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disons un idéal de vérité, ce n'est point une exagération; on sait que ces vers:

Des dieux que nous servons connois la différence, etc.,

sont les paroles mêmes de François de Guise 1. Quant au reste de la tirade, c'est la substance de la morale évangélique.

Je ne me suis connu qu'au bout de ma carrière.

J'ai fait, jusqu'au moment qui me plonge au cercueil, Gémir l'humanité du poids de mon orgueil.

Un trait seul n'est pas chrétien dans ce mor

ceau :

Instruisez l'Amérique, apprenez à ses rois

Que les chrétiens sont nés pour leur donner des lois.

Le poëte a voulu faire reparoître ici la nature et le caractère orgueilleux de Guzman : l'intention dramatique est heureuse; mais prise comme beauté absolue, le sentiment exprimé dans ce vers est bien petit, au milieu des hauts sentiments dont il est environné! Telle se montre toujours la pure nature, auprès de la nature chrétienne. Voltaire est bien ingrat d'avoir calomnié un culte qui lui a fourni ses plus beaux titres à l'immortalité. Il auroit toujours dû se rappeler ce vers, qu'il avait fait sans doute par un mouvement involontaire d'admiration :

Quoi donc les vrais chrétiens auroient tant de vertu! Ajoutons tant de génie.

CHAPITRE VIII.

LA FILLE,

IPHIGÉNIE.

Iphigénie et Zaïre offrent, pour le caractère de la fille, un parallèle intéressant. L'une et l'autre, sous le joug de l'autorité paternelle, se dévouent à la religion de leur pays. Agamemnon, il est vrai, exige d'Iphigénie le double sacrifice de son amour et de sa vie, et Lusignan

1 On ignore assez généralement que Voltaire ne s'est servi des paroles de François de Guise qu'en les empruntant d'un autre poëte; Row en avoit fait usage avant lui dans son Tamerlan, et l'auteur d'Alzire s'est contenté de traduire, mot pour mot, le tragique anglois :

Now learn the difference, 'wixt thy faith and mine...

Thine bids thee lift thy dagger to my throat;

Mine can forgive the wrong, and bid thee live.

ne demande à Zaïre que d'oublier son amour; mais pour une femme passionnée, vivre et renoncer à l'objet de ses vœux, c'est peut-être une condition plus douloureuse que la mort. Les deux situations peuvent donc se balancer quant à l'intérêt naturel : voyons s'il en est ainsi de l'intérêt religieux.

Agamemnon, en obéissant aux dieux, ne fait, après tout, qu'immoler sa fille à son ambition. Pourquoi la jeune Grecque se dévoueroit-elle à Neptune? N'est-ce pas un tyran qu'elle doit détester? Le spectateur prend parti pour Iphigénie contre le ciel. La pitié et la terreur s'appuient donc uniquement, dans cette situation, sur l'intérêt naturel; et si vous pouviez retrancher la religion de la pièce, il est évident que l'effet théâtral resteroit le même.

Mais dans Zaïre, si vous touchez à la religion, tout est détruit. Jésus-Christ n'a pas soif de sang; il ne veut que le sacrifice d'une passion. A-t-il le droit de le demander ce sacrifice? Hé! qui pourroit en douter? N'est-ce pas pour racheter Zaïre qu'il a été attaché à une croix, qu'il a supporté l'insulte, les dédains et les injustices des hommes; qu'il a bu jusqu'à la lie le calice d'amertume? Et Zaïre iroit donner son cœur et sa main à ceux qui ont persécuté ce Dieu charitable! à ceux qui tous les jours immolent des chrétiens ! à ceux qui retiennent dans les fers ce successeur de Bouillon, ce défenseur de la foi, ce père de Zaïre! Certes la religion n'est pas inutile ici, et qui la supprimeroit anéantiroit la pièce.

Au reste, il nous semble que Zaïre, comme tragédie, est encore plus intéressante qu'Iphigénie, pour une raison que nous essaierons de développer ceci nous oblige de remonter au principe de l'art.

