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CHAPITRE III

LE THÉATRE D'YOUNG

Les tendances de la scène anglaise au début du XVIIIe siècle. Mérites et défauts de "Busiris".

de Shakespeare.

de Corneille.

"La Vengeance" et l'imitation "Les Frères" et le "Persée et Démétrius "

L'étude des satires a montré Young subissant à la fois l'influence de ses prédécesseurs anglais et celle de l'école classique française. Ces influences se complétaient et renforçaient les tendances qui prévalaient en Angleterre au début du XVIIIe siècle. Dans le domaine du théâtre il n'en était plus de même. Ici il fallait, en abordant la scène, se décider pour les grands modèles du règne de Louis XIV, pour Corneille et Racine, ou renouer hardiment la tradition nationale et s'inspirer des principes de liberté dramatique adoptés par Shakespeare et ses émules. Deux courants en effet se manifestaient à ce moment, comme le fait très justement observer M. Morel1. L'un est marqué par le Caton d'Addison dont le succès fut considérable en 1713, l'autre par des pièces ressemblant à celles d'Otway, de Lee et de Southerne. Le premier mouvement portait le drame à la description d'un état d'âme relativement simple où une passion, en quelque sorte sublimée, entre en lutte avec quelque sentiment puissant, tel que le devoir ou la crainte. Elle exprimait de belles pensées en un langage élevé, empruntait ses personnages et sa fable à l'antiquité ou plus rarement à des cours étrangères et se contentait d'une action plutôt faible et parfois languissante. Dans

1. Voir sa thèse sur J. Thomson, sa Vie et ses (Euvres, p. 601.

l'autre, qui se réclamait non seulement des grands noms de la Renaissance anglaise mais encore d'un passé tout récent, l'intrigue se compliquait à plaisir et le nombre d'acteurs croissait avec les complications du sujet. C'était une histoire pleine de catastrophes plus ou moins invraisemblables où le spectateur se sentait vraiment secoué par la pitié et la terreur, suivant la formule d'Aristote. Chez Southerne même on rencontrait encore l'ancien mélange du tragique et du comique et des irrégularités de prosodie et de style. Enfin, la conception des deux théâtres était trop différente pour que le dramaturge novice n'eût pas à choisir résolument l'une à l'exclusion de la théorie rivale.

Dans le cas d'Ed. Young il est intéressant de noter qu'il se refusa, malgré le prodigieux succès du Caton, à suivre la voie indiquée par Addison. Ses préoccupations dramatiques se trahissent pour la première fois dans son Epître à Lord Lansdowne, publiée précisément au mois de mars 1713. Il y exprime sa prédilection pour la scène et la mention de Lord Shrewsbury et de ses emprunts à la littérature française amène une comparaison entre les deux formes de la tragédie. Le passage 1 révèle une critique déjà sûre d'elle-même et mérite d'être signalé. « Les Français, dit le poète, sont raffinés et dirigent délicatement le fil qui doit conduire à travers le dédale d'une intrigue serrée. Notre génie à nous affecte plutôt le grandiose que le beau, notre vigueur sait faire valoir une action grande et simple. Ils excitent, il est vrai, fortement la curiosité de voir arracher le héros à sa sombre perplexité. Pour nous, nous soulevons les émotions et nous montrons ce héros haletant sous quelque coup formidable. Ils soupirent et nous pleurons. Le doute et le souci gaulois, nous l'exaltons en terreur et en désespoir; nous frappons au cœur, nous faisons hardiment appel aux passions les plus fortes et nous ne craignons pas que nos auditeurs soient trop charmés. Nous reproduisons en un tableau grandiose ce que la nature présente de grand et nous ne devons pas nos beautés à la loi du drame. » Young cite comme exemple la tragédie de Jules César. Il remarque que le sujet ne plairait pas tel quel à Paris et que l'on y

1. An Epistle to Lord Lansdowne, v. 196, etc., et surtout v. 272-322.

eût ajouté l'attrait d'une intrigue amoureuse, tandis que Shakespeare est resté fidèle à l'histoire. En France, prétend-il, l'art de la scène ramène toujours la pensée de l'auteur, en Angleterre nul ne songe à Shakespeare jusqu'à la chute du rideau 1.

