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DEUXIÈME PARTIE

Les Œuvres d'YOUNG

INTRODUCTION

Certains critiques modernes proclament, en principe, l'identité spirituelle d'un écrivain et de ses œuvres. Ils n'admettent pas que l'on sépare l'étude de l'homme de l'étude de ses livres qui ne sont plus, en quelque sorte, que la conséquence logique et inéluctable d'une mentalité spéciale. Etant donnés telle disposition d'esprit, tel milieu physique et moral, semblent-ils dire, tel ensemble de phénomènes corrélatifs, il en résultera nécessairement tel produit artistique ou littéraire. Cette théorie est l'expression de la vérité quand elle se contente de conclusions moins rigoureuses. Elle met en pleine lumière l'importance d'examiner avec le plus grand soin les antécédents d'un auteur quelconque, son évolution particulière de l'enfance à l'âge mûr sous l'action d'influences diverses, ainsi que les tendances générales de la pensée contemporaine dans la société et à l'époque où il apparaît; en un mot, elle rend indispensable d'établir sa biographie avec toute l'exactitude possible et de reconstituer le passé où il a vécu. Mais elle outrepasse ses droits dès qu'elle prétend supprimer l'imprévu dans l'histoire des peuples ou des individus et prescrire à des agents libres la manière précise dont ils devront se développer et la forme même des manifestations extérieures de leur personnalité.

Dans le domaine des lettres proprement dites, la tentative est séduisante, mais plus hasardeuse peut-être que partout ailleurs.

Si l'on veut, coûte que coûte, faire rentrer le talent étudié dans un cadre inflexible où ses moindres efforts soient à une place marquée d'avance et trouvent une explication complète, l'on risque de créer un nouveau lit de Procuste, de mutiler l'esprit humain en lui imposant des limites trop étroites ou d'enfler des ouvrages médiocres pour leur attribuer une valeur intrinsèque qu'ils ne sauraient avoir. S'agit-il non plus de productions isolées mais de périodes littéraires, la théorie reste également insuffisante. Elle ne tient pas compte des variations individuelles qui peuvent troubler l'harmonie d'un ensemble apparemment uniforme. Enfin, si elle s'applique assez bien aux époques où le courant des idées dominantes entraîne la masse des intelligences à la façon d'un torrent irrésistible, elle s'adapte difficilement aux époques indécises où le flot semble s'arrêter en attendant qu'il suive quelque pente ignorée. Ses preuves les plus concluantes elle les emprunte aux débuts ou au triomphe d'une école nettement définie, elle ne les cherche pas à un moment de transition.

Or, c'est essentiellement un homme de transition en même temps qu'un auteur à vues originales, cet Ed. Young dont la vie, nous l'avons vu, relie comme un trait d'union le règne de Charles II au règne de George III. Sa double caractéristique l'expose à des influences multiples et parfois contradictoires, mais lui permet aussi de réagir contre elles. De là une physionomie complexe, une figure de Janus tantôt tournée vers le passé, tantôt regardant du côté de l'avenir, mais le plus souvent à l'improviste. De là cette spontanéité d'humeur qui affranchit Young, à l'occasion, des tendances de son époque ou tout au moins de celles qui, sur le moment, emportent ses contemporains. Pareil à ces instruments d'extrême sensibilité qui marquent à l'avance une saute du vent, il a déjà changé de direction quand les girouettes voisines conservent encore celle qu'il indiqua le premier et paraît par là même parfois précéder les autres et parfois retarder sur elles. Il n'est donc pas nécessaire de confondre l'étude de ses ouvrages avec l'étude de sa biographie, ni même utile de suivre pour celle-là l'ordre purement chronologique. Les seules compositions de notre auteur complètement dominées par une influence passagère sont les pièces de vers

écrites en vue d'atteindre un but spécial et que nous avons discutées en faisant l'histoire de sa vie. Ses œuvres principales soit en prose, soit en poésie, présentent souvent la trace de préoccupations et de courants littéraires identiques à des intervalles assez peu rapprochés. Il conviendra, par conséquent, de les réunir d'après leurs affinités naturelles, quand nous voudrons les examiner en détail, et de distinguer, dès à présent, les catégories diverses entre lesquelles ces œuvres se répartissent.

Pour qui les considère de la sorte les écrits d'Young se partagent d'eux-mêmes en écrits originaux et en écrits d'imitation. Les premiers, ou ceux qui sont presque entièrement originaux, comprennent surtout ses œuvres morales et sa critique littéraire. Les autres se composent de tragédies et de satires, subdivision facile en raison de la différence des deux genres, mais d'autant plus légitime que celles-là se ressentent principalement des traditions de la scène nationale et que celles-ci portent l'empreinte évidente d'influences classiques et étrangères jointes à celle des poètes anglais. Young a toujours affiché des prétentions très nettes à l'originalité. Ses progrès à cet égard nous tracent la voie à suivre, en dehors des préoccupations de circonstances et de date, dans l'étude et l'analyse de ses ouvrages. Nous commencerons par les satires, où l'action des écoles précédentes et du milieu atteint son maximum d'intensité. Nous passerons ensuite en revue son théâtre dont les principes et les tendances révèlent une indépendance déjà plus grande. Enfin, nous aborderons son chef-d'œuvre poétique, les Nuits, avec la série de productions philosophiques qui l'annoncent ou le suivent et nous terminerons par l'examen de la lettre à Richardson qui formule la théorie définitive de notre auteur et donne, presque à son insu, le mot d'ordre d'une évolution nouvelle. Et par ces trois étapes principales nous passerons avec Young de la correction et de la mesure observées par les pseudo-classiques à la fougue et à l'extrême liberté des premiers romantiques.

CHAPITRE PREMIER

La Satire en Angleterre avant Ed. Young. Époques principales où Les prédécesseurs immédiats du poète : Hall, La théorie de la satire, d'après Dryden.

elle paraît. Donne, Dryden.

Au début de sa première satire1 Young cite avec éloges les principaux d'entre ses prédécesseurs. Il invite ainsi à la comparaison avec eux et prétend se rattacher à une longue série d'auteurs qui contient plusieurs noms illustres. Pour bien comprendre cette partie de son œuvre, il importe donc de connaître, au moins en résumé, ceux dont il a repris la tâche et de se rendre compte de ce qu'ont produit ses devanciers pour savoir ce qu'il a pu ajouter à ses modèles. Les satiriques abondent d'ailleurs dans la littérature anglaise à partir de la conquête normande. Il était à prévoir qu'après le bouleversement subi par les populations de la grande île, les vaincus emploieraient cette arme pour se venger de leurs vainqueurs, les petites gens pour se dédommager du dédain des puissants et les laïques pour railler les vices et l'ambition du clergé. Si l'on n'en trouve pas de traces au lendemain de l'invasion, c'est que l'instruction et l'art de composer en vers sont presque un monopole des nouveaux maîtres tout occupés à chanter leur victoire et les hauts faits de la guerre. Mais bientôt la lutte contre l'étranger hâte la fusion des deux races et quand les revers essuyés en France isolent l'Angleterre du reste de l'Europe, les griefs des humbles se font enfin entendre, empruntant pour mieux forcer l'attention la voix de la satire.

Celle-ci diffère, il est vrai, sous certains rapports de ce qui porte le même nom ailleurs. Sur le Continent les classes opprimées manifestent aussi leur mécontentement, mais d'une manière moins ouverte et moins sérieuse. Elles se plaisent à raconter de malins fabliaux où le rire l'emporte sur la méchanceté et

1. Sat. I, v. 37-40.

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