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CHAPITRE VIII

Les questions d'influence dans la littérature.

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Les "Nuits et leurs
La

éditions diverses en Angleterre. Les imitateurs du poète. traduction allemande des "Nuits ". Klopstock et son école. Influence d'Young sur le mouvement des esprits en Allemagne.

Il est impossible de traiter d'Ed. Young et de son œuvre sans dire quelque chose de son action sur les contemporains en Angleterre et à l'étranger. Ce serait le trahir et diminuer son rôle que de se borner à mentionner quelques livres ayant fait sensation au XVIII° siècle et de passer sous silence l'impulsion nouvelle donnée par lui aux lettres et la manière dont il se survécut en quelque sorte dans des écrivains de tendances et de langues variées qui puisèrent chez lui leur inspiration poétique. Mais pour intéressante que soit pareille recherche, elle n'en est pas moins hasardeuse et délicate. A ne prendre que les pays où elle peut se poursuivre directement et du vivant même de l'auteur, comme en Angleterre et en Allemagne, l'on a peine à distinguer parfois son influence immédiate de celles qui la renforcent ou la complètent. Young en effet a eu cette bonne fortune ou ce malheur de devancer trop souvent l'opinion publique et d'ouvrir les voies où d'autres l'ont ensuite dépassé. Les Satires que leur douceur et leur application générale rendirent d'abord populaires furent éclipsées par la Dunciade de Pope et ses imitations d'Horace. Les Nuits où il mit à la mode l'expression de sentiments personnels et le « sombre plaisir d'un cœur mélancolique » s'effacèrent peu à peu devant la vogue d'Ossian et de ses émules. Enfin l'appel à l'indépendance littéraire de ses Conjectures sur la Composition Originale se confond avec le mouvement de réaction romantique dont les représentants surgissent

de toutes parts. A peine sa voix se fait-elle entendre qu'elle est couverte par les cris de ceux que son initiative a réveillés.

Cette réussite presque trop complète de l'écrivain, ou du moins de ses idées, oblige à la prudence quand on veut étudier, avec preuves à l'appui, son action en elle-même. Chaque fois que l'on prétend indiquer une imitation certaine d'Young, il semble qu'il faille se demander, sans pouvoir toujours répondre à la question, s'il ne s'agit point d'une réminiscence involontaire, d'une pensée courante au XVIII° siècle ou d'une source d'inspiration voisine mais distincte pourtant de la sienne. Aussi nous garderons-nous de trancher ici les problèmes nombreux que soulèverait cet examen, poussé un peu plus loin, et qui réclameraient bientôt pour leur solution un volume tout entier. Désireux de ne pas nous soustraire à un travail qui touche de si près à notre auteur et à ses écrits, nous indiquerons sommairement les étapes parcourues par ses doctrines morales ou littéraires et les métamorphoses que ces doctrines ont subies à partir du jour où le public en a pris connaissance. Mais nous nous abstiendrons de toute assertion trop absolue pouvant prêter à discussions et nous n'entendons poser que des jalons provisoires qui serviront peutêtre à marquer la route définitive des chercheurs de demain. Tout dogmatisme serait déplacé en pareille matière, l'interprétation essentiellement subjective de chacun ne coïncidant pas toujours avec celle des autres critiques. Bien que visant à l'exactitude dans la mesure du possible, nous essayerons donc surtout de déterminer d'une façon générale l'influence d'Young sur les générations suivantes et de présenter en quelque sorte l'esquisse rapide du sujet.

