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CHAPITRE VI

Deuils successifs d'Young.

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Ses

Les personnages des " Nuits ". Composition du poème. Young et son cercle d'amis. efforts infructueux pour obtenir une promotion ecclésiastique.

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La fin de l'année 1739 marque pour Young la fin du bonheur conjugal dont il jouissait depuis plus de huit ans. Sa femme, longtemps malade, vit son état s'aggraver soudain dans la première quinzaine de décembre, s'il est permis de fonder une conjecture sur l'aspect des billets adressés hâtivement à Curll. D'après le début de la sixième Nuit, Lady Young, dont aucun critique ne conteste l'identité avec la Lucia du poème, souffrait d'une maladie douloureuse aux progrès si lents (pareils à ceux de la phtisie 1) que son mari put se faire illusion sur l'issue fatale, jusqu'à ce qu'une crise plus dangereuse que les précédentes se fût produite. Mais la catastrophe survint bientôt, en dépit des soins les plus dévoués. Nous en connaissons la date, grâce au registre des décès de Welwyn qui porte la mention suivante : « January 29, 1739-40 The right honourable Lady Eliz. Yong 2 [sic]; » et la rectification est importante en raison de l'erreur commise par plusieurs biographes 3 et des événements qui suivirent ce décès. Ainsi s'effondraient avec l'espérance déçue toutes les joies d'un ménage uni où s'alliaient les grâces du caractère et le génie. Le tribut d'éloges de l'infortuné survivant n'est que l'expression de la vérité « Plus je la connaissais, plus elle me devenait chère... elle cachait son chagrin sous des sourires pour diminuer le mien, elle me réconfortait par ses paroles *. » Elle fut pour son mari

1. C'était le mal qui avait déjà emporté sa fille aînée.

2. L'écriture et l'emploi de « right honourable » trahissent une main ignorante. 3. La Biographia Britannica dit « vers 1741 » et c'est la date acceptée de confiance par H. Croft, R. Anderson, Chalmers, le Rev. J. Mitford et le Dr Doran.

4. N. Th. VI, v. 6, 19-20.

une compagne fidèle qui partageait ses plaisirs, ses aspirations, ses douleurs. Préoccupée, comme lui, de sa paroisse et désireuse d'embellir son église, elle broda, de ses propres mains, un tapis de soie sur fond de batiste, avec une frange de fil d'or, pour recouvrir la table de communion 1. Cet ouvrage, encore conservé et en usage à Welwyn, et dont il avait lui-même, croit-on, indiqué l'inscription, devait sans cesse rappeler au pasteur désolé le souvenir de celle qu'un témoignage du temps nous présente comme douée de talents remarquables et d'une grande douceur 2. »

Mais s'il resta inconsolable de cette grande affliction, ce ne fut pas le seul coup du sort qui devait le frapper cette année. On pouvait déjà le supposer d'après le passage des Nuits, où l'auteur se plaint de trois deuils en trois mois. Or ce passage ouvre toute la question des personnages mentionnés dans le poème, surtout en ce qui concerne l'ami d'Young, Philandre, dont il nous importe de connaître le prototype réel. Puisque la plupart des biographes croient le retrouver dans Henry Temple 3 et quelquesuns dans le jeune Charles Henry Lee, mieux vaut d'abord revenir à la source première et revoir les vers qui nous parlent de lui. Philandre fut pour Young « un ami (comme il le dit) dont l'esprit à la noble influence mûrit pendant vingt étés à mes côtés... tandis que toutes les vertus sociables s'élevaient dans son âme 5. » Il rappelle les banquets où son compagnon chantait et auxquels ils prenaient part ensemble. Ailleurs il le cite comme sachant « manier toute connaissance digne de ce nom, » et poursuit :

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1. History of Hertfordshire, by J. E. Cussans, op. cit., 1874, vol. II, p. 223. Après l'avoir nettoyé et mis sur un fond de soie damassée blanche, on y a malheureusement fait des modifications qui en ont gâté le caractère primitif. L'inscription est la suivante au centre, en lettres majuscules « I am the Bread of Life. »

