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caractérise la poésie savante ou artistique, c'est l'individualisme, la réflexion, la personnalité de l'auteur. La poésie primitive ou populaire, au contraire, est impersonnelle par essence. Mais cette poésie primitive représentée par les anciens chants populaires et par les chants des tribus sauvages, qui l'a faite? Longtemps on a parlé de poésie spontanée, de poésie populaire, sortie du sein de la foule, etc. On finit par comprendre que, si comparaison n'est pas raison, métaphore l'est moins encore. Les critiques allemands, réagissant contre la conception romantique du temps des frères Grimm, admettent généralement que tout chant populaire a eu à l'origine un auteur déterminé, dont le nom s'est rapidement perdu tandis que son œuvre se propageait de bouche en bouche. M. G. s'élève contre cette théorie, qui lui semble d'un rationalisme extravagant », et il soutient la composition en commun des chants primitifs. Les évènements ont été chantés d'abord par et pour ceux qui y avaient pris part, les sentiments ont été exprimés par ceux qui les partagaient, et M. G. entend ces affirmations dans le sens le plus littéral. Les chants ont été composés à l'occasion de la danse qu'ils devaient accompagner, par tous ceux qui y prenaient part. Le « moi » qui est souvent exprimé dans les chants primitifs désigne soit chacun des chanteurs, soit celui qui conduit le chœur. L'inspiration personnelle qui se voit dans le vocero et dans une foule de lamentations funèbres, représente simplement une étape postérieure de cette poésie Quant au refrain, il fournit naturellement une confirmation de la théorie de M. G., qui reprend ici, en les développant, les idées d'un économiste qui a aussi renouvelé certains points de vue sur les origines de la littérature, M. Bücher (Arbeit und Rythmus, 2e éd.). Dans toutes les civilisations, et notamment chez les peuples classiques, le travail a eu son chant et son refrain, et le refrain qui a survécu dans les littératures savantes représente non un développement postérieur et artificiel, mais une survivance, un résidu archaïque. Quant à la danse dans laquelle M. G. place l'origine de la poésie, elle n'existe plus dans son rôle primitif, et la danse par couples d'aujourd'hui n'est qu'une invention de beaucoup postérieure aux chœurs qui ont été les premiers foyers poétiques la poésie spontanée s'en va avec les jeux d'enfants et les anciens usages, et la poésie artificielle pénètre partout. Si la littérature, en se développant, recourt à l'imitation, il n'en est pas moins vrai qu'il a existé, à l'origine, une inspiration poétique qu'on ne peut pas rattacher à un modèle antérieur : l'inspiration poétique a été le sentiment commun de la tribu, et elle s'est développée quand la foule, organisée dans une certaine mesure, a eu conscience d'elle-même et a pu vibrer à l'unisson. Et comment apparaît le poète dans une histoire de la poésie ainsi comprise? Quand, dans le choeur, l'un des chanteurs

se détache des autres pour exécuter seul un fragment du chant, on a le premier symptôme d'un poète individuel. Celui ci assumera un rôle de plus en plus important, où l'inspiration personnelle, à peu près nulle au début, aura une importance toujours croissante: l'improvisation à laquelle il se livre est le début de la poésie personnelle. En même temps le « débat » entre le chœur et le chanteur qui s'en détache représente le premier embryon de poésie dramatique. Le mythe est taillé et façonné par les poètes dans la masse informe que produit l'animisme inconscient. Le style poétique ne se sépare que par degrés de la langue commune, et il devient plus imagé à mesure que la poésie grandit. Dans son huitième et dernier chapitre, qu'il intitule « le triomphe de l'artiste », M. G. constate que le seul apport de la poésie populaire, « commune » dans la poésie d'aujourd'hui est le rythme du vers pour tout le reste, le poète s'est retiré de la société à laquelle il vient parfois faire entendre des paroles puissantes, et dans la société elle-même les lecteurs solitaires ont remplacé le groupe d'auditeurs des temps primitifs Que les temps sont changés !

Le livre de M. G, par la nature même du sujet qu'il traite, contient une part d'hypothèses toujours contestables : puisque c'est déjà une question de savoir comment il faut appliquer les renseignements sur les peuples sauvages et sur le passé le plus lointain des peuples civilisés, à l'étude d'un état d'esprit qui, de l'avis même de l'auteur, ne se retrouve plus nulle part aujourd'hui. Mais ce livre est hautement intéressant par la vaste érudition de l'auteur, par toutes les idées qu'il remue, et par la tendance qu'il représente.

57.

A. COUNSON.

Les relations entre les sermons de S. Césaire d'Arles et la prédication de Saint Eloi.

Personne assurément ne contestera la sagace érudition et les éminentes qualités critiques de M. Bruno Krusch, le savant éditeur des sources de l'histoire mérovingienne dans les Monumenta Germaniae historica (1). Il vient d'en donner une nouvelle preuve dans l'édition d'un nouveau volume de cette remarquable collection (2). Cette édition contient des vies de saints fort intéressantes pour l'histoire de notre pays, particulièrement sous le n° XIV les Vitae Bavonis confessoris Gandavensis (p. 527-546) et sous le n° XVIII la Vita Eligii episcopi Noviomagensis (p. 634-701) et à l'appendice II la Praedicatio Eligi

(1) Monumenta Germaniae Historica inde ab anno Christi quingentesimous que ad annum millesimum et quingentesimum. Edidit societas aperiendis fontibus rerum germanicarum medii ævi. Scriptores Rerum Merovingicarum.