Quand on étudie à ce point de vue spécial les œuvres du poète on s'aperçoit que son action sur la scène anglaise, étant donné le peu de succès de deux de ses pièces de théâtre sur trois, est complètement négligeable 1. Les Satires sont le premier ouvrage important de lui qui ait laissé des traces chez les contemporains et

1. Le Dr J. Doran [Young's Complete Works, 1854, vol. 1, Life of E. Young, p. xxxn] parle bien d'une imitation de la Vengeance dans la tragédie de Don Carlos, écrite par Lord John Russell, mais cette pièce a depuis longtemps disparu du théâtre anglais.

plutôt en suscitant des continuateurs que des copistes. Dès 1729, un ecclésiastique, le Rev. James Bramston, publia dans le même style et en se servant du même distique rimé, son Art de la Politique comme il fit paraître, deux ans plus tard, l'Homme de Goût, inspiré d'une épître de Pope. Le D' Newcome également donna, en 1733, un recueil de treize satires sur Les Mœurs du Temps, dont la première était dédiée à notre auteur1, sans que son imitation évidente ait pu les sauver de l'oubli. Mais Pope lui-même s'empara trop rapidement du genre et avec trop de succès pour que la réputation de son devancier n'eût pas à en souffrir. Il y mit d'ailleurs plus de personnalité et de malice et ses vers cinglants de la Dunciade, des Essais Moraux et des paraphrases d'Horace rejetèrent dans l'ombre des compositions souvent plus fines mais moins mordantes. Lui aussi (appliquant en cela les théories littéraires de son époque) se permit des emprunts aux poèmes d'Young 2, mais sans daigner le nommer malgré son initiative incontestable dans le domaine satirique. On peut croire qu'il le regardait comme un de ces bardes de second rang à propos desquels les flatteurs lui diraient : « Vous leur fîtes, seigneur, En les croquant beaucoup d'honneur, » et les événements lui donnèrent raison dans une certaine mesure. Quelques années plus tard, Goldsmith put écrire dans son traité sur les beautés de la poésie anglaise, que les Satires d'Young avaient perdu dans l'estime publique depuis leur apparition 3. Le fait est qu'elles avaient pâli devant les œuvres plus acerbes et partant plus amusantes du chef de l'école néo-classique.

1. Voir à ce sujet la traduction allemande des Nuits et des Satires, par J. A. Ebert. Leipzig, im Schwickertschen Verlage, 1790-94, 5 vol. in-8°, et sa note sur Sat. II, v. 9.

2. Voir par exemple la Dunciade, liv. IV. v. 614 :

<< Ev'n Palinurus nodded at the helm, »>

copié de la Sat. vii, 215, d'Young:

<< Our Palinurus slept not at the helm. »>

Cf. encore la Dunciade, liv. III, v. 155-56, et Sat. 1, 279-80, et la comparaison des riches avec des réservoirs d'eau destinés au public dans Sat. vi, 321-24, et les Moral Essays de Pope, Ep. III, v. 171-74.

3. Voir Goldsmith's Works, éd. Cunningham, 1854, p. 439.

L'influence de ces premières productions de notre auteur fut donc de courte durée. La réputation des Nuits eut moins à redouter de rapprochements fâcheux. Elles jouirent d'une vogue extraordinaire dès le moment où elles parurent, ainsi que le montrent non seulement les lettres de contemporains, mais encore le grand nombre d'éditions publiées. Déjà, en 1743, on en compte une cinquième de la Nuit I1 et une huitième du recueil complet, en 1749 2. Il y en eut encore trois éditions isolées et quatre autres comprises dans la collection complète de ses œuvres en vers, avant la mort d'Young, sans parler des nombreuses éditions qui la suivirent. L'art même s'efforça de contribuer au succès croissant. En 1797, Edwards de Londres donna une impression de luxe des quatre premiers chants formant un bel in-4°,illustré en marge de quarante-trois dessins allégoriques du célèbre graveur Wm Blake 3. Bien que la vente ne répondît pas dans ce cas aux espérances conçues, une nouvelle tentative de ce genre fut faite à la fin du siècle par Vernon et Hood, qui s'adressèrent au dessinateur Stothard dont l'in-8° banal, où des clergymen en robe contemplent avec surprise des anges descendant du ciel, ne saurait rivaliser avec les esquisses pleines d'imagination de son prédécesseur. A partir de cette date, sans doute en raison des troubles politiques et du changement dans le goût littéraire anglais, le mouvement de publication des méditations nocturnes se ralentit sans cesser entièrement. Vers 1853-54, il y eut comme une recrudescence

4

1. Des quatre premières Nuits réunies en un vol. in-8°, on vendit jusqu'à six éditions avant la fin de 1743 [Young's Complete Works, éd. J. Doran, 1854, vol. I, Préface, p. iv].

