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van Haren (1710-68) sur la Vie Humaine (Het Menschelijk Leeven 1) et l'exemple d'Young a pu encourager le jeune J. Bellamy (1757-86) à tenter l'introduction du vers blanc par une innovation heureuse. Enfin il n'y aurait rien d'invraisemblable à ce que Bilderdijk (1756-1831) qui imita Delille et Ossian se fût également inspiré de leur prédécesseur. Force nous est de laisser ces questions provisoirement sans réponse. Ce qui toutefois demeure incontestable c'est que les Pays-Bas, comme leurs voisins d'Allemagne, par ces voisins peut-être, ont connu à leur tour les célèbres méditations nocturnes, quelque vingt ans après la mort du poète, dans une interprétation généralement fidèle et accompagnée d'un savant commentaire.

En résumé l'œuvre d'Young, en tant que l'on peut suivre son influence dans les contrées de langue germanique, paraît avoir eu des fortunes assez diverses. Les Satires n'ont éveillé qu'un intérêt passager, et sauf dans quelques faibles répliques anglaises, n'ont guère laissé de traces. Leur principal mérite fut d'indiquer la voie à Pope dont le succès les éclipsa. Même les Nuits, restées la production la plus importante de la poésie mélancolique, ne servirent de modèle en Angleterre qu'à de pâles copies aujourd'hui oubliées. Elles aussi durent plus ou moins s'effacer devant la vogue croissante de l'Ossian de Macpherson, où la sentimentalité pénètre et embellit l'histoire légendaire, et devant les ballades de Percy qui ramenèrent l'attention aux origines populaires de la littérature du Moyen-Age. En Allemagne par contre, elles enthousiasmèrent les membres du cénacle de Leipzig et colorèrent d'une nuance de tristesse désespérée les souffrances du jeune Werther. En Angleterre, les Conjectures sur la Composition Originale n'eurent pas une action prolongée. Elles précipitèrent le mouvement de réaction déjà commencé et disparurent dans l'éclat du triomphe. Auprès des écrivains allemands l'effet de cet opuscule fut considérable. Le principe d'originalité qu'il proclamait, le génie dont il soutenait les droits imprescriptibles devinrent en quelque sorte les leviers qui allaient soulever le monde litté

4. Jer. de Vries, Proeve eener Geschiedenis der Nederduitsche Dichtkunde Vierde Deel Amsterdam, P. Meijer Warnars, 1836, 4 vol., in-8°, vol. IV, pp. 22-27.

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raire. Et l'individualisme intellectuel auquel aboutit la théorie d'Young régit un peu plus tard toute l'école romantique. Ajoutons à cette action certaine, celle que nous avons cru entrevoir au XIX siècle. Coopérant avec d'autres forces analogues, les méditations nocturnes contribuent à faire naître cette atmosphère de désenchantement et de regret qui pénètre la poésie anglaise et se manifeste sur le Continent par le roman éploré, par le drame fatal, par la philosophie pessimiste et par le sombre lyrisme d'un Heine et d'un Lenau. Chez l'auteur des Nuits la plainte di paraissait devant la consolation, chez ses successeurs elle mène à la folie ou au suicide.

CHAPITRE IX

Les Nuits" d'Young en France. Premiers essais de traduction. L'art de traduire et la théorie de d'Alembert.

- P. Le Tourneur et

sa version des "Night Thoughts ". Son influence sur la littérature française au XVIII et au XIXe siècle.

Dans les pays de langues romanes l'influence d'Young se présente sous un aspect tout particulier. Il n'y a plus ici d'action immédiate, comme en Angleterre ou même en Allemagne, d'imitations spontanées qui s'inspirent directement de l'original et qui n'attendent pas, du moins chez les écrivains de profession, la venue d'un traducteur pour se manifester. La France notamment veut bien s'intéresser au courant littéraire qui renouvelle la poésie britannique, mais pour qu'elle en profite à son tour, elle tient à ce qu'au préalable il ait été dûment canalisé par un homme imbu des idées traditionnelles de régularité et de bon goût. Il faut que l'étranger auquel le public parisien consent à faire accueil lui soit présenté en habit de cérémonie et se soumette à toutes les exigences de l'étiquette française. Les « honnêtes gens » consentiront, à cette condition, à lui souhaiter la bienvenue, ils observeront son air mélancolique, son accent attendri, sa mine éplorée, et plus tard ils croiront devoir s'associer à sa douleur et prendront plaisir à pleurer avec lui. Mais sur la question des formalités préliminaires, ils se montreront inflexibles. Peu leur importe que le personnage dont les sentiments et le langage ont pour eux tant de charmes se trouve mal à l'aise sous un costume imposé et que son attitude jure quelque peu avec ses vêtements de cour. Ils ne voient dans cette obligation de se conformer à la mode qu'un hommage rendu aux bienséances et ne s'aperçoivent pas qu'astreindre la tristesse à s'affubler de la sorte, c'est la soumettre à un travestissement indigne.

