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majestueux pavillon 1. » L'esprit général, sinon l'expression dans tous ses détails, provient bien ici de l'œuvre maîtresse d'Young. Et pourtant, si le poète du XIXe siècle lui est redevable de la matière de ses Méditations et de la mélancolie qui les pénètre, il y a chez lui, comme chez ses contemporains, un élément nouveau, encore inconnu dans les Nuits. C'est le sentiment plus objectif et plus varié de la nature, tel qu'il ressort du Soir, du Lac, d'Ischia et de la Solitude, ainsi que le sentiment du passé sous la forme des souvenirs personnels dans les vers A Elvire et Adieu, dans Tristesse et les Préludes, ou sous forme historique dans Bonaparte et la Liberté ou dans une Nuit à Rome. N'oublions pas non plus que l'époque où écrivait Lamartine est pour une part dans l'inspiration de sa poésie. La tourmente révolutionnaire et les désastres qui précédèrent la Restauration des Bourbons avaient plongé la nation dans la tristesse 2. C'est ce qui explique la vogue des écrivains mélancoliques, les nombreuses imitations de Werther, entre autres celles de Chateaubriand, de Ch. Nodier et de Senancour, et le succès de la traduction des Nuits, par Le Tourneur, prolongé jusqu'en 1842, date où P. Christian la réédite encore une fois 3. Mais cet ensemble de circonstances diverses qui contribuent à répandre le pessimisme dans les masses obligent la critique à se montrer circonspecte et à ne pas attribuer à la seule influence d'Young le désespoir à la mode dans la littérature française au moment où naît l'école romantique.

Plus délicate encore serait peut-être la tâche de reconnaître l'action précise exercée sur les lettres, en France, par l'opuscule

1. N. Th. IX, 1695-99. Cf. aussi N. Th. IX, 1355-57: « Quel temple que celui-ci pour prier! Quel Dieu doit résider dans un pareil sanctuaire! » avec les vers du poète dans La Prière qui en semblent le développement :

« Voilà le sacrifice immense, universel!

L'univers est le temple, et la terre est l'autel, etc. »

2. Cf. Dorison, Alf. de Vigny, poète philosophe. in-8°, p. 18, etc.

- Paris, A. Colin, 1892, 1 vol.

3. Les Nuits d'Young suivies des tombeaux d'Hervey, traduction de P. Letourneur, revue et précédée d'un Essai sur le Jobisme par P. Christian. Paris, Lavigne, 1842, 1 vol. in-8°. A la page XXIV de cet Essai fort intéressant Christian dit d'Young qu'il est de quelque chose dans cette couleur ou cette intention de mélancolie qui règne encore sur la poésie de notre époque. »>

où notre auteur traite de la Composition Originale. La première trace certaine que nous en ayons découverte se trouve dans le Discours Préliminaire de Le Tourneur, en tête de sa version des « Night Thoughts. » Voici son appréciation : « Ce petit traité développe parfaitement les idées d'Young comme critique. On diroit qu'il auroit composé ses Nuits d'après les principes qu'il y expose, ou qu'il auroit ajusté ces principes sur ses Nuits. » Le traducteur promet de donner en entier le travail en question et en attendant il en publie quelques pages portant sur l'originalité et sur la possibilité et le devoir de tous, et des écrivains surtout, d'y atteindre. Il ajoute, enfin : « On conviendra qu'il y a bien des vérités dans ce que l'auteur appelle ses conjectures. Si les Anglois s'égarent souvent par trop de licence et de témérité, les François pourroient bien être accusés quelquefois de lâcheté dans le champ du génie; souvent ils étouffent leur talent à force de goût et de servitude. L'Année Littéraire de Fréron [en 1769, tome II, p. 228] releva le passage cité comme « rempli de vues neuves et solides » et invita Le Tourneur à faire connaître le reste. Cependant, malgré ce début favorable, il est fort difficile de suivre l'effet des théories ainsi exposées sur la littérature française. Un critique contemporain, Mr Al. von Weilen, croit les reconnaître dans la poétique de Marmontel, parue en 1763, notamment dans sa polémique contre les anciens et dans l'éloge qu'il fait des « licences heureuses» de Shakespeare. Il nous semble, à notre tour, en entendre l'écho dans les Mélanges de Littérature 2 où d'Alembert, à propos de l'art de traduire, parle d'a accorder aux écrivains créateurs le premier rang qu'ils méritent » et s'élève contre l'obligation à laquelle on voudrait soumettre les traducteurs de « se borner à être des copistes. » N'y a-t-il pas aussi comme un ressouvenir des mêmes idées dans la lettre précédemment mentionnée qu'écrit La Harpe, le 24 juin 1764, et où il déclare qu' un vrai poète est l'enfant de la nature, il est riche et facile comme elle. Comme elle, il produit avec cet air d'aisance et

1. Les Nuits d'Young, trad. de Le Tourneur, 1769. Discours Préliminaire, pp. xxxi-xlvii.

2. Voir ces Mélanges, op. cit., tome III, p. 16.

de grandeur qui convient à la puissance créatrice.» Puisque le critique ne peut guère avoir emprunté à Young lui-même des armes pour le combattre, il faut que ces idées, mises en circulation par Suard et l'abbé Arnaud, aient été communes alors à tous les bons esprits 1, et c'est cette action occulte, la seule probable ici, que nous tenions à signaler.

