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CONCLUSION

En étudiant la vie d'Edouard Young et ses œuvres nous avons reconnu chez lui les traces d'une double influence. L'une lui vient du milieu littéraire où il se trouva plongé à l'Université d'Oxford, c'est la tendance des écrivains néo-classiques anglais, conduits par Dryden, Addison et Pope, à la correction, au respect, puis à l'imitation des anciens. Il la subit et s'y plie sans peine dans ses premiers poèmes empreints de la régularité de torme et d'idées requise par le siècle d'Auguste, en Angleterre, et pleins des souvenirs des grands auteurs latins et des livres bibliques. L'autre influence, antérieure et plus subtile, lui vient de Winchester et des impressions, plutôt sombres et romantiques, s'y rattachant vers la fin du XVIIe siècle. Young appartient à cette vieille école de Guillaume de Wykeham, qui marque ses élèves d'un cachet distinctif, leur inspirant de fortes pensées et le goût de l'indépendance intellectuelle. Il continue la série glorieusement inaugurée par Sir John Davies et Thomas Otway, il fait partie de la phalange où figurent John Philips et William Harrison, bientôt suivis de Christopher Pitt, de Joseph Warton et de William Collins. Comme eux, rompu dès sa jeunesse à l'art des vers, il a pris au contact de Winton College une teinte de mélancolie pensive, mais bien personnelle, qui se montre dans le choix de ses sujets et dans la manière dont il les traite. Par là s'expliquent son aptitude à se conformer aux méthodes du jour, à écrire aussi joliment en distiques héroïques que le plus habile des fins lettrés du temps, ainsi que cette veine de sérieux et de profond sentiment qui perce, petit à petit, dans ses productions successives.

L'éducation et le milieu littéraire le préparaient donc à jouer un rôle complexe. Admirateur convaincu de Dryden et de ses émules, il accepte leur idéal qui consiste à étudier les anciens pour s'inspirer de leur exemple. Mais, dès le début de sa carrière, il se dégoûte du métier de copiste et s'il ne revendique pas encore très haut le droit à la pensée libre et spontanée, déjà il condamne l'abus des traductions en vers et des paraphrases qui suivent un ouvrage de l'antiquité pas à pas sans jamais parvenir à l'atteindre. C'est ce qu'indique nettement l'avant-propos anglais de son discours latin prononcé à l'inauguration de la Bibliothèque Codrington. Au théâtre, qu'il aborde bientôt après, il désapprouve aussi l'imitation des pièces françaises et propose, tant en théorie que par la composition de La Vengeance, le retour à la Renaissance et à la nature en prenant pour modèle le grand tragique Shakespeare. Pareils symptômes de réaction sont significatifs à cette époque. Ils laissent voir que le poète est captivé par une beauté différente de la froide correction classique, par la chaleur du langage, par l'impétuosité de l'action, ces qualités pour ainsi dire natives de l'époque d'Elizabeth, mais dédaignées et dépréciées par les meilleurs critiques du règne de George Ier. Aussi la glorification du maître dramaturge ne constitue-t-elle pas seulement un phénomène intéressant dans l'histoire de l'appréciation des pièces shakespeariennes; elle prouve péremptoirement que chez Young les germes d'indépendance littéraire reçus à Winchester se disposent à grandir et n'attendent que des circonstances favorables pour arriver à pleine maturité.

L'occasion se présenta lors de la publication d'un recueil de vieilles ballades, en 1723, et lors de l'invasion de la poésie écossaise, à Londres, avec les œuvres d'Allan Ramsay et du jeune Thomson. Quand celui-ci reprend, dans son Hiver (1726), le mètre miltonien ou vers blanc que John Philips avait cherché à faire revivre, notre auteur suit encore docilement les méthodes dominantes. Il concilie son désir d'innover et sa vénération pour le passé conventionnel en composant les premières satires régulières de l'école néo-classique, celles dont Pope s'inspirera à son tour pour les dépasser. Mais au moment où il les achève, en 1728,

nous constatons chez lui une tournure d'esprit, une direction littéraire toute différente. Pour le fond, cela se remarque sans peine dans son Appréciation Véridique de la Vie humaine, où l'observation superficielle du monde et des mœurs est remplacée par une analyse psychologique pénétrante, où la légèreté du satirique qui rit de son sujet disparaît devant une profonde misanthropie, un accent de mélancolie réelle, trahissant une douleur intime, un sombre désenchantement. En ce qui touche à la forme, il commence à se servir de strophes lyriques où l'entrelacement capricieux des rimes et des mesures contraste avec la pompeuse monotonie du distique héroïque. Au point de vue théorique, Young proclame soudain sa rupture avec l'école régnante en préconisant l'originalité comme seule sauvegarde de l'avenir littéraire du pays. Son évolution est maintenant complétée; il ne lui reste plus qu'à la manifester par une grande œuvre.