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Un des premiers effets de cet état de choses, c'est que le poète est connu beaucoup plus tard en France que dans les pays germaniques. Tandis que dès 1749 la trace des Nuits apparaît dans les écrits des représentants de l'école suisse et chez leurs amis au courant des œuvres anglaises, ce n'est guère qu'une dizaine d'années après qu'il en est question dans une revue imprimée en français. En 1760 l'on publia à Amsterdam un volume sous ce titre «Pensées anglaises sur divers sujets de morale et de religion » résumant en seize chapitres rapportés à des chefs généraux les principales idées des méditations nocturnes1. L'ouvrage fut remarqué par le Journal Encyclopédique (1er octobre 1760, p. 55) qui se contente de dire que « jamais les Orientaux n'ont enfanté des figures plus bizarres, » que la matière n'était pas neuve et que les réflexions provenaient « d'un missionnaire plutôt que d'un philosophe. » Après cet accueil assez froid il semblait qu'il n'y eût qu'à passer condamnation. Mais en 1762 Fréron donna dans l'Année Littéraire (t. VII, 1762, pp. 45-61) une analyse du même recueil dont il apportait des extraits et déclara, tout en louant l'imagination de l'auteur, qu'il aurait fallu retrancher certains passages de mauvais goût qui déparent le livre. Il ajouta toutefois : « Ces taches au reste n'empêchent pas que les gens de lettres ne désirent qu'on traduise tous les ouvrages du Dr Young. » Comme pour répondre à ce vou le Journal Etranger, fondé en 1754 par J.-B. Suard, assisté de l'abbé Arnaud, de l'abbé Prévost et de l'avocat Gerbier, pour faire connaître à la France les chefs-d'œuvre produits hors de ses frontières, s'occupa du poète à la même époque. Le comte Claude Thiard de Bissy (1721-1810), lieutenant général du Languedoc, dont l'élection à l'Académie Française en 1750 avait provoqué d'assez vifs débats entre lui et son concurrent Laplace, fit paraître en février 1762 dans la Revue, une version en prose

1. Une remarque du traducteur dans l'édition franco-italienne de la version Le Tourneur, publiée en 1770 à Marseille, chez Jean Mossy, parle de « l'époque où, il y a déjà dix ans, l'on en vit quelques fragments [des Nuits] dans le Choix littéraire de Genève, » mais ni dans cette dernière ville, ni à Paris, nous n'avons pu nous procurer un exemplaire de cette revue de la date indiquée pour y vérifier l'assertion cidessus.

de la première Nuit. Une lettre également insérée et qu'il adresse à l'abbé Arnaud mentionne à cette occasion les deux traductions déjà courantes en Allemagne et prétend modestement (non sans raison d'ailleurs, si l'on en croit les Mémoires de Collé) que son objet comme admirateur des Nuits, nous citons ses propres paroles, « a été uniquement d'engager ceux qui possèdent la langue anglaise mieux que moi à les traduire toutes. » A son avis les lecteurs préfèrent les livres mélancoliques aux autres, attendu que le genre triste convient mieux aux questions les plus élevées, et lui-même ne réclame en faveur de l'interprète d'Young que la liberté de langage qui se retrouve dans l'original.

Cette première tentative intéressante ne resta pas isolée. Encouragé sans doute par le succès, le comte de Bissy recommença et envoya, deux ans après, à la Gazette Littéraire de l'Europe qui continuait le Journal Etranger, une version en prose de la seconde Nuit, qui fut publiée dans le numéro du 4 juillet 1764. Apparemment bien informé du mouvement littéraire en Allemagne, il fait allusion dans son avant-propos à la seconde édition que l'on y préparait de la grande traduction d'Ebert, et déplore le caractère trop modéré de la langue française. Il croit être parvenu à conserver dans sa copie l'esprit et la chaleur du poète, mais il avoue qu'il lui a fallu supprimer « beaucoup de traits gigantesques, obscurs ou de mauvais goût. » Il convient de noter avec soin ces mutilations voulues du texte. Mais à cela près, l'on doit reconnaître que la prose de Monsieur de Bissy est noble et harmonieuse. Il y a là un effort louable pour rendre les hardiesses d'Young, mais la correction obligatoire du style empêche l'interprète d'égaler la passion de son modèle anglais.

Cependant même ces quelques échantillons des méditations. nocturnes, mis en français par un anglomane dont la connaissance de la langue était assez rudimentaire, firent impression sur le public lettré. Un auteur contemporain, Baculard d'Arnaud, dans le discours préliminaire qu'il inséra en tête de sa pièce des Amants Malheureux ou le Comte de Comminge, qui parut en librairie en 1765 1, professe qu'il a cherché à y répandre « ce

1. Les Amants Malheureux ou le Comte de Comminge, par Baculard d'Arnaud. Londres et Paris, 1765, Discours Préliminaire, p. IX.

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