2. Voir la Biographia Britannica.

3. Voir par exemple la Biographia Britannica et le Dr Doran. Le Rev. J. Mitford fait quelques réserves et H. Croft qui, comme toujours, suit la Biographia, ajoute pourtant «Some passages respecting Philander do not appear to suit either Mr Temple or any other person known to be connected with Young, while all Narcissa's circumstances apply to Mrs Temple. >>

4. The Annual Register for 1765. London, J. Dodsley, 1766, p. 31-36.

5. N. Th. II, v. 585-86 et 88.

6. N. Th. II, v. 579. Ne serait-ce pas un indice que Philandre était poète? 7. N. Th. II, v. 449-53.

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« Que de fois nous avons vu le soleil estival se coucher au cours de nos conversations et refroidi nos passions au bord du fleuve aux fraîches brises! que de fois nous avons réchauffé et abrégé les soirées d'hiver par de courtoises discussions, faisant jaillir la vérité latente, « scène qui évoque plutôt les rives de l'Isis et les veillées d'Oxford que les ruisseaux étroits et le presbytère de Welwyn 1. Young ajoute que Philandre, ami de ce Lorenzo auquel s'adressent les Nuits, a prescrit sa tâche au poète 2 et répète en terminant son œuvre qu'il n'est que l'exécuteur testamentaire de ce legs moral 3. Quant à la fin terrestre de son camarade si tendrement aimé, il la décrit avec une grande netteté : « Philandre lui-même n'avait pas commandé son suaire. Il n'en eut pas l'occasion, l'avertissement préalable de son sort lui fut refusé. » La catastrophe fut soudaine, l'agonie courte 5 et l'âme si brusquement délivrée prit son essor vers le ciel. C'était un esprit d'élite, un moraliste éloquent, un homme d'un talent supérieur qui disparaissait ainsi. Un seul vers marque vaguement l'époque de ce départ inattendu. Ce fut avant une dernière catastrophe, car « Narcissa le suit, avant que la tombe de Philandre ne soit fermée. Les malheurs se groupent, le malheur est rarement isolé 7. D

Voilà ce que nous apprend le poète lui-même sur l'ami qu'il a tant regretté. Les témoignages contemporains sont plus confus encore, soit qu'ils parlent de Mr Temple avec la Biographia Britannica ou de Charles Henry Lee avec The Annual Register. Un seul document contemporain mérite d'être remarqué. C'est un article anonyme dans le Gentleman's Magazine, rectifiant plusieurs erreurs de H. Croft et écrit, selon toute apparence, par un membre du cercle intime d'Young, bien au courant de son

1. Il est vrai que le poète avait délaissé le presbytère pour une maison privée plus commode.

2. N. Th. II, v. 619.

3. N. Th. IX, v. 2143-48.

4. N. Th. I, v. 383-84.

5. N. Th. VI, v. 3; II, v. 653-57.

6. N. Th. II, v. 448, 601-4.

7. N. Th. III, v. 62-63.

8. The Gent.'s Mag., vol. LII, p. 70, etc.

histoire personnelle et de son œuvre. Ce critique estime qu'en aucun cas M' Temple ne saurait se confondre avec Philandre, puisque celui-ci meurt avant Narcissa, et il fait très pertinemment remarquer qu'un homme aussi jeune ne pourrait guère être l'ami de vingt ans dont il est question dans les Nuits. Les assertions douteuses du XVIIIe siècle ne suffisent donc pas pour nous renseigner. Il est même permis d'écarter le beau-fils de l'auteur dès à présent sans scrupule, non seulement en raison de son âge, mais encore parce qu'il est mort après la rédaction de la première partie du poème 1. Quant au correspondant du Gentleman's Magazine, si sa réfutation de Croft est probante, on doit pourtant regretter qu'il se soit borné à cette attitude négative, et qu'il n'ait pas contribué autrement à la solution d'un problème dont dépend, pour une bonne part, l'estime qu'aura la postérité pour la véracité de notre auteur et même pour la sincérité de ses émotions.

