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à ce titre sa part des critiques du D' Johnson qui les accuse très justement d'être obscurs et de manquer de naturel dans le style et les comparaisons, de préférer le brillant au pathétique et de prétendre arriver au sublime par l'exagération. C'est à eux qu'il est redevable, à notre avis du moins, non seulement de la faculté de créer maint aphorisme bien tourné, mais malheureusement encore des erreurs de jugement qui gâtent ses meilleures productions et notamment le second recueil des Nuits.

Ces réserves faites et elles ne portent après tout que sur des détails il convient d'examiner la valeur de l'œuvre dans son ensemble. L'on peut sans peine, à ce point de vue, concilier les opinions de Th. Campbell et du Dr Johnson. Le premier, qui s'occupe du style, a raison de dire que les beautés sont surtout isolées et comprises dans des morceaux qu'il faut, quand on veut bien les apprécier, détacher de leur contexte. Mais le Dr Johnson appréciait l'effet moral des Nuits et des preuves d'immortalité qui s'y trouvent accumulées. Or, la conviction raisonnée et l'impression de grandeur ne sauraient ressortir de quelques vers lus à l'état fragmentaire et c'est le tout qui peut seul nous frapper par l'énergie du langage et la force de l'argumentation. Considérées de la sorte, les imperfections secondaires s'évanouissent ou même se fondent dans la masse, pareilles en cela à ces figures grimaçantes contraires aux règles de l'art et qui pourtant restent en étrange harmonie avec la grâce sévère de nos cathédrales gothiques. C'est la conception elle-même qui plaît, car, suivant le mot de M. Taine, « mettre en vers la philosophie chrétienne, n'est-ce pas là une des plus grandes idées modernes ? » N'oublions pas qu'il s'agit d'un poète qui, sous l'influence d'une douleur poignante et pris de dégoût devant les mièvreries et les ménagements de la littérature contemporaine, exprime avec franchise son chagrin et sa foi religieuse. Artificiel par la faute de son éducation et du milieu spécial où il a vécu, il redevient homme en présence de la mort des siens. Ces deux éléments disparates, le naturel de l'âme éprouvée et l'affectation du bel esprit, se superposent chez lui en un curieux accord et prêtent un caractère

1. Voir la critique de l'école métaphysique par Johnson dans sa Vie de Cowley.

grandiose et bizarre à la fois à cette œuvre. Nul ne s'en est mieux rendu compte que Bulwer Lytton dans son intéressante étude où il découvre sous la gangue superficielle des défauts trop visibles, le métal précieux, le fond sublime et permanent. Sa réhabilitation, à laquelle nous empruntons ce qui suit, mérite d'être opposée, comme critique judicieuse et compétente, aux articles de revue-fussent-ils signés de Jeffrey ou de George Eliot qui ont ruiné la popularité d'Ed. Young. « La conception des Nuits en tant qu'ouvrage didactique est d'une indicible grandeur. Un vieillard solitaire et affligé est debout au milieu des morts... se tient sur une tombe, deux mondes l'entourent de leurs créations et les cheveux gris du barde vêtu de deuil reçoivent l'auréole du prophète ...Le moment et l'endroit qu'il a choisis pour nous instruire rehaussent et consacrent la leçon ...L'idée première... en reste majestueuse à travers tous les méandres, toutes les transformations de la poésie. »

Il

On a voulu comparer parfois l'auteur des Nuits à quelques-uns de ses émules. L'implacable George Eliot l'achève en le rapprochant de Cowper qu'elle montre imbu de doctrines théologiques semblables et plus strict encore que lui dans ses opinions, mais auteur d'un poème en vers blancs, La Tâche, où domine un optimisme bienveillant. Si le contraste est saisissant, il est loin d'être absolument exact. L'illustre critique oublie que Cowper a ses heures de sombre découragement où il soupire après « une hutte en quelque vaste désert » dans lequel il n'entendrait plus l'écho des douleurs humaines 2. Elle oublie que, de son côté, Young termine son œuvre par l'accent de la consolation et que l'espérance, au moins dans l'avenir, reste toujours au fond de sa plainte. S'il fallait mettre une autre figure en regard de la sienne, il nous semblerait plus juste que ce fût celle de Pope, dont la béate satisfaction de parade cache une indifférence réelle aux. malheurs qui atteignent ses semblables et dont l'Essai sur l'Homme, avec les Essais Moraux qui l'accompagnent, apporte,

1. The Student. A series of papers by the Author of Eugene Aram [Edward, Lord Lytton]. London, Saunders and Otley, 1835, vol. II, p. 285, etc.

2. The Task, Book II, v. 1-2.

non le cri d'un cœur blessé, mais l'aimable développement d'une froide rhétorique. Le raisonnement y constitue à ce point l'accessoire que l'écrivain n'en vit pas lui-même les contradictions et se trouva tout heureux qu'un autre entreprît sa défense. En effet, tandis que pour Pope le style primait la matière de ses chants et qu'il s'attachait aux seules qualités de finesse et de correction, Young donnait libre cours aux sentiments dont son âme était trop pleine et découvrait pour les exprimer une forme originale.