L'influence de l'écrivain anglais, en France, se présente ainsi sous deux aspects tout différents. Sous l'un, apparente et fort répandue, elle traverse la Révolution et l'Empire pour ne disparaître qu'avec la Restauration, mais elle s'exerce par l'intermédiaire, en quelque sorte obligé, de la traduction en prose arrangée et défigurée par Le Tourneur. Sous l'autre, plus cachée quoique également intéressante, elle agit directement sur quelque esprit isolé, tel que Lamartine, à Milly, plongé dans l'étude des Nuits, ou bien elle crée, par la lente diffusion des théories sur l'originalité, une atmosphère poétique nouvelle et favorable au libre développement du génie. Young contribue dans les deux cas à l'affranchissement des jeunes auteurs qui se heurtent aux traditions surannées de l'école classique, mais son action, tantôt entravée par de fâcheuses altérations, tantôt réduite à l'état de force anonyme et presque ignorée, se fait sentir plus tard et d'une façon moins précise que chez les peuples d'origine germanique.

1. Nous trouvons dans les Mémoires historiques sur le XVIIIe siècle et sur M. Suard, par D. J. Garat [Paris, A. Belin, 1821, 2 vol. in-8°, vol. II, pp. 131-32] l'anecdote suivante d'où il semble ressortir que les théories littéraires d'Young étaient assez connues en France :

«Dans une discussion sur l'art du théâtre Condillac déclare que les bêtes n'imitent pas ou très peu; il y a imitation servile et imitation de génie. Qu'en pense M. Garrick?

» Il répond d'un ton demi-comique et demi-héroïque : «Non, n'imitons personne et servons tous d'exemple.

>> M. Suard fit remarquer comment ce vers... était devenu dans la bouche d'un anglais, un vers de poétique excellente, qu'on pourrait croire traduit de la Composition Originale de Young, et les applaudissements laissèrent Garrick pour couvrir M. Suard... >>

CHAPITRE X

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Les traductions italiennes des "Nuits ". Influence de la version de Le Tourneur. Ipp. Pindemonte et Ugo Foscolo. Young et Les versions espagnoles et portugaises. Les "Nuits "

Leopardi.

et la littérature russe.

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L'influence d'Young sur la littérature des langues néo-latines n'est pas restreinte à la France. Elle apparaît également en Italie où elle prend une certaine importance. Seulement et il vaut la peine de le constater c'est après la publication de la version de Le Tourneur et surtout grâce à elle. Lorsqu'en 1770, le D' Giuseppe Bottoni mit en vers blancs les quatre premières Nuits de notre auteur, il choisit non celles de l'original anglais, mais celles de son collègue de Paris 1, et il en fit autant l'année suivante quand il donna, à Sienne, les six premières. On comprend, qu'en 1771, Lejay ait voulu profiter de l'occasion. Il imprima donc, à Paris, une édition italienne, en deux volumes in-12, dont le texte était de l'abbé Alberti, puis la même en trois volumes, à Paris et à Marseille, avec la traduction de Le Tourneur en regard. Et le succès fut tel dans la péninsule que Bottoni, quand en 1775 il présenta aux lecteurs les œuvres complètes, ou plutôt les poésies d'Young, y compris les trois chants du Jugement Dernier dus à la plume de Clemente Filomarino, crut devoir fournir quelques explications au sujet d'un travail qui pouvait sembler superflu à un moment où, comme il le reconnaît, « il court déjà en Italie quatre versions complètes de cet illustre écrivain. » Ces explications, elles-mêmes, méritent d'attirer notre attention par leur franchise.

1. Le Quattro prime Notti di Young, tradotte in versi sciolti dal Dottor Bottoni. Pisa, appresso il Giovanelli, 1770, in-4°.

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Parlant de la méthode de son travail, Bottoni déclare s'appuyer sur son prédécesseur parisien, car « celui-là montrerait qu'il comprend peu combien a été utile et judicieuse la peine prise par M. Le Tourneur en réunissant les matériaux de même nature si inégalement répartis dans l'original, qui ne l'aurait pas exactement imité en transférant le poème en une autre langue 1. » Il avoue toutefois qu'il ne s'en est pas tenu aux phrases de son guide. Quant à ce qui regarde son original, il a eu soin de secouer le joug servile que le respect de l'auteur impose trop souvent aux meilleurs interprètes, se conformant en cela et il cite de nom le critique à l'exemple et aux préceptes du savant d'Alembert. Ajoutons, pour montrer sa connaissance pratique de la littérature française contemporaine, qu'il a lu le livre des Jours dirigé contre Young et qu'il attaque à son tour le Mousquetaire Noir qui, dit-il, justifie la remarque faite dans les Conjectures sur la Composition Originale à propos de l'impuissance des imitateurs. Mais son édition contient mieux encore qu'une apologie de son œuvre. Elle renferme dans la préface une lettre, du 23 mai 1771, de l'abbé Pietro Metastasio. Celui-ci, poète impérial [poeta cesareo] à la cour de Vienne, était renommé pour la pureté et l'harmonie de ses vers et son jugement en littérature passait pour être sans appel. L'appréciation qu'il porte sur les six premières Nuits (d'après Le Tourneur) nous donne donc l'impression produite sur un grand écrivain italien par la mélancolie anglaise. Commençant par un compliment délicat à l'adresse de G. Bottoni dont la langue claire et noble lui semble celle qu'eût préférée Young sur les bords de l'Arno, il parle ainsi de l'original entrevu sous son vêtement étranger: « Combien est grand le mérite de cet excellent auteur, c'est ce qui se voit même à ses défauts, puisqu'en dépit de l'ordre négligé, des répétitions fréquentes, et de l'habitude invétérée... de ne vouloir nous conduire à la vertu que par la voie du désespoir... il sait se rendre maître du lecteur et l'entraîner avec lui où il lui plaît. » De là vient que « dans la

1. Delle Notti di Young, traduzione di Gius. Bottoni, 3a edizione corretta etc., e del Giudizio Universale... da Clemente Filomarino. Siena, Franc. Rossi, 1775, Prefazione, pp. III e IV.

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