Il est certain qu'on ne doit élever sur le cothurne que des personnages pris dans les hauts rangs de la société. Cela tient à de certaines convenances que les beaux-arts, d'accord avec le cœur humain, savent découvrir. Le tableau des infortunes que nous éprouvons nous-mêmes nous afflige sans nous instruire. Nous n'avons pas besoin d'aller au spectacle pour y apprendre les secrets de notre famille; la fiction ne peut nous plaire, quand la triste réalité habite sous notre toit. Aucune morale ne se rattache d'ailleurs à une pareille imitation: bien au con

traire, car en voyant le tableau de notre état, ou nous tombons dans le désespoir, ou nous envions un état qui n'est pas le nôtre. Conduisez le peuple au théâtre : ce ne sont pas des hommes sous le chaume, et des représentations de sa propre indigence, qu'il lui faut; il vous demande des grands sur la pourpre; son oreille veut être remplie de noms éclatants, et son œil occupé de malheurs de rois..

La morale, la curiosité, la noblesse de l'art, la pureté du goût, et peut-être la nature envieuse de l'homme, obligent donc de prendre les acteurs de la tragédie dans une condition élevée. Mais si la personne doit être distinguée, sa douleur doit être commune, c'est-à-dire d'une nature à être sentie de tous. Or c'est en ceci que Zaïre nous paroît plus touchante qu'Iphigénie.

Que la fille d'Agamemnon meure pour faire partir une flotte, le spectateur ne peut guère s'intéresser à ce motif. Mais la raison presse dans Zaïre, et chacun peut éprouver le combat d'une passion contre un devoir. De là dérive cette règle dramatique : qu'il faut, autant que possible, fonder l'intérêt de la tragédie non sur une chose, mais sur un sentiment, et que le personnage doit être éloigné du spectateur par son rang, mais près de lui par son malheur. Nous pourrions maintenant chercher dans le sujet d'Iphigénie, traité par Racine, les traits du pinceau chrétien; mais le lecteur est sur la voie de ces études, et il peut la suivre: nous ne nous arrêterons plus que pour faire une observation.

Le père Brumoy a remarqué qu'Euripide, en donnant à Iphigénie la frayeur de la mort et le désir de se sauver, à mieux parlé selon la nature que Racine, dont Iphigénie semble trop résignée. L'observation est bonne en soi; mais ce que le père Brumoy n'a pas vu, c'est que l'Iphigénie moderne est la fille chrétienne. Son père et le ciel ont parlé, il ne reste plus qu'à obéir. Racine n'a donné ce courage à son héroïne que par l'impulsion secrète d'une institution religieuse qui a changé le fond des idées et de la morale. Ici le christianisme va plus loin que la nature, et par conséquent est plus d'accord avec la belle poésie, qui agrandit les objets et aime un peu l'exagération. La fille d'Agamemnon, étouffant sa passion et l'amour de

la vie, intéresse bien davantage qu'Iphigénie pleurant son trépas. Ce ne sont pas toujours les choses purement naturelles qui touchent il est naturel de craindre la mort, et cependant une victime qui se lamente sèche les pleurs qu'on versoit pour elle. Le cœur humain veut plus qu'il ne peut; il veut surtout admirer : il a en soi-même un élan vers une beauté inconnue, pour laquelle il fut créé dans son origine.

La religion chrétienne est si heureusement formée, qu'elle est elle-même une sorte de poésie, puisqu'elle place les caractères dans le beau idéal : c'est ce que prouvent les martyrs chez nos peintres, les chevaliers chez nos poëtes, etc. Quant à la peinture du vice, elle peut avoir dans le christianisme la même vigueur que celle de la vertu, puisqu'il est vrai que le crime augmente en raison du plus grand nombre de liens que le coupable a rompus. Ainsi les muses, qui haïssent le genre médiocre et tempéré, doivent s'accommoder infiniment d'une religion qui montre toujours ses personnages au-dessus ou au-dessous de l'homme.

Pour achever le cercle des caractères naturels, il faudroit parler de l'amitié fraternelle ; mais ce que nous avons dit du fils et de la fille s'applique également à deux frères, ou à un frère et à une sœur. Au reste, c'est dans l'Écriture qu'on trouve l'histoire de Caïn et d'Abel, cette grande et première tragédie qu'ait vue le monde; nous parlerons ailleurs de Joseph et de ses frères.

En un mot le christianisme n'enlève rien au poëte des caractères naturels, tels que pouvoit les représenter l'antiquité; et il lui offre de plus son influence sur ces mêmes caractères. Il augmente donc nécessairement la puissance, puisqu'il augmente le moyen, et multiplie les beauté's dramatiques en multipliant les sources dont elles émanent.

CHAPITRE IX.

CARACTÈRES SOCIAUX.

LE PRÊTRE.