2. Un exemplaire de cette 8e édition, qui comprend aussi la Paraphrase d'une Partie du Livre de Job, se trouve dans la Dyce Collection, au Musée de South Kensington (Science and Art Department).

3. Wm Blake, lui-même, poète distingué à ses heures, et dont les Songs of Experience reflètent en partie le pessimisme d'Young, avait préparé 537 dessins en tout. D'après Al. Gilchrist The Life of Wm Blake, London, Macmillan, 2 vol. in-8°, 1880, vol. I, p. 135, etc. cette intéressante collection serait passée de la famille de l'éditeur Edwards à Mr Bain du Haymarket. Si l'on en juge par ce qui en a été gravé, elle mériterait d'être présentée entière au public.

4. Alex. Gilchrist, dans la vie de Blake citée ci-dessus donne la date de 1802 pour l'édition illustrée par Stothard. Par contre, celle de 1799 est indiquée dans The Bibliographer's Manual of English Literature... by W. T. Lowndes.

H. G. Bohn, vol. V, p. 3021.

London,

d'intérêt en faveur du poète 1, dont les revues s'occupèrent pendant quelques mois en Angleterre et aux Etats-Unis, mais la critique acerbe de George Eliot, en 1857, dans la Westminster Review, arrêta promptement cette popularité renaissante. La fin du XIX siècle ne lui a pas été favorable dans son pays d'origine, et, pour la génération actuelle, le nom même d'Young a presque disparu.

Ce rapide résumé de l'appréciation populaire des Nuits pendant les cent ans qui suivirent leur publication, indique à peu près exactement la période où notre auteur eut le plus de vogue et d'influence. Ce fut surtout, en effet, pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. La parodie et l'imitation, double hommage rendu au succès littéraire, nous en fournissent la preuve convaincante. D'une part, le Rev. J. Kidgell, puis Wm Whitehead, se moquent assez agréablement du style emphatique du poète. De l'autre, dès 1748, le Rev. James Hervey 2, l'un de ses admirateurs passionnés, prend modèle sur lui dans un volume en prose de Méditations et Contemplations qui charme le public religieux par l'attrait du sujet solennel plutôt que par la langue, dont l'emphase et l'enflure reproduisent les fautes de goût, mais non la majesté d'Young. Il faut arriver au XIXe siècle pour trouver un autre imitateur quelque peu connu, Robert Blair ayant été à tort désigné comme tel par Southey dans sa vie de Cowper, et une série de versificateurs sans talent ne méritant pas d'être nommés 3. Robert Pollok (1799-1827), à qui nous faisons allusion, était un jeune pasteur écossais dont l'œuvre principale, en vers

1. Il parut à cette époque et presque simultanément quatre nouvelles éditions des Night Thoughts.

2. James Hervey (1714-58), vicaire à Collingtree, puis à Dummer, dans le Hampshire, enfin desservant de Weston-Favel, fut un des premiers adhérents du Méthodisme, dont il se détacha plus tard. Son enthousiasme pour les Nuits d'Young apparaît nettement dans sa correspondance privée.

3. L'on trouve par exemple au Musée Britannique un ouvrage intitulé « Night Thoughts among the Tombs, in blank verse... or The Noctuary... London, W. Heard 1753» et « Religious Conscience, or The Morning and Evening Sacrifice. A Poem in Imitation of Dr Young's Night Thoughts. London, J. Beecroft and W. Owen, 1755. » Notons aussi une réfutation de « enthusiastic Young » dans un poème en distiques rimés « Epistles to Lorenzo Intelligentibus, » by W. Henrick LL.D. London, E. and C. Dilly, 1773, 4th édition, poème non moins oublié que les précédents.

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