C'est alors, de 1742 à 1745, que sous l'émotion produite par des deuils successifs, il écrit son poème le plus original et le plus puissant, ses méditations nocturnes. Déjà remarquable par l'emploi continu du vers blanc, cette composition constitue le monument le plus important et presque le premier en date de l'école mélancolique. En même temps on y découvre le changement graduel de la philosophie de notre auteur. Assez enclin à la tristesse dans ses poésies juvéniles et dans ses pièces de théâtre, il aboutissait dans son Appréciation Véridique à une conception désespérée de l'existence à peine mitigée par la lointaine perspective d'un au delà supérieur au présent. Les Nuits reprennent en partie ce noir pessimisme, mais elles insistent davantage dans les chants IV et IX, double conclusion du recueil, sur la certitude de l'immortalité et des compensations futures. Ce qui est aussi plus frappant que dans le sermon et ce qui influa peut-être plus encore sur les écrivains suivants, c'est l'accent si personnel d'Young et sa tendance à faire de la Nature la confidente de ses peines, à trouver en elle comme un reflet de son humeur sombre. Un homme s'abandonnant à sa douleur en face d'un paysage dont les ténèbres et l'aspect désolé semblent renforcer les plaintes de l'affligé, voilà ce qui constitue la nouveauté, ce qui motiva le succès merveilleux des Nuits. L'école néo-classique défendait à ses.

adeptes de se mettre en scène dans leurs ouvrages; Young initie le public aux angoisses qui déchirent son cœur et son âme blessée lui révèle le secret du sentiment qui émeut toutes les autres.

Avec les Nuits sa tristesse semble s'être apaisée en s'exprimant. Les Lettres sur le Centaure non Fabuleux conservent encore, mais affaiblie, l'empreinte de ce pessimisme farouche pour qui la terre n'offre rien qui ne soit mauvais et trompeur. Les années ramènent l'espoir et la sérénité dans l'esprit du vieillard. Ses Conjectures sur la Composition Originale, auxquelles manque malheureusement la contre-partie annoncée en ce qui touche à la morale, nous le montrent plus confiant dans le domaine de la littérature. Alors que les disciples de Dryden et de Pope ne voient partout que ruines et décadence, lui, s'inspirant des théories de Bacon, proclame les droits imprescriptibles de l'intelligence humaine et pousse ses contemporains à rejeter les entraves de l'imitation servile. Passant de son ancienne désespérance à un enthousiasme presque juvénile, il déclare que le génie ne relève d'aucun maître, qu'il peut et qu'il doit se dispenser de règles destinées à assister des talents inférieurs et que le génie, loin d'être aussi rare qu'on le suppose, est aussi fréquent, aussi fécond, aussi puissant qu'au temps des grands modèles de l'antiquité latine et grecque. C'est pour les Anglais le signal de la révolte contre la dépendance littéraire, l'apparition d'un nouveau mot d'ordre, l'originalité, dans une province jusqu'alors régie par la tradition et les précédents. Young y ajoute, comme récompense de l'effort à tenter, la vision glorieuse de conquêtes futures sur le terrain de la poésie et de la prose qui renouvelleront la conception des genres les plus divers et qui relègueront les Homère, les Sophocle, les Démosthène et les Cicéron de jadis au rang de simples précurseurs bientôt dépassés. En un mot, c'est la substitution de l'individualisme le plus absolu à l'ancienne hiérarchie qui prévalait dans les lettres et les arts, et c'est, pour l'auteur lui-même, le retour du pessimisme de l'âge mûr à un optimisme définitif.

L'influence d'Young se répandant en Europe par l'entremise des nombreuses traductions de ses Nuits et de ses Conjectures amena naturellement des résultats intéressants et parfois contradictoires. C'est en Allemagne où elle a le plus fortement agi, et presque dès la publication des deux ouvrages en question, que

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