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De l'Espérance morale.

68. Ce n'est pas seulement à un jeu inégal qu'un homme sensé ne voudra point exposer une somme un peu forte, dans l'espérance d'un petit gain très-probable; il penserait encore ainsi, quand même les conditions du jeu seraient égales; mais il se déterminerait au contraire aisément à risquer une faible somme, pour obtenir un gain considérable, et d'une probabilité fort petite. L'un et l'autre de ces cas peuvent néanmoins répondre à la même espérance mathématique, puisque l'équation beaf subsistera toujours, si, dans chacun de ses membres l'un des facteurs diminue dans le même rapport que l'autre augmente. L'appréciation morale de l'événement diffère donc ici de son évaluation, mathématique. La cause en est dans la disproportion entre les conséquences d'une perte qui diminuerait considérablement la fortune du joueur, et celles d'un gain qui n'y apporterait qu'une très-légère augmentation. Il est incontestable que la valeur absolue d'une somme d'argent n'est pas toujours la mesure précise de sonimportance: elle doit le plus souvent s'estimer d'après les privations que sa perte impose, ou les jouissances que son gain procure; ce qui dépend de l'état de la fortune de celui qui doit la perdre, ou la gagner; mais comment introduire cette considération dans les calculs? Quelle proportion convient-il d'établir entre le bien possédé et les sommes éventuelles ? Quelle formule, satisfaisant à toutes les conditions du sujet, doit être substituée à celle de l'espérance mathématique ? Enfin convient-il d'abandonner cette appréciation des événemens incertains? C'est ce que je vais examiner successivement.

69. Pour donner des bases à l'estimation relative

des pertes et des gains, il paraîtrait d'abord indispensable de classer les objets de dépenses suivant leur degré d'utilité; mais il serait bien difficile de former de cette manière un tarif avoué par tout le monde. Les aises, le superflu même, auxquels on s'est habitué, sont souvent regardés comme faisant partie du nécessaire, et chacun en établit les rapports selon ses dispositions et ses goûts. On ne voit donc dans l'idée de perte et de gain relatifs, que le plus ou le moins, sentis d'une manière vague qui laisse absolument indéterminée la loi d'accroissement et de diminution de leurs rapports d'importance; ensorte qu'il n'y a d'autre moyen d'y appliquer le calcul, que d'établir une hypothèse, pour en faire l'épreuve par la comparaison de ses conséquences avec ce qu'indique le simple bon sens, procédé qui ne saurait mener à des résultats précis, mais conduit seulement à distinguer le plausible de l'absurde.

Ce qui se présente de mieux, au premier coup d'œil, est de prendre pour mesure de l'importance d'une somme ajoutée à un bien quelconque, le rapport de l'une à l'autre, et d'admettre en conséquence que l'homme qui possède 1000fr., et qui gagne 100f, en reçoit un avantage égal à celui que procure un gain de 10000fr. au possesseur de 100000fr., ou le gain de fr. à l'homme n'ayant que 10fr.

Dès que l'on fait entrer dans l'appréciation des sommes éventuelles, la considération du bien antérieurement possédé, la même somme acquiert plus d'importance lorsqu'on la perd que lorsqu'on la gagne. En effet, le joueur qui, possédant 1000f", va risquer une somme de 100fr., s'expose à perdre la 10° partie de son bien; l'importance de cette somme pour lui est représentée alors par; mais s'il la gagne, comme

il aura 1100f, la même somme de 100ft. ne sera plus que de sa fortune; elle aura par conséquent diminué de valeur morale. Buffon, qui a proposé cette hypothèse, en conclut que le jeu le plus simple et le plus égal, celui dans lequel deux personnes qui possèdent autant de bien l'une que l'autre, ont en leur faveur un nombre égal de chances, entraîne toujours une perte absolue d'aisance, puisque l'événement diminue plus le bien-être du perdant qu'il n'augmente celui du gagnant. Dans l'exemple ci-dessus, l'estimation de cette perte serait; dans celui de Buffon, la somme éventuelle étant la moitié de la fortune des joueurs, les valeurs morales de la perte et du gain sont exprimées paret, dont la différence est (*).

En général, soit a le bien antérieur, et « la somme éventuelle; l'importance de cette somme sera exprimée par

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Ceci conduit naturellement à chercher la valeur de la perte d'une importance équivalente au gain «. Soit x cette perte; on aura

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On voit par la dernière expression de x, que sa valeur approchera d'autant plus de a, que la fraction

a

sera plus petite; ensorte que le gain et la perte

(*) Essais d'Arithmétique morale, p. 69 du t. IV du Supple ment de l'Histoire naturelle, édition in-4°.

ne peuvent être d'égale importance que lorsqu'ils sont infiniment petits par rapport au bien antérieur.

70. C'est dans cet état que Daniel Bernoulli les considère d'abord, et suppose que leur valeur morale ou leur importance, qu'il désigne par le mot latin emolumentum, est en raison inverse du bien antérieur (*). Il conçoit ensuite qu'un bien quelconque est produit par l'accumulation d'un nombre infini de petits accroissemens dont chacun y ajoute un degré d'impor tance proportionnel à son rapport avec le capital déjà formé. La somme de tous ces degrés compose l'importance ou la valeur morale de la somme produite ainsi. En désignant par a les petits accroissemens du capital, par a, a, a", a"...x ses valeurs successives, et par k un nombre constant, l'importance du capital x sera exprimée par la suite

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dont la somme, lorsqu'on suppose a infiniment petit, s'obtient avec la plus grande facilité par le calcul inté~ gral (Voyez la note III.). Avec ce secours, on trouve k12 pour la mesure de l'importance cherchée.

a

Pour s'assurer que cette mesure remplit la condition demandée, il suffit de connaître le développement du logarithme en série (Voyez le Complém. des Elém. d'Algèbre.); car si on suppose que x se change en x+a, l'expression 1 s'accroîtra

x

a

devenant 1 1(x+4):

a

(*) Commentarii Academiæ Petropolitanæ, t. V, p. 175.

de la quantité

kl (~ + a) — k 1 2 = kl (TM+4)=ki(1+2)=

a

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plus de l'égalité, que sera plus petit.

Le diviseur a désigne ici un bien primitif au dessous duquel ne saurait tomber la valeur de x, qu'on ne peut pas supposer négative; car, comme le remarque Bernoulli, il n'y a que l'individu mourant actuellement de faim, duquel on puisse dire qu'il ne possède rien absolument. « Celui qui se procure en mendiant » une somme annuelle de 10 pièces d'or, n'en ассерla condition de renoncer à ce 50 pas » moyen de gagner sa vie, aussi bien qu'à tout autre. Il

» terait

Sous

en est ainsi de ceux qui ne vivent qu'en empruntant. » Pourraient-ils s'interdire à jamais cette ressource, » moyennant une somme plus considérable même que » celle qui les libérerait de leurs dettes? Si donc le » mendiant et l'emprunteur ne veulent pas renoncer » à cette sorte de profession, le premier, à moins d'un

capital de 100 pièces d'or, et le second, à moins » d'un capital de 1000, nous regarderons l'un comme » riche de 100 pièces, et l'autre de 1000, quoique, » dans le langage ordinaire, on dise que l'un n'a rien, » et l'autre moins que rien. » En général, le bien possédé par un individu est au moins représenté par la subsistance qu'il tire de l'emploi de sa force et de son industrie, et ne s'anéantit qu'avec sa vie.

71. Si nous représentons par y l'importance du ca

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