Cette profession de foi jette une vive lumière sur les dispositions de l'écrivain au moment où, d'après ses amis, il travaillait, lui aussi, à sa première pièce. L'éloge assez étendu de Shakespeare 2, auquel l'édition publiée par Nich. Rowe, en 1709, valait un retour de popularité, et celui, plus sommaire, d'Otway et de Southerne3 nous le montrent disciple avant tout de l'école . anglaise, l'héritier des grands tragiques du siècle d'Elizabeth et de ceux qui, à la Restauration, reprirent les traditions nationales. Peut-être y avait-il chez lui non seulement une pointe d'orgueil patriotique à un moment où durait encore la guerre contre la France, mais même, au fond du cœur, un sentiment de fierté pour ainsi dire locale, car Otway était une des gloires poétiques de Winchester College et un ancien étudiant d'Oxford. Faut-il croire qu'il se séparait entièrement d'Addison au point de vue théâtral? La chose paraît peu probable puisqu'il fut des premiers avec Th. Tickell à lui adresser des vers élogieux à propos du Caton et que, d'après J. Spence, il admirait beaucoup le principal personnage de cette pièce. Ce qui semble plutôt exact, c'est que J. Addison était moins partisan de l'école française dans ses théories dramatiques que sa tragédie ne le laisserait supposer. Il a écrit, en effet, dans le Spectateur des articles à ce sujet qui

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1. An Epistle to Lord Lansdowne, v. 301. Le même sentiment se retrouvera plus tard dans ses Conjectures sur la Composition Originale [Young's Works, éd. J. Doran, vol. II, p. 578], quand il dit : « L'écrivain doit être oublié par les spectateurs pendant la représentation si pendant des siècles il désire que la postérité se souvienne de lui. Au théâtre, comme dans la vie, c'est l'illusion qui fait le charme. »>

2. An Epistle to Lord Lansdowne, v. 296-323. Il dit même, au v. 296 : « Shakespeare ne fit que rédiger le drame composé par le Tout-Puissant. »

3. Les vers 252-55 font allusion à l'Orpheline d'Otway, et les vers 268-71 à l'Oroonoko et à l'Isabella de Southerne.

4. Spence's Anecdotes, op. cit., p. 7, où Young parle de « his chief character which he has finished in so masterly a manner » et ne blâme que les épisodes amoureux ajoutés pour complaire au goût du jour. Dans ses Conjectures sur la Composition Originale [Young's Works, II, p. 577], il déclare le Caton trop froid pour la scène et plutôt fait pour la lecture.

5. Voir surtout les nos 40, 42 et 44.

ont pu exercer une certaine influence sur Young. Dans ces essais du mois d'avril 1711 il ne préconise nullement les unités de temps et de lieu qu'il devait lui-même observer rigoureusement. Tout en critiquant l'abus que l'on faisait de l'apparition des spectres sur la scène, il loue l'effet admirable qu'en tire Shakespeare dans Hamlet. Il s'appuie bien sur l'exemple des anciens pour condamner le massacre général qui marquait le dénouement en Angleterre, mais n'approuve pas davantage les moyens auxquels recourent les auteurs français, et Corneille, entre autres, dans les Horaces, pour éviter au spectateur la vue du sang versé. Enfin, il combat l'exagération dans les exigences du public quant à l'observation de la justice poétique dont les meilleurs drames 1, déclare-t-il, n'ont souvent tenu aucun compte. Par contre, il blâme nettement le mélange d'éléments comiques et tragiques et l'existence d'une intrigue subordonnée quand elle ne contribue pas au développement de l'action principale. Il voudrait voir bannir tout excès en ce qui concerne la mise en scène et recommande de présenter en une vive description ce qu'il est préférable de cacher aux yeux. Notre auteur a fait son profit de ces remarques. Lui non plus ne se croit pas obligé de faire triompher la vertu à la fin et il s'autorise précisément des modèles loués par Addison pour exonérer son ami Richardson 2 qui a agi de même dans son roman de Clarissa Harlowe. Il renonce à se servir, comme Southerne, d'incidents de comédie dans ses pièces et maintient rigoureusement le principe de la séparation des genres 3. Il ne se 3. soucie que de l'unité d'action et ne permet pas qu'aucune intrigue secondaire vienne l'affaiblir. Sur un point seulement le jeune écrivain, mais au début surtout de sa carrière dramatique, s'écarte des injonctions formulées par le critique. Celui-ci s'était élevé contre l'emploi de la déclamation et des rodomontades sur les

