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101. La théorie mathématique concourant avec les simples aperçus du bon sens et avec les résultats de l'expérience, à prouver que les lois de la nature peuvent se reconnaître, au moins à la longue, dans la succession des faits qui en sont les conséquences nécessaires; il s'ensuit que dans les questions dont les élémens sont trop compliqués pour en épuiser les combinaisons, en parcourir tout l'enchaînement, il faut interroger la nature, compter et comparer les faits, enfin juger à posteriori de ce qu'il est impossible de prévoir. Telle est la base et le motif de l'application du calcul des probabilités aux sciences physiques, morales et politiques.

Cette application conduira toujours à des résultats utiles, ou maintiendra dans ce doute salutaire, qui prévient les erreurs dangereuses, lorsqu'on la fera avec circonspection, c'est-à-dire en distinguant avec soin les faits, d'après les diverses circonstances qu'ils présentent, afin d'éviter de rapporter à toutes ce qui ne convient qu'à quelques-unes, de confondre les points de vue qui doivent être séparés, et de rendre générales des conclusions qui ne sont vraies qu'entre certaines limites. Ce sont là les reproches que l'on peut faire quelquefois avec raison à des calculs très-savans, mais dans les résultats desquels on ne trouve pas une grande évidence, ni une utilité bien prochaine, Mais que l'on y prenne garde; c'est parce que, faute de données, on a été obligé de les appuyer sur des suppositions souvent très-détournées, que leur marche est devenue si compliquée, et leur résultat si incertain. Un nombre suffisant d'observations dégagées de toutes les circonstances étrangères aux conséquences qu'on cherche, offrira toujours un moyen aussi simple que sûr de découvrir ces conséquences, ou d'en, me

surer l'étendue et la valeur, et par conséquent d'apprécier les combinaisons qui les ont amenées.

De simples registres, fidèlement tenus, suffiraient pour reconnaître l'effet d'un impôt, par les variations qu'il produit dans les salaires et les consommations; celui des réglemens commerciaux, par le mouvement des importations, des exportations, le progrès des manufactures, la culture des terres.

On peut juger aussi d'un système d'instruction, par le recensement des sujets qu'il aura produits après un certain nombre d'années; d'un système de législation civile, par le nombre de procès qu'il aura engendrés ou prévenus; d'une législation criminelle, par le nombre des coupables condamnés ou absous et repris. Mais pour qu'on puisse tirer parti de ces observations, il faut que l'épreuve du système soit continuée, que les résultats en soient recueillis avec impartialité, pour être comptés avec exactitude. Je dis comptés; car lorsqu'on n'en vient pas là, on tombe presque toujours dans des déclamations vagues. Il n'y a pas de mesure de gouvernement qui ne lèse un assez grand nombre d'intérêts particuliers; et si les personnes qu'elle attaque ont du crédit, savent parler ou faire parler pour eux, la mesure la plus utile à la masse générale de la nation ne peut pas subsister; quelques inconvéniens relevés avec force ou avec adresse la font révoquer, tandis qu'une énumération exacte de ses effets aurait rendu incontestable la supériorité de ses avantages sur ses inconvéniens. En s'écartant de ce procédé, on a pu même l'attaquer de bonne foi.

Pour donner un exemple de ces jugemens vagues qu'on porte par de simples aperçus, sur des objets susceptibles d'une évaluation précise, je rapporterai le beau résultat obtenu par M. Duyillard, dans son Ana

lyse de l'influence de la petite vérole sur la mortalité, (p. 10). Il a démontré, d'après les Tables de mortalité, à Genève, à La Haye et à Berlin, que passé l'âge de 30 ans, la petite vérole est d'autant moins dangereuse pour ceux qui ne l'ont pas encore eue, qu'ils sont dans un âge plus avancé. L'opinion commune est contraire à ce résultat, et il est aisé de sentir comment elle a pu s'établir avant qu'on ait fait l'observation exacte du nombre des morts causées par la petite vérole contractée à différens âges. On a été d'autant plus frappé de ces morts, qu'elles sont arrivées plus loin de l'époque ordinaire de la maladie. L'importance, pour la société, des personnes qu'elle lui enlevait, et un danger qu'on était porté à regarder comme particulier à la jeunesse, ont beaucoup agi sur l'imagination des spectateurs; alors des impressions purement morales sont venues se mêler à un jugement où ne devait entrer que le calcul. Ce qui est arrivé ici a encore bien plus de force dans toutes les circonstances où les intérêts et les passions sont fortement agités : aussi n'est-ce encore que dans ce qui regarde la mortalité des individus, et leur multiplication, qu'on a recueilli les faits avec quelque suite; c'est donc dans ces faits qu'un grand nombre des auteurs qui ont écrit sur l'économie politique, a cherché la mesure pour évaluer le mérite des systèmes divers d'administration et de gouvernement et par cette raison, je donnerai, avec quelque détail, la manière d'y appliquer le calcul des probabilités.

