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TRAITÉ ÉLÉMENTAIRE

• DU

CALCUL DES PROBABILITÉS.

Notions préliminaires sur le sens des mots CERTITUDE et PROBABILité.

1. La conscience d'une sensation actuelle, la perception instantanée et avec pleine évidence de la convenance ou de la disconvenance de deux idées : voilà où se trouve, sous le double rapport de nos facultés physiques et intellectuelles, le plus haut degré de certitude, la certitude absolue; bien entendu qu'il faut écarter de la sensation les jugemens dont on pourrait l'accompagner pour prononcer sur sa cause, ou la rapporter à un objet particulier, et de la comparaison des idées, tout ce qui ne se réduirait pas à des idées simples et tellement circonscrites, que, l'entendement puisse les embrasser d'une seule vue (*).

(*) En employant les mots facultés physiques et intellectuelles, je n'ai en vue que de me conformer à la division établie par le langage ordinaire dans nos facultés, sans rien préjuger sur leur origine et connexion.

C'est en vain que les philosophes ont cherché pendant long-tems un criterium de vérité, différent de la parfaite intuition que je viens de rappeler; puisqu'au bout des plus longues explications, il faut toujours en venir à reconnaître dans l'esprit la faculté de saisir immé– diatement l'accord où la convenance de deux idées ou de deux notions. Aussi tous leurs efforts, quand ils les ont bien dirigés, n'ont servi qu'à les ramener à ce terme avoué maintenant par tous les bons esprits, qui paraissent convaincus que le seul objet des règles essentielles du raisonnement est de prévenir toute illusion dans le jugement que nous portons de cette évidence, en examinant avec soin l'étendue que reçoit chaque idée dans les diverses combinaisons qu'on en fait, et en contrôlant sans cesse la vérité de nos souvenirs et l'exactitude de nos énumérations. C'est en effet à cela que se réduisent les fameuses règles de Descartes, auxquelles on n'a rien ajouté d'essentiel (*):

(*) Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici ces règles, et d'y joindre celles que Newton a prescrites pour les recherches phy→ siques, parce que dans la suite nous aurons occasion d'en tirer des conséquences pour le sujet qui nous occupe.

Règles de Descartes. (Discours de la Méthode, éd. de 1637, p. 20. )

1o. « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la » connusse évidemment être telle: c'est-à-dire, éviter soigneuse»ment la précipitation, et la prévention; et ne rien comprendre á de plus en mes jugemens, que ce qui se présenterait si claire » ment et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune' » occasion de le mettre en doute.

2o. » Diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant » de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux >> résoudre.

30. » Conduire par ordre mes pensées, en commençant par les » objets les plus simples, et les plus aisés à connaître, pour monter » peu à peu comme par degrés, jusques à la connaissance des plus

DES PROBABIlités.

2. Des sensations et des jugemens simples confiés à notre mémoire, naissent des séries de conséquences dont la certitude dépend d'un nouvel élément, la fidélité avec laquelle cette mémoire nous rend ce que nous avons éprouvé. La confiance que nous acquérons à cet égard, n'est fondée que sur la constante répétition dụ fait, et sur l'assurance que cette répétition nous donne de son renouvellement chaque fois que nous le desirerons ou que les circonstances l'exigeront. Ici se montre un penchant ou une loi de l'esprit humain, la tendance générale à croire au retour des faits que nous avons observés plusieurs fois sur nous ou sur les autres objets, penchant qui se lie à l'opinion que nous acqué¬ rons bientôt de la constance des lois de la nature.

Ces propositions: Tout homme mourra; le soleil se levera demain; j'ai suivi telle démonstration, j'en

» composés; et en supposant même de l'ordre entre ceux qui në » se précèdent point naturellement les uns les autres.

40. » Faire partout des dénombremens si entiers, et des revues » si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. »

Règles de Newton. (Traduction de ses Principes, par Mme du Chastelet, tom. II, pag. 2.)

1o. « Il ne faut admettre de causes que celles qui sont néces saires pour expliquer les phénomènes.

2o. » Les effets du même genre doivent toujours être attribués, » autant qu'il est possible, à la même cause.