1. Il est curieux de noter parmi ceux-ci L'Orpheline, Venise Sauvée et Théodose, au sujet desquels Young écrivit bien plus tard à Richardson qu'ils comptaient au nombre des chefs-d'œuvre du théâtre anglais.

2. Voir dans la correspondance de Richardson, publiée par Mrs Barbauld, une lettre d'Young datée de 1744.

3. Toutefois, par là, comme le fait remarquer le Rev. J. Mitford à propos de La Vengeance, le poète néglige un moyen puissant et dont usait Shakespeare pour faire ressortir la terreur ou le pathétique de certaines situations en même temps que pour permettre à l'esprit oppressé des spectateurs de se détendre un instant.

planches, malgré le succès qu'avaient obtenu Dryden et Lee par ce moyen. Young adopta néanmoins le même procédé pour réussir, du reste sans qu'il eut trop à s'en féliciter, mais sur tous les autres articles il se conforme strictement aux règles indiquées par le grand essayiste.

Il se rattacha donc, par ses préférences hautement avouées, à l'école traditionnelle anglaise. Son ambition fut d'obtenir les suffrages de ses contemporains en continuant l'œuvre d'Otway et de Lee, c'est-à-dire de toucher le cœur par des situations pathétiques, de flatter l'oreille par ces tirades souvent extravagantes que les écrivains de la Restauration empruntèrent au roman français pour émouvoir un public facilement blasé, et de soutenir l'intérêt par une série d'incidents tragiques jusqu'au dénouement sanglant. Nous allons voir jusqu'à quel point il a suivi le programme de ses devanciers dans les trois drames qui nous restent de lui.

I

La pièce de Busiris est intéressante en tant que la première qu'ait fait jouer le poète. Il semble, à en juger par le prologue écrit par l'un de ses amis, qu'il ait compté pour réussir sur la nouveauté du spectacle, puisqu'il mettait en scène un peuple négligé par ses prédécesseurs, les Egyptiens 1, chez qui « la Grèce forma ses Platons et Rome ses Césars. » C'était un moyen de piquer la curiosité du public, et un moyen facile, lorsque le souci de la couleur locale pour les décors ou les costumes n'existait nulle part et que le langage de tous les grands personnages, en quelque lieu du globe qu'ils parlassent, était par convention d'une noblesse d'expression uniforme. Le style de l'auteur s'enfle d'ailleurs démesurément pour décrire leur grandeur. Voici Busiris, le

1. Il s'agit évidemment des anciens Egyptiens soumis à des rois indigènes. Le nom même du tyran et le lieu de la scène, Memphis, paraissent avoir été suggérés par ces vers de Milton, Par. L. 1, 305-6:

«... The Red Sea coast whose waves o'erthrew
Busiris and his Memphian chivalry. »

Les noms des autres personnages, plutôt Grecs qu'Egyptiens, en apparence, sont empruntés à Hérodote, ainsi que l'épisode de la réponse de Busiris aux envoyés du roi de Perse (acte I, sc. 1).

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