y a deux scènes très-comiques où il leur promet séparément de les servir, et où il ne manque pas de rire de l'absent avec celui qui lui parle. Ce Clitidas est un plaisant de cour, tel qu'il y en avoit autrefois chez les princes: il est moins agréable que Moron de LA PRINCESSE D'ÉLIDE.

I Voyez Discours préliminaire.

On a vu dans LE MISANTHROPE que les compliments exagérés étoient très à la mode à la cour de Louis XIV. Le désir d'être aimable' rendoit ridicules ceux qui n'avoient pas assez d'esprit pour assaisonner les louanges qu'il étoit du bon ton de se donner réciproquement. On en trouve un exemple dans le rôle d'Iphicrate, l'un des amants d'Eriphile, qui fait la cour à la mère de cette princesse afin de parvenir jusqu'à elle : il dit à cette mère, qui n'est nullement coquette, qu'il n'aime Eriphile que parce qu'elle est de son sang : Je vous adore en elle, poursuit-il ; et vous pourriez passer pour les deux sœurs. Ces compliments outrés ne réussissent pas, et deviennent l'objet des plaisanteries de la sage Aristione.

Quoique Louis XIV favorisât les lettres, il n'y avoit que les poëtes d'un mérite très-distingué qui eussent accès à la cour: tels étoient Racine, Boileau et Molière. Les autres, s'ils avoient besoin des grâces du prince, étoient obligés de s'adresser à des subalternes; et quelques femmes de chambre avoient même voulu jouer avec eux le rôle de Mécène. Ce ridicule n'avoit point échappé à Molière. Il le peint dans une scène d'Ériphile et de Cléonice. Celle-ci vante beaucoup une pastorale: «Vous avez, lui dit la princesse, une affabilité qui ne « rejette rien. Aussi est-ce à vous seule qu'on voit avoir recours « toutes les muses nécessitantes; vous êtes la grande protec<< trice du mérite incommodé; et tout ce qu'il y a de vertueux « indigents dans le monde va chez vous. » Il étoit impossible de jeter un ridicule plus amer sur les protégés et la protectrice.

Les caprices et le dépit d'Eriphile lorsque Clitidas lui dit que Sostrate est amoureux d'elle sont parfaitement exprimés. On voit une femme qui ne veut pas découvrir sa passion, qui lutte contre l'aveu qu'elle brûle d'en faire, et qui passe alter

272 REFLEX: SUR LES AMANTS MAGNIF

nativement de l'emportement à la douceur, de la dissimulation à la confiance. Cette scène charmante, où Molière a si bien pénétré dans le secret du cœur des femmes, est le texte de presque toutes les comédies de Marivaux.

L'intermède du second et du troisième acte offre une pastorale très-agréable : c'est ce que Molière a fait de mieux dans ce genre. On y remarque surtout une imitation de l'ode d'Horace, Donec gratus eram, qui est pleine de grâce et de délica

tesse.

Le dénoûment de cette pièce est foible: il faut que Sostrate tue un sanglier pour l'emporter sur l'astrologue, qui a tramé une intrigue contre lui: de pareils moyens ne s'emploient point dans la bonne comédie. Molière ne fit pas imprimer LES AMANTS MAGNIFIQUES; ils ne parurent qu'après sa mort. Dancourt essaya de les remettre au théâtre au commencement du dix-huitième siècle; il y ajouta un prologue, et substitua de nouveaux intermèdes aux, anciens. Cette tentative ne réussit pas.

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