Y a-t-il, parmi les personnes en rapport avec Young, quelqu'un qui réponde au signalement donné dans ses vers et qu'il ait pu peindre sous les traits de Philandre? Ce compagnon fidèle des bons et des mauvais jours, nous croyons qu'il a existé et voici sur quoi nous nous fondons. Notre étude précédente nous a montré auprès d'Young à Oxford un ami sûr avec lequel, nous en avons la preuve par ses lettres de 1726 et 1727, il entretint plus tard, quand la vie les sépara, une correspondance assidue. Cet ami auquel il adressa une épître poétique à l'occasion de la mort d'Addison et avec lequel il fréquenta le cercle familier du grand critique, celui qu'il appelait son « frère par les larmes, » uni à lui dans la joie et la peine, c'était le poète Thomas Tickell. C'est Tickell, établi depuis 1724 à Dublin, ou plutôt non loin de la ville, à Glasnevin, en sa qualité de secrétaire des Lords Justices d'Irlande, et resté en relations constantes avec lui depuis ce moment, que nous regardons comme le Philandre des Nuits.

Notons que ses poésies et son caractère justifient pleinement le titre de moraliste et le panégyrique du chrétien que l'on remarque dans la description d'Young. Tickell, en effet, fut digne d'être le confident intime d'Addison et la belle élégie qu'il consacra à la

1. Le décès est de janvier 1744-45.

mémoire de son maître témoigne, mieux que la louange complaisante de quelque contemporain, de l'élévation de ses propres sentiments. Au point de vue moral le portrait est exact. Au point de vue matériel, le rapprochement des dates vient confirmer cette identité que personne n'a soupçonnée jusqu'ici. On se rappelle que les registres paroissiaux de Welwyn indiquent le 29 janvier 1739-40 pour la mort de Lady Young, la Lucia des Nuits. Or Th. Tickell meurt à Bath en Angleterre, moins de trois mois plus tard, le 23 avril 1740. Aucun document contemporain ne nous renseigne sur ses derniers moments. Mais s'il était vrai qu'il fut enlevé par une catastrophe subite, la ressemblance serait complète avec le personnage du poète. Et sans doute sa fin ne lui paraissait pas si prochaine, puisqu'il fit un long voyage aux eaux et que s'il eût prévu ce coup du sort, il eût préféré l'attendre à Glasnevin où l'on rapporta son cadavre.

Cette identité de Tickell et de Philandre, qui nous semble sinon démontrée, tout au moins d'une grande vraisemblance, est conforme aux indications expresses de l'écrivain quand il s'écrie 1: << Archer insatiable! un seul ne te suffisait-il pas ? Ta flèche vola trois fois, et par trois fois ma paix fut tuée; et trois fois avant que la lune là-bas eût comblé son croissant. » Elle confirme l'exactitude du récit poétique que contredirait la date de la mort de Mr Temple, décédé à East Sheen le 18 août 1740 et enterré le 25 à Mortlake dans le caveau de famille 2. Elle s'accorde enfin avec les habitudes littéraires de notre auteur qui, suivant la remarque de H. Croft, a toujours su perpétuer dans ses ouvrages le souvenir de ceux qui lui étaient chers. Il a consacré un passage ému à la mémoire de Wm Harrison, dans son Epître à Lord Lansdowne, il a écrit une élégie sur le marquis de Carnarvon, il a parlé de Pope au début de sa septième Nuit et accordé un tribut de regret à Sam. Richardson dans sa dernière œuvre, la Résignation. Peut-on croire, après ces exemples nombreux, qu'il eût gardé le silence au sujet de celui avec qui il échangeait autrefois jusqu'à ses moindres vers, et qu'en toutes circonstances il tenait

1. N. Th. I, v. 212-14.

2. The Complete Peerage of England by G. E. C., op. cit., vol. VI, p. 187.

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