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voyait comme une diminution de sa souffrance dans le fait de se regarder souffrir 1. En littérature, elle écartait de parti pris les sujets pénibles, rendait la tragédie aussi peu troublante que possible en y introduisant des intrigues amoureuses et en proscrivant de la scène les spectacles sanglants pour substituer une agréable inquiétude à la terreur et à la pitié antiques. Hors de France, le cartésianisme produisait des effets analogues, du moins chez ses disciples avérés. Leibnitz, en Allemagne, défendait son hypothèse de l'harmonie préétablie et aboutissait à la fameuse déclaration que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. John Locke, quoique l'adversaire des idées innées de Descartes, est assez fortement influencé par ses principes pour partager sa bonne opinion de l'état actuel des choses et l'école néo-classique anglaise reflète cette impression dans sa poésie calme et régulière mais d'où l'émotion est presque toujours absente. Young, bien que disciple de Dryden, avait déjà innové, au point de vue littéraire, par son Jugement Dernier et sa Force de la Religion, qui témoignent de la recherche du pathétique. Dans le discours qui nous occupe il renonce définitivement à l'impassibilité des doctrines cartésiennes.

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Au reste, si l'on étudie de plus près ses opinions, l'on s'aperçoit bientôt que son pessimisme tout pratique s'affirme moins fortement dans le domaine de la théorie. Comme Wollaston 3, il semble peindre le monde en noir pour faire ressortir d'autant mieux les desseins bienfaisants de la Providence, mais s'être arrêté, pour des raisons personnelles, à la première partie de son programme. C'est ce qui se voit à ses indications formelles dans la dédicace et la préface de son discours et à son aveu qu'« un nombre infini d'hommes ont déjà en mains les moyens suffisants pour être heureux, » ainsi qu'à la promesse faite au cours de

1. Voir Essai sur l'Esthétique de Descartes, par M. E. Krantz Ballière, 1882, p. 255, etc.

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2. Ajoutons que Locke devint, sans le vouloir, le père de l'école déiste anglaise dont tous les représentants, à partir de Shaftesbury, acceptèrent l'optimisme cartésien et que leurs adversaires tels que Swift, Butler et Young devinrent en quelque sorte pessimistes par réaction.

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3. Voir History of English Thought in the 18th century, by L. Stephen — London, Smith, Elder and Co 1881, Ch. III, 40-41.

l'ouvrage qu'il nous montrera à quoi nous devons viser 1. Au point de vue purement spéculatif il paraît se rattacher aux principes de Joseph Butler, dont il avait pu suivre les célèbres sermons sur la conscience entre 1718 et 1726 et reconnaît, comme il le dit lui-même, « un seul plaisir solide dans la vie, et c'est le devoir 2. » Mais, comme Butler aussi, il a la plus triste idée de l'humanité dans son ensemble et croit qu'elle fait fausse route de plein gré, préférant le mirage à la réalité et se refusant à prendre le bonheur que Dieu lui présente. C'est ce désespoir au sujet de la nature humaine corrompue qui s'exprime dans le long sermon dont Young comptait faire une apologie de la Providence et il s'y ajoute un profond sentiment du caractère passager et fragile des biens terrestres. Car tout en maintenant l'au delà bienheureux comme le but de nos efforts, l'auteur s'attache à démontrer qu'en ce monde tout nous manque. Il critique non seulement les passions devenues mauvaises mais encore celles qui sont vraiment bonnes et dont il montre le côté défectueux, il attaque toutes les relations sociales dont il nie jusqu'aux joies les plus pures en raison des accidents, nullement certains, qui pourraient y mettre fin. Par là le pessimisme apparaît chez lui, du moins à ce moment de sa carrière, non pas tant comme une étape de la pensée qu'il ɛe propose bientôt de franchir, mais comme une halte du voyageur fatigué qui ne se sent plus la force de continuer sa marche.

Il y a donc, malgré l'influence des théories antérieures, malgré celle du milieu ambiant sur l'esprit d'Young, une grande part d'originalité dans cette façon si triste d'apprécier l'emploi des facultés et les conditions présentes de la vie humaine. Tandis que l'inspiration morale de ses premières poésies lui venait de ses devanciers, il répudie ici l'analyse presque physiologique des passions, entreprise par Descartes, et la recommence à frais nouveaux; tandis qu'autour de lui la philosophie dominante est optimiste, il se cantonne, lui, dans sa mélancolie et n'insiste que sur les ombres de l'existence. Il est ainsi plus indépendant qu'autrefois de ses prédécesseurs, il a appris à penser par lui-même et