Ces caractères, que nous avons nommés sociaux, se réduisent à deux pour le poëte, ceux du prêtre et du guerrier.

Si nous n'avions pas consacré à l'histoire du

clergé et de ses bienfaits la quatrième partie de notre ouvrage, il nous seroit aisé de faire voir à présent combien le caractère du prêtre, dans notre religion, offre plus de variété et de grandeur que le même caractère dans le polythéisme. Que de tableaux à tracer depuis le pasteur du hameau jusqu'au pontife qui ceint la triple couronne pastorale; depuis le curé de la ville jusqu'à l'anachorète du rocher; depuis le chartreux et le trappiste jusqu'au docte bénédictin; depuis le missionnaire et cette foule de religieux consacrés aux maux de l'humanité, jusqu'au prophète de l'antique Sion! L'ordre des vierges n'est ni moins varié ni moins nombreux ces filles hospitalières qui consument leur jeunesse et leurs grâces au service de nos douleurs; ces habitantes du cloître qui élèvent à l'abri des autels les épouses futures des hommes, en se félicitant de porter elles-mêmes les chaînes du plus doux des époux ; toute cette innocente famille sourit agréablement aux neuf Sœurs de la Fable. Un grand prêtre, un devin, une vestale, une sibylle, voilà tout ce que l'antiquité fournissoit au poëte; encore ces personnages n'étoient-ils mêlés qu'accidentellement au sujet, tandis que le prêtre chrétien peut jouer un des rôles les plus importants de l'épopée.

M. de La Harpe a montré dans sa Mélanie ce que peut devenir le caractère d'un simple curé, traité par un habile écrivain. Shakespeare, Richardson, Goldsmith, ont mis le prêtre en scène avec plus ou moins de bonheur. Quant aux pompes extérieures, nulle religion n'en offrit jamais de plus magnifiques que les nôtres. La Fête-Dieu, Noël, Pâques, la semaine sainte, la fête des Morts, les funérailles, la messe, et mille autres cérémonies, fournissent un sujet inépuisable de descriptions 1. Certes, les Muses modernes qui se plaignent du christianisme n'en connoissent pas les richesses. Le Tasse a décrit une procession dans la Jérulem, et c'est un des plus beaux tableaux de son poëme. Enfin le sacrifice antique n'est pas même banni du sujet chrétien; car il n'y a rien de plus facile, au moyen d'un épisode, d'une comparaison ou d'un souvenir, de rappeler un sacrifice de l'ancienne loi.

1 Nous parlerons de toutes ces fêtes dans la partie du culte.

CHAPITRE X.

SUITE DU PRÊTRE.

LA SIBYLLE. - JOAD.

PARALLÈLE DE VIRGILE ET DE RACINE.

Énée va consulter la sibylle arrêté au soupirail de l'antre, il attend les paroles de la prophètesse.

Cum virgo: Poscere fata, etc.

« Alors la vierge : il est temps d'interroger le destin. Le dieu! voilà le dieu! Elle dit, etc. »>

Énée adresse sa prière à Apollon; la sibylle lutte encore; enfin le dieu la dompte; les cent portes de l'antre s'ouvrent en mugissant, et ces paroles se répandent dans les airs: Ferunt responsa per auras :

O tandem magnis pelagi defuncte periclis!

Ils ne sont plus les périls de la mer! mais quel danger sur la terre! etc. »

Remarquez la rapidité de ces mouvements : Deus, ecce deus! La sibylle touche, saisit l'esprit, elle en est surprise : Le dieu! Voilà le dieu! c'est son cri. Ces expressions: Non vultus, non color unus, peignent excellemment le trouble de la prophétesse. Les tours négatifs sont particuliers à Virgile; et l'on peut remarquer, en général, qu'ils sont fort multipliés chez les écrivains d'un génie mélancolique. Ne seroit-ce point que les ames tendres et tristes sont naturellement portées à se plaindre, à désirer, à douter, à s'exprimer avec une sorte de timidité, et que la plainte, le désir, le doute et la timidité sont des privations de quelque chose? L'homme que l'adversité a rendu sensible aux peines d'autrui ne dit pas avec assurance

Je connois les maux; mais il dit, comme Didon: Non ignara mali. Enfin, les images favorites des poëtes enclins à la rêverie sont presque toutes empruntées d'objets négatifs, tels que le silence des nuits, l'ombre des bois, la solitude des montagnes, la paix des tombeaux, qui ne sont que l'absence du bruit, de la lumière, des hommes, et des inquiétudes de la vie 1.