Nous nous arrêterons donc au jugement de l'homme, qui a su distinguer le chef-d'œuvre malgré les défauts qui le déparent et reconnaître l'or pur à travers les scories. Avec Lord Lytton nous dirons que les Nuits sont peut-être le plus beau poème didactique de langue anglaise, poème où l'auteur prête sa voix « au grand chagrin commun à toute l'humaine nature, » poème auprès duquel les Saisons font l'effet d'une simple pastorale et The Essay on Man apparaît artificiel. Sans refuser d'admettre ce qui manque à Young, quant au style et à l'art de la composition, nous trouvons dans ses méditations nocturnes le point de départ d'une poésie de sentiment neuve et personnelle où les notes fausses, bien que regrettables, sont du moins en contraste frappant avec la morne régularité des distiques rimés de l'école précédente, tandis que la chaleur des convictions, l'accent d'enthousiasme et l'élan spontané des idées et de l'expression marquent l'avènement de la mélancolie, en d'autres termes, le retour du « moi, des émotions intimes et du vrai lyrisme dans la littérature de l'Europe.

SECTION II La Langue et le Vers.

Vocabulaire d'Young dans

6.

les Satires et les "Nuits ". Sa prononciation et sa grammaire. La métrique des Nuits ". — Allitération. Emploi des figures de rhétorique.

L'innovation introduite dans la littérature anglaise par les Nuits d'Young, où la personnalité de l'écrivain est clairement présentée au public, devait avoir son retentissement inévitable sur la langue, le style et le vers dont il se servait. Sans doute le contraste avec les ouvrages du jour ne fut pas aussi frappant que dans le cas des Saisons et surtout de l'Hiver venant transformer, en 1726, les habitudes d'esprit de toute une génération par l'observation exacte de la nature et la notation poétique de ses divers aspects. L'auteur avait dix-sept ans de plus que Thomson, il avait appris le respect de Dryden et de ses principes de composition, il avait fréquenté les essayistes et Pope, enfin il s'était inspiré à ses débuts de l'exemple des anciens et de l'école néoclassique contemporaine. Ses écrits ne pouvaient donc différer autant de ceux de ses rivaux que les chants du jeune écossais, qu'une éducation plus libre, en pleine campagne, avait façonné à l'indépendance avant qu'il entrât dans la carrière. Mais ce fait rend plus curieux encore les progrès visibles d'Young dans la voie de l'affranchissement puisqu'il part du distique rimé d'une impeccable correction pour aboutir au vers blanc manié avec beaucoup moins de sévérité, au moment même où Thomson, par une évolution contraire, se montre de plus en plus strict dans la structure du mètre non rimé et va jusqu'à s'imposer non seulement ces entraves de la rime dont il s'était d'abord moqué, mais encore le joug plus assujétissant de la strophe spensérienne.

Nous nous proposons d'examiner, au point de vue des mots et des tournures de phrase, la langue de notre auteur et, sous le rapport de la métrique, l'œuvre principale qu'il a composée.

Comme il a subi la double influence de l'école néo-classique et du renouveau littéraire qui se fait sentir à partir de l'arrivée de Thomson à Londres, nos remarques porteront surtout sur les poèmes où ces deux tendances se sont le plus clairement reflétées, sur les Satires dans lesquelles Young suit encore docilement les préceptes établis par Dryden et adoptés par Pope, son plus éminent successeur, et sur les Nuits, qui montrent le mieux l'inspiration nouvelle dont il se réclamera désormais. Nous aurons ainsi deux points de repère fixes qui nous permettront, tout en notant ce qui indique encore chez lui la persistance des anciennes habitudes de style, de constater les progrès qu'il accomplit dans le sens d'une liberté de plus en plus grande quant à la forme. Et, pour arriver à des conclusions sûres, nous étudierons successivement le vocabulaire d'Young dans ses méditations nocturnes et ses satires, les particularités grammaticales qui le caractérisent, les lois du vers qu'il s'impose, enfin les figures de rhétorique auxquelles il recourt de préférence pour varier et embellir son exposition.

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Quand on cherche à se rendre compte des principes adoptés par les poètes anglais, au début du XVIII° siècle, dans le choix du vocabulaire, on s'aperçoit bientôt qu'ils se gardent avec soin d'innover, soit en formant des termes inconnus, soit en reprenant de vieux termes tombés en désuétude. Pope, à son entrée dans la carrière, avait bien formulé les idées de sa génération sous ce rapport, lorsqu'il écrivait, en 1711, dans son Essai sur la Critique, deux ans avant que notre auteur publiât ses premiers vers : « La même règle s'applique aux mots comme aux modes, les uns et les autres sont également étranges, s'ils paraissent trop neufs ou trop anciens. Ne soyez pas le premier à faire l'essai des nouveaux, ni le dernier à mettre de côté les anciens 1». C'était la proscription du néologisme et le niveau passé sur la langue qui ne devait

1. Essay on Criticism, v. 335-36.

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