3°. » Les qualités des corps qui ne sont susceptibles ni d'aug »mentation ni de diminution, et qui appartiennent à tous les corps » sur lesquels on peut faire des expériences, doivent être regardées » comme appartenantes à tous les corps en général.

4o. » Dans la philosophie expérimentale, les propositions tirées » par induction des phénomènes, doivent être regardées, malgré » les hypothèses contraires, comme exactement ou à peu près vraies, » jusqu'à ce que quelques autres phénomènes les confirment en»tièrement ou fassent voir qu'elles sont sujettes à exception. >>

1..

'ai trouvé toutes les parties exactes, et j'ai la conviction de la vérité énoncée, n'ont pas d'autre fon'dement.

Tant de faits, auxquels on n'a pu jusqu'ici en opposer aucun de bien constaté, ont vérifié la mortalité dé l'espèce humaine; le soleil s'est levé un si grand nombre de fois; tout homme, reconnu en état de santé, et doué d'une intelligence saine, a si constamment senti, quand il a voulu y revenir, la vérité de chacun des jugemens simples qui composent une démonstration, qu'on ne forme aucun doute sur la répétition de ces événemens, quoiqu'on ne puisse s'empêcher d'y reconnaître une différence essentielle avec la conscience d'une sensation ou l'intuition d'un jugement porté sur deux idées simples dont la connexion est évidente. Aussi le degré de certitude acquis par cette voie, est-il bien près de la certitude absolue; cependant quelle garantie avons-nous qu'une loi naturelle, qui ne s'est pas encore développée à nos yeux, ne modifiera pas la succession de ces faits répétés un nombre presqu'infini de fois, mais pourtant sans que nous ayons pu saisir la manière d'agir des causes qui les produisent, ou la nécessité de leur dépendance réciproque (*).

3. Si des faits auxquels nous ne connaissons encore aucune exception, nous passons à d'autres qui nous en ont offert, nous verrons le doute s'introduire dans notre esprit, par des nuances de plus en plus fortes. Quand ́il s'agira, par exemple, de nous en rapporter aux témoignages des autres; la multitude d'erreurs involontaires et de mensonges prémédités, rendra très-circonspect l'homme de sens dans son acquiescement aux informations qui lui seront données. Chaque fait qu'il

(*) Voyez dans les Essais philosophiques de Hume, ses réflexions sur les idées de liaison et de pouvoir.

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aura pu vérifier par lui-même, ou qui, ne sortant pas du train habituel des choses, n'aura été le sujet d'au-, cune réclamation, établira dans son esprit la validité des témoignages; mais les déceptions l'ébranleront d'autant plus qu'elles seront plus répétées. Il balancera les uns avec les autres, les résultats contraires, demeurera souvent en suspens; et s'il est forcé de prendre un parti, il ne le prendra que dans le sens où les autorités lui paraîtront plus nombreuses, mieux d'accord entre elles, plus conformes à ses observations ou aux faits bien avérés.

Un observateur qui a remarqué les fréquentes coïnci-. dences de la chute de la pluie, avec l'abaissement du mercure dans le baromètre, avec le règne de certains vents, avec un certain état des nuages, lorsqu'il verra le concours de tous ces indices, regardera la pluie comme prochaine, sans pouvoir assurer néanmoins que le fait arrivera infailliblement; car il se rappellera en même tems que ces apparences ont été quelquefois trompeuses, que le mercure a baissé dans le baromètre et que le tems a été couvert sans qu'il ait plu, que des vents ou des courans supérieurs inaperçus, ou d'autres modifications de l'air ont dissipé les nuages les plus menaçans: mais il aura une confiance d'autant plus grande dans l'arrivée de la pluie, que la comparaison des faits conformes à sa conjecture avec les faits contraires, lui donnera lieu de former un plus grand nombre de jugemens pour l'affirmer que pour la nier.

L'événement qui est içi la chute de la pluie, quoique douteux pour celui qui en observe les indices, n'est point lui-même livré au hasard; il résulte de l'état antérieur et présent de l'atmosphère et des conséquences nécessaires de cet état. Une intelligence supérieure qui en saisirait toutes les conditions, en conclurait tout de suite

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