1 Ainsi Euryale, en parlant de sa mère, dit : Genitrix.

. quam miseram tenuit non Ilia tellus Mecum excedentem, non mœnia regis Acestæ.

Quelle que soit la beauté des vers de Virgile, | yeux de la Muse, comme ces jumeaux de l'É

la poésie chrétienne nous offre encore quelque chose de supérieur. Le grand-prêtre des Hébreux, prêt à couronner Joas, est saisi de l'esprit divin dans le temple de Jérusalem :

Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta querelle,
Des prêtres, des enfants, ó Sagesse éternelle!
Mais si tu les soutiens, qui peut les ébranler?
Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler;
Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites.
Ils ne s'assurent point en leurs propres mérites,
Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois,
En tes serments jurés au plus saint de leurs rois,
En ce temple où tu fais ta demeure sacrée,
Et qui doit du soleil égaler la durée.

Mais d'où vient que mon cœur frémit d'un saint effroi?
Est-ce l'esprit divin qui s'empare de moi?

C'est lui-même: il m'échauffe;il parle; mes yeux s'ouvrent, Et les siècles obscurs devant moi se découvrent.

Cieux, écoutez ma voix ; terre, prête l'oreille :
Ne dis plus, ô Jacob! que ton Seigneur sommeille.
Pécheurs, disparoissez; le Seigneur se réveille.

Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé?
Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé ?...
Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide,
Des prophètes divins malheureuse homicide;
De son amour pour toi ton Dieu s'est dépouillé;
Mon encens à ses yeux est un encens souillé...
Où menez-vous ces enfants et ces femmes ?
Le Seigneur a détruit la reine des cités ;
Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés;
Dieu ne veut plus qu'on vienne à ses solennités.
Temple, renverse-toi; cèdres, jetez des flammes.
Jérusalem, objet de ma douleur,

Quelle main en un jour t'a ravi tous tes charmes?
Qui changera mes yeux en deux sources de larmes,
Pour pleurer ton malheur?

Il n'est pas besoin de commentaire. Puisque Virgile et Racine reviennent si souvent dans notre critique, tâchons de nous faire une idée juste de leur talent et de leur génie. Ces deux grands poëtes ont tant de ressemblance, qu'ils pourroient tromper jusqu'aux

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neide, qui causoient de douces méprises à leur mère.

Tous deux polissent leurs ouvrages avec le même soin, tous deux sont pleins de goût, tous deux hardis et pourtant naturels dans l'expression, tous deux sublimes dans la peinture de l'amour; et, comme s'ils s'étoient suivis pas à pas, Racine a fait entendre dans Esther je ne sais quelle suave mélodie dont Virgile a pareillement rempli sa seconde églogue, mais toutefois avec la différence qui se trouve entre la voix de la jeune fille et celle de l'adolescent, entre les soupirs de l'innocence et ceux d'une passion criminelle.

Voilà peut-être en quoi Virgile et Racine se ressemblent; voici peut-être en quoi ils diffèrent.

Le second est en général supérieur au premier dans l'invention des caractères : Agamemnon, Achille, Oreste, Mithridate, Acomat, sont fort au-dessus des héros de l'Eneide. Enée et Turnus ne sont beaux que dans deux ou trois moments; Mézence seul est fièrement dessiné.

Cependant, dans les peintures douces et tendres, Virgile retrouve son génie : Évandre, ce vieux roi d'Arcadie, qui vit sous le chaume, et que défendent deux chiens de berger au même lieu où les Césars, entourés des prétoriens, habiteront un jour leurs palais; le jeune Pallas, le beau Lausus, Nisus et Euryale, sont des personnages divins.

Dans les caractères de femmes, Racine reprend la supériorité: Agrippine est plus ambitieuse qu'Amate, Phèdre plus passionnée que Didon.

Nous ne parlons point d'Athalie, parce que Racine, dans cette pièce, ne peut être comparé à personne : c'est l'œuvre le plus parfait du génie inspiré par la religion.

