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Ce nouveau caractère si marqué de la satire chez Dryden se reflète dans son style. Après les descriptions pittoresques et les tirades philosophiques ou morales si fréquentes chez ses devanciers, il donne l'exemple d'une énergie et d'une concision inconnues jusqu'alors. Ses portraits surtout sont remarquables et influent sur les poètes de la génération suivante. Il peint un tableau d'une ressemblance frappante en accumulant de petits traits de caractère et de l'ensemble de ces coups de pinceau rapides et vigoureux ressort une figure prise sur le vif. Voici notamment le duc de Buckingham, qui s'était moqué de Dryden sous le personnage de Bayes dans sa pièce de The Rehearsal, décrit lui-même avec une fidélité malicieuse comme conseiller d'Absalon Au premier rang se trouvait Zimri, homme si divers qu'il semblait non pas un seul être mais l'abrégé du genre humain tout entier; inflexible dans ses opinions, toujours dans son tort, jouant tous les rôles par boutade et n'en jouant aucun longtemps. Au cours d'une même révolution lunaire, il se faisait alchimiste, ménétrier, politique et bouffon; ensuite il raffolait des femmes, de la peinture, des rimes, des beuveries, sans compter mille caprices mort-nés dans sa pensée. Heureux insensé, sachant employer chacune de ses heures à quelque jouissance, à quelque désir nouveau. La critique et l'éloge formaient d'ordinaire le fond de ses paroles, tous deux, preuve de son jugement, poussés à l'extrême. Il se montrait violent ou poli à l'excès au point que chacun à ses yeux passait pour dieu ou pour démon. Son talent spécial consistait à gaspiller son or et rien, sauf le mérite, ne restait sans récompense. Ruiné par des sots que toujours il découvrait tels trop tard, il avait, lui, matière à raillerie, mais eux avaient ses terres. Son esprit le chassa de la cour; il créa des partis en guise de consolation et ne parvint jamais à en être chef1. Pareille vigueur de langage et ces phrases où tous les mots portaient constituaient l'originalité de l'œuvre de Dryden. L'un des meilleurs peintres de genre, en quelque sorte, de la littérature anglaise, il a fourni les modèles et répandu le goût des portraits d'après nature.

1. Absalon et Ahitophel, v. 544-64.

Ayant contribué au perfectionnement de la satire poétique, il était mieux qu'un autre en mesure d'en formuler la théorie. C'est ce qu'il fit en août 1692 dans son Essay on Satire 1 qui précède ses traductions de Juvénal et de Perse et qu'il dédie, comme celles-ci, avec des flatteries outrées, à son protecteur, le comte de Dorset, Lord Chambellan de Guillaume III. La partie historique de ce travail est fort curieuse. Discutant les origines du genre, Dryden y fait rentrer les drames satiriques des Grecs, les ïambes d'Archiloque, les farces de Livius Andronicus et les poèmes mêlés de prose de M. Terentius Varro, tout autant que les poèmes de Lucilius, d'Horace et de leurs successeurs. Arrivant aux temps modernes, il ajoute à sa liste la Secchia Rapita de Tassoni et le Lutrin de Boileau, plus souvent désignés comme épopées héroï-comiques. Il semble pourtant qu'il se soit rallié à une conception plus étroite et plus conforme aux modèles qu'il a traduits, car il renonce à faire état des invectives d'Ovide contre Ibis sous prétexte « que ce sont là les taillis de la satire, plutôt que ses arbres de haute futaie, qu'elles n'ont pas d'application générale puisqu'elles n'atteignent qu'un individu » et il loue Horace d'avoir déchargé sa bile dans les odes et les épodes avant de se mettre à la a noble entreprise des satires proprement dites 2. Ce sont probablement des scrupules analogues qui le portent à s'inscrire parmi les disciples de M. Terentius Varro et à ranger son Absalon et Ahitophel et son Mac Flecknoe auprès de l'Eloge de la Folie d'Erasme et de l'Euphormion de Barclay. Il admet donc, du moins en ce qui touche à ces deux œuvres, qu'il n'est pas un satirique orthodoxe, ni strictement un continuateur de J. Hall et de Donne 3.

Quant à ses préférences personnelles, il les explique par son tempérament vindicatif qui n'a jamais su se contenir que par devoir chrétien. Aussi, même parmi les auteurs de satires au sens propre de ce mot, donne-t-il la palme au plus acerbe, à celui qui attaque l'homme taré plutôt que son vice. Perse étant

1. The Essays of J. Dryden... by C. D. Yonge, M.A. London, Macmillan, 1899, 1 vol. in-8°, pp. 42, etc.

2. Id., p. 42. 3. Id., p. 58.

débouté pour son style obscur et guindé, Dryden établit un long parallèle entre Horace et Juvénal où tout en couvrant de fleurs le premier pour sa grâce, sa morale d'application universelle et son tact, il critique ses vers prosaïques et son esprit parfois bien faible et assigne en définitive le prix au second. Même jugement, lorsqu'il s'agit de Donne : « Il a suivi, dit-il, Horace de si près, qu'il doit nécessairement tomber avec lui, et je puis sans crainte affirmer de l'époque actuelle que si nous avons moins d'esprit que Donne, nous sommes certainement de meilleurs poètes 1. » Sans contester l'exactitude de cette dernière appréciation, l'on peut dire que la sympathie si marquée pour Juvénal est caractéristique de cette génération d'auteurs habitués aux controverses violentes.