Détermination des probabilités de la vie humaine.

102. La formation des Tables de mortalité serait trèssimple, si l'on pouvait trouver sur les registres des décès, ceux d'un grand nombre d'individus choisis sur

les registres des naissances, et par ce moyen déterminant combien il en reste à la fin de chaque année, de leur âge (*). Mais ce moyen est rarement praticable; car les résultats de ce genre ne pouvant mériter quelque confiance qu'autant qu'ils sont déduits d'un grand nombre de faits, si l'on s'attache à un lieu d'une faible population, il faudra dépouiller les registres d'une longue suite d'années, pour suppléer à la quantité de naissances simultanées que peut fournir une ville considérable; mais dans l'un et l'autre cas, qui est-ce qui oserait entreprendre de suivre chaque individu à travers les changemens de domicile, les migrations, l'imperfection même des registres, et la foule des noms répétés, qui seule pourrait occasionner très-souvent beaucoup de confusion? Et puis, comme on le verra bientôt, et comme il est facile de le prévoir, le tems influe sur les probabilités de la vie humaine, soit par les changemens politiques, soit par le perfectionnement qu'apporte dans le régime et la police civile le progrès des lumières : les Tables formées sur des observations qui embrassent un trop grand intervalle de tems ne sauraient donc convenir ni à l'époque où remontent les premières, ni à l'époque présente. Voilà bien des difficultés qui rendent la méthode indiquée ci-dessus à peu près impossible à suivre, excepté dans quelques cas particuliers dont il sera fait mention plus loin; et aussi est-ce d'une toute autre manière que la chose s'est faite.

La plus ancienne Table de mortalité que l'on connaisse est celle que Halley a déduite des registres de la ville de Breslaw en Silésie, et qu'il a publiée dans

(*) Théorie analytique des Probabilités, pag. 388.

les Transactions philosophiques, en 1693. Il fit choix de cette ville, parce que le nombre des naissances et celui des morts y différant très-peu, il pensait que la population s'y maintenait à peu près dans un état stationnaire, et qu'en conséquence les pertes qu'elle faisait en individus dans les divers âges, étaient sensiblement proportionnelles à la mortalité, pour chacun de ces âges, ce qui faisait qu'on pouvait regarder les individus décédés chaque année, comme s'ils fussent tous nés la même année, et leurs âges respectifs comme indiquant la manière dont s'éteindrait successivement un pareil nombre d'individus ayant commencé leur vie simultanément. Halley réunit donc le nombre des morts arrivées depuis 1687 jusqu'en 1691, à Breslaw, distribua ce nombre suivant les âges; alors retranchant du premier nombre celui des enfans morts à i an, le reste indiqua le nombre des survivans, desquels il retrancha ensuite le nombre des enfans morts à 2 ans, pour obtenir celui des survivans, et ainsi de suite; et afin de faciliter les calculs, il réduisit ces divers nombres proportionnellement à 1000, par lequel il représenta celui des enfaans de 1 an.

La commodité de ce procédé supplée bien à ce qui lui manque du côté de l'exactitude, parce qu'on en peut répéter fréquemment l'application, et, compensant par la variété des lieux et des époques, les erreurs auxquelles il est sujet, arriver à des valeurs moyennes suffisamment approchées pour présenter des résultats intéressans. Smart en a fait usage pour la ville de Londres; Dupré de Saint-Maur, pour celle de Paris, et il a été appliqué à presque toutes les capitales et à beaucoup d'autres lieux. Mais dans plusieurs Tables, dans celles de Dupré de Saint-Maur, par exemple, il s'est glissé d'assez grandes inexactitudes, parce que l'âge est très

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