1. Young's Complete Works, op. cit., vol II, pp. 364 et 352. 2. Id., p. 377.

sa conception du monde, avec toutes ses lacunes et ses incohérences, est pourtant bien personnelle. Même affranchissement au point de vue de la forme. Grâce à l'étude assidue des grands écrivains et de la Bible, il possède désormais un style parvenu, tant en prose qu'en vers, à la clarté, à l'harmonie, à la vigueur et ne rappelant ni celui de ses maîtres, ni celui de ses rivaux. Il est donc définitivement sorti de la période d'initiation et d'imitation au cours de laquelle il se montrait fidèle adepte de l'école néo-classique et dont l'apogée fut l'adaptation d'une pièce du théâtre français et la composition de Satires correctes et coulantes que Pope lui-même eût pu signer. Les tendances nationales, évidentes déjà dans plusieurs de ses poèmes, ont reparu chez lui. Il entend maintenant créer une œuvre originale et donner au public les résultats de sa propre expérience de la vie. En même temps le moraliste désillusionné adopte en pratique un sombre pessimisme et sa mélancolie persistante se manifestant dans le domaine. de la littérature va le transformer en précurseur des romantiques anglais.

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Le chef-d'œuvre d'Young est le poème des Nuits écrit à près de soixante ans, exemple assez rare d'un talent se montrant dans tout son éclat au début de la vieillesse. On a généralement attribué ce poème au chagrin qu'il ressentit à la suite de deuils qui lui avirent coup sur coup sa femme, sa fille et un ami intime dont nous avons essayé dans un chapitre précédent de fixer l'identité en même temps que nous cherchions à établir la date de ces pertes successives. Mais l'explication courante, bien qu'elle rende exactement compte de l'occasion qui fit naître ce livre ne nous apprend rien quant aux raisons qui lui donnèrent sa forme particulière ni quant au but que se proposait l'auteur en le composant. Sur ce point la plupart des biographes restent muets, H. Croft et la Biographia Britannica étant surtout préoccupés des personnages mis en scène et le Rev. J. Mitford passant aussitôt à une appréciation critique 1. Il faut excepter le Dr Doran2

1. Cependant en note dans sa Vie d'Young [p. xxxvii, n. 1] Mitford cite le Dr Warton et sa déclaration que le poète écrivit les Nuits pour combattre la théorie de Pope sur la Vie humaine énoncée dans l'Essai sur l'Homme.

2. Young's Complete Works, 1854. Life of Young p. lviii.

Mr Leslie Stephen dans son bel ouvrage « English Thought in the 18th Century » [vol. II, p. 362] indique également le fait mais sans s'y arrêter.

puisqu'il déclare que « la morale en était expressément dirigée contre celle de Pope dans son Essay on Man où l'on enseignait aux hommes à se contenter de la vie présente, sans se préoccuper de l'au delà. » Malheureusement cette assertion aurait besoin d'être prouvée et l'on ne fournit même pas au lecteur le moyen de la contrôler par lui-même. Il importe donc de voir sur quoi se fonde cette opinion.

Si l'on se reporte à l'œuvre même de Pope qui parut en quatre épîtres poétiques de 1732 à 1734, l'on y découvre une philosophie optimiste due, quoiqu'en aient dit l'auteur et son interprète Warburton, au déisme de Lord Bolingbroke qui souffla ses propres idées à son ami. Le chant Ier qui est à sa façon une justification de la Providence, mais toute différente de celle d'Young dans son sermon sur la vie humaine, se termine par cet aphorisme catégorique : « En dépit de l'orgueil, en dépit de la raison faillible, une vérité ressort clairement, à savoir, Tout ce qui est, est bien (Whatever is, is right). » Le suivant traite des passions, ainsi que l'avait fait Young, mais les conçoit comme des formes diverses ou des modes de l'amour de soi qui partage avec la raison l'empire de notre âme. Elles sont nécessaires au développement de la vie morale qu'elles stimulent et doivent rester subordonnées au jugement. Leurs écarts constituent les vices dont le ciel sait. contrecarrer les effets en « faisant servir la vanité aux fins de la vertu1. » Même les fautes de l'homme concourent ainsi au progrès de la société, conformément aux vues déjà exprimées par Mandeville, et le bonheur de l'individu consiste dans sa soumission aux conditions du bonheur général. Cette théorie, pour plausible qu'elle paraisse, conduit au fatalisme spirituel, puisque les actions bonnes ou mauvaises ne sauraient influer sur le résultat final et que chacun se trouve dominé par sa passion maîtresse ; elle préconise l'égoïsme éclairé puisque tous subissent la loi de l'intérêt personnel et que la satisfaction de cet intérêt est la cause suffisante du groupement en communautés. Mais surtout

1. Essay on Man, Ep. II, v. 237-48. L'Epitre Il se termine même par ces vers: <«< Ainsi Dieu et la Nature ont relié l'organisation générale des choses et commandé que l'amour de soi et l'amour de la société ne fissent qu'un. »>

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