Mais, d'un autre côté, Virgile a pour certains lecteurs un avantage sur Racine sa voix, si nous osons nous exprimer ainsi, est plus gémissante et sa lyre plus plaintive. Ce n'est pas que l'auteur de Phèdre n'eût été capable de trouver cette sorte de mélodie des soupirs; le rôle d'Andromaque, Bérénice tout entière, quelques stances des cantiques imités de l'Écriture, plusieurs strophes des chœurs d'Esther et d'Athalie, montrent ce qu'il auroit pu faire dans

ce genre; mais il vécut trop à la ville, pas assez dans la solitude. La cour de Louis XIV, en lui donnant la majesté des formes et en épurant son langage, lui fut peut-être nuisible sous d'autres rapports; elle l'éloigna trop des champs et de la nature.

Nous avons déjà remarqué1 qu'une des premières causes de la mélancolie de Virgile fut sans doute le sentiment des malheurs qu'il éprouva dans sa jeunesse. Chassé du toit paternel, il garda toujours le souvenir de sa Mantoue; mais ce n'étoit plus le Romain de la république, aimant son pays à la manière dure et apre des Brutus : c'étoit le Romain de la monarchie d'Auguste, le rival d'Homère, et le nourrisson des Muses.

Virgile cultiva ce germe de tristesse en vivant seul au milieu des bois. Peut-être faut-il encore ajouter à cela des accidents particuliers. Nos défauts moraux ou physiques influent beaucoup sur notre humeur, et sont souvent la cause du tour particulier que prend notre caractère. Virgile avoit une difficulté de prononciation2; il étoit foible de corps, rustique d'apparence. Il semble avoir eu dans sa jeunesse des passions vives, auxquelles ces imperfections naturelles purent mettre des obstacles. Ainsi, des chagrins de famille, le goût des champs, un amour-propre en souffrance, et des passions non satisfaites, s'unirent pour lui donner cette rêverie qui nous charme dans ses écrits.

On ne trouve point dans Racine le Diis aliter visum, le Dulces moriens reminiscitur Argos, le Disce puer virtutem ex me-fortunam ex aliis, le Lyrnessi domus alta: sola Laurente sepulcrum. Il n'est peut-être pas inutile d'observer que ces mots attendrissants se trouvent presque tous dans les six derniers livres de l'Eneide, ainsi que les épisodes d'Évandre et de Pallas, de Mézence et de Lausus, de Nisus et d'Euryale. Il semble qu'en approchant du tombeau le Cygne de Mantoue mit dans ses accents quelque chose de plus céleste, oomme les cygnes de l'Eurotas, consacrés aux Muses, qui, avant d'expirer, avoient, selon Pythagore, une vision de l'Olympe, et témoi

1 Partie 1re, liv. v, avant-dernier chapitre.

Sermone tardissimum, ac pene indocto similem.... Facie rusticada, etc. DONAT.,' de P. Virgilii Maronis Vita.

gnoient leur ravissement par des chants harmonieux.

Virgile est l'ami du solitaire, le compagnon des heures secrètes de la vie. Racine est peutêtre au-dessus du poëte latin, parce qu'il a fait ! Athalie; mais le dernier a quelque chose qui remue plus doucement le cœur. On admire ! plus l'un, on aime plus l'autre; le premier a des douleurs trop royales, le second parle davantage à tous les rangs de la société. En parcourant les tableaux des vicissitudes humaines ! tracées par Racine, on croit errer dans les parcs abandonnés de Versailles : ils sont vastes et tristes; mais, à travers leur solitude, on distingue la main régulière des arts, et les vestiges des grandeurs :

Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes.

Les tableaux de Virgile, sans être moins nobles, ne sont pas bornés à de certaines per- | spectives de la vie; ils représentent toute la nature ce sont les profondeurs des forêts, l'aspect des montagnes, les rivages de la mer, où des femmes exilées regardent, en pleurant, l'immensité des flots :

Cunctæque profundum Pontum adspectabant flentes.

CHAPITRE XI.

LE GUERRIER.

DÉFINITION DU BEAU IDÉAL.

Les siècles héroïques sont favorables à la poésie, parce qu'ils ont cette vieillesse et cette incertitude de tradition que demandent les Muses, naturellement un peu menteuses. Nous voyons chaque jour se passer sous nos yeux des choses extraordinaires sans y prendre aucun intérêt; mais nous aimons à entendre raconter des faits obscurs qui sont déjà loin de nous. C'est qu'au fond les plus grands événements de la terre sont petits en eux-mêmes: notre âme, qui sent ce vice des affaires humaines, et qui tend sans cesse à l'immensité, tâche de ne les voir que dans le vague, pour les agrandir.

Or, l'esprit des siècles héroïques se forme du mélange d'un état civil encore grossier, et d'un

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