Mais à côté de cet historique qui reflète surtout les sympathies de la critique contemporaine de Dryden se trouvent des lois générales de la satire que le poète a su dégager et formuler avec précision. Telle est, par exemple, la loi de l'unité d'intérêt et, pour ainsi dire, de l'unité d'action introduite dans ce domaine nouveau : « Si d'autres vices se présentent au cours de la description du vice principal, il ne faut les flageller qu'en passant sans insister de manière à briser le plan primitif. Comme dans une pièce de théâtre à la mode anglaise que nous appelons tragicomédie.... bien qu'il y ait une intrigue secondaire, une série inférieure de personnages et d'aventures comiques, elles restent subordonnées à l'action principale qui les entraîne avec elles et qu'elles secondent de façon à ce que le drame ne semble pas un monstre à deux têtes 2. » Quant au sujet que doit traiter le satirique, il veut que ce soit, non des vicieux quelconques (personne n'ayant le droit de détruire la réputation du prochain), mais ceux-là seuls dont les vices s'étalent au grand jour et deviennent un scandale public 3. Enfin, tout en réservant sa préférence à Juvénal, il attire l'attention sur la fine plaisanterie d'Horace et vante à diverses reprises le poète français Boileau pour son art

1. The Essays of J. Dryden... by C. D. Yonge, M.A., p. 96. 2. Id., p. 96.

3. Id.,

PP. 71-2.

délicat et le soin avec lequel il se borne à une seule matière dans chacune de ses satires 1. Ce sont là autant de jalons qui montrent leur véritable voie aux écrivains futurs et Young a pu se servir de ces indications heureuses pour renouer la tradition classique du genre en Angleterre.

Dryden ne s'est pas contenté de délimiter le terrain et de recommander l'unité nécessaire de conception et de plan. Il s'enquiert encore, comme Hall autrefois, du mètre approprié 2. Ce n'est pas l'octosyllabe dont se sert Butler dans son Hudibras pour tourner en ridicule les Puritains. Un vers aussi court nuit à la dignité du style et la préoccupation de la rime devenue trop fréquente ne laisse pas au poète le loisir de développer librement sa pensée. De plus, la rime riche à syllabe féminine convient bien à la parodie, mais ne sied pas au moraliste qui veut corriger les hommes en raillant leurs défauts. Elle procure un plaisir enfantin et déplacé qui détourne l'esprit du sujet lui-même. Le décasyllabe réparti en distiques héroïques et régulièrement écrits donne par contre de l'ampleur aux idées et à la forme un genre de beauté grave qui rehausse le dessein de l'auteur. Tassoni et Boileau ont aussi fait usage du vers noble de leurs langues respectives, ce dernier avec un tour vif et un heureux choix d'expressions dont Waller et Denham ont fourni les meilleurs exemples dans la poésie anglaise. Dryden recommande beaucoup ces élégances de la phrase dont l'artifice principal et qu'a repris Young consiste dans la disposition savante des mots et leur répétition ménagée avec art. Il s'élève aussi, à propos de la traduction de Perse et de Juvénal par Barten Holiday, contre l'abus de monosyllabes trop durs dans le pentamètre rimé et ici encore notre auteur semble avoir profité de son conseil 4. La théorie de la satire en Angleterre était désormais établie par un écrivain compétent et tous ceux qui voudraient parvenir au succès dans le genre satirique auraient à tenir compte de ses indications.

1. The Essays of J. Dryden... by C. D. Yonge, M.A., pp. 98 et 102. 2. Id., pp. 100-1.

3. Id., pp. 103-5. Dryden sous ce rapport cite surtout Catulle, Ovide et Virgile. 4. C'est du reste à Dryden que le poète paraît faire allusion quand il parle, dans la Préface des Satires, du jugement porté sur Boileau par « un excellent critique » de son temps.

CHAPITRE II

Conception de la Satire chez Young. - Ses modèles. Ses prétentions Caractères propres de son œuvre poétique.

à l'originalité.

Young imitateur.

On distingue en Angleterre, après la Restauration des Stuarts, deux formes principales de la satire. L'une, due à l'étude des anciens, adapte Juvénal ou Horace à une société bien moderne, c'est la tentative parfois heureuse d'Oldham et du Comte de Rochester. L'autre se complaît à une critique toute personnelle, à des portraits plutôt ressemblants que délicats et souvent aussi se fait remarquer par l'attrait d'un cadre fictif imaginé à plaisir, c'est la création spirituelle du génie de Dryden. Cette seconde forme séduisit Pope qui, dès 1712, s'en servit pour sa bluette poétique de la Boucle de Cheveux Enlevée, fine raillerie des petits travers mondains, et qui la reprit plus tard pour écrire sa Dunciade sur le modèle du Mac Flecknoe. L'imitation directe de l'antiquité était peut-être moins facile, puisqu'il fallait éviter de fâcheuses rencontres avec des écrivains s'inspirant d'un même original, et le public trop peu lettré manquait de l'éducation préalable, de cette forte culture classique qui permettait seule de goûter le charme des allusions cachées et de retrouver sous la copie le passage dont elle provenait. On comprend donc que les versificateurs de moindre importance n'aient osé ni affronter la lutte avec un rival redoutable, ni risquer de demeurer incompris du lecteur et que le genre satirique soit ainsi passé au début du XVIIIe siècle par une sorte de période d'accalmie.

Quand Young, poussé par les circonstances, se décida vers la fin de 1724 à faire revivre la satire, il renonça à suivre l'exemple de Dryden pour renouer la tradition interrompue de la Renaissance anglaise. Ce retour en arrière était hardi, puisqu'il s'agissait d'attirer par une ironie fine et délicate un public habitué tant en

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