(2) MGH. SRM, t IV. Passiones vitæque Sanctorum ævi Merowingici, 2. Hannoveri et Lipsiæ, 1902.

Episcopi Noviomagensis (p. 749-761). C'est de cette prédication que nous voudrions dire ici quelques mots.

Jusqu'ici on avait toujours puisé sans méfiance - ou du moins si méfiance il y avait, on ne dédaignait point de s'en servir dans cette prédication de S. Eloi pour retracer les coutumes et les superstitions franchement païennes des « rustici » du vie et du xvIIe siècle dans le royaume franc. M. Krusch fut le premier, pour ainsi dire, à concevoir des doutes sur l'authenticité de cette praedicatio (1). Elle est visiblement en relation et les savants éditeurs de la congrégation de St.-Maur l'avaient déjà remarqué, nous dit le savant éditeur, avec les sermons de saint Césaire d'Arles. En cela, nul doute que M. Krusch n'ait raison.

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Mais sa préoccupation de flairer l'apocryphe là où on ne le chercherait guère, lui avait aussi inspiré des doutes sur l'authenticité du sermon de S. Eloi et tout spécialement du Ch. 16, livre II, de la Vita dont il est question ici (2). Depuis lors cependant, M. Krusch a eu la chance de découvrir deux manuscrits: «<le codex Sangallensis », no 194, du VIII s. et le « Codex Parisiensis » nouv. acq. lat. no 447, du IXe s. Ces deux volumes contiennent une édition écourtée de ce sermon, où on l'attribue bel et bien à S. Eloi lui même. Dès lors M. Krusch ne douta plus que ce ne soit là la source du biographe de la vita pour le point en question. Le savant critique a raison, car plusieurs indices, notamment la ressemblance de forme et de fond, révèlent une dépendance indéniable vis-à-vis de la source décou

verte.

M. Krusch s'est donc chargé cette fois de démontrer lui-même qu'ici sa défiance était excessive. Cela fait honneur à la loyauté du savant, mais n'est-ce pas aussi une preuve de ses tendances hypercritiques ?

Quant à expliquer les relations évidentes des sermons de S. Césaire et de la prédication de S. Eloi, M. Krusch n'en parle plus dans sa préface à l'appendice 11, p. 749-750, du même volume. A notre avis, cette dépendance se comprend très bien si l'on admet comme le fait d'ailleurs Malnory (3) – que S. Eloi a pris comme modèle le livre de Césaire où celui-ci avait consigné ses sermons.

(1) MGH., SRM t. IV. Passiones etc. 2, p. 750.
(2) MGH SRM, t. iv. Passiones etc., 2, loco citato.

LÉON VAN der Essen.

(3) MALNORY. Saint Césaire, évêque d'Arles, dans la Bibliothèque de l'École des Hautes Études, x. 113, pp. 242-244. Paris, 1894. — Cf. VACANDARD. Vie de S. Ouen, évêque de Rouen. Paris, 1902. LE MÊME. Les homélies attribuées à S. Eloi dans la Revue des questions historiques, t. Lxiv (1898) p. 473, note 5. LE MÊME. L'idolâtrie en Gaule au vie et au vào siècle dans la Revue des questions historiques, 1. LXV (1899) PP. 443 et suiv. Cet auteur donne ici en partie la traduction de ch. 16 du livre i de la Vita.

58. M. le Baron F. Béthune et M. G. Doutrepont viennent d'entreprendre, avec la collaboration de leurs élèves, la publication d'un Bulletin critique de l'histoire linguistique et littéraire française des Pays-Bas qui paraîtra, une fois l'an, dans les Annales de la Société d'Émulation de Bruges. Le domaine de ce Bulletin s'étendra à toutes les publications relatives aux parlers populaires et aux dialectes littéraires, aux écrivains et aux oeuvres des Pays-Bas français, dans leur extension géographique de l'époque Bourguignonne. Afin de pouvoir lui garder un caractère plus strictement scientifique, ils ne croient pas devoir dépasser l'année 1830.

59. - On nous annonce de New-York la création d'un Journal trimestriel de littérature comparée, sous la direction de MM. Woodberry et Spingarn, de Columbia University (New-York), et Fletcher, de Harvard University. Ce nouveau périodique promet d'être aussi international que la matière à l'étude de laquelle il est consacré : il acceptera des articles en plusieurs langues, et la liste de ses collaborateurs comprend des noms de la plupart des pays d'Europe. Il publiera non seulement des travaux originaux et des comptes rendus de nouveaux livres, mais aussi des résumés d'articles parus dans les autres périodiques sur la littérature comparée. Les noms des fondateurs de la jeune revue et les ouvrages qu'ils ont publiés précédemment, nous garantissent la valeur de leur nouvelle entreprise. Parmi les savants étrangers, nous remarquons le nom de notre collaborateur, M. Paul Hamelius.

60. Enseignement des langues vivantes. Une nouvelle Revue. La guerre des méthodes bat son plein. Les adversaires en présence se combattent avec une virulence shakespearienne; on frissonne de lire que les scalps des vaincus orneront la bibliothèque des vainqueurs, que l'encre rouge serait remplacé par du sang vermeil (Voir Neuere Sprachen, Heft 4, Juli 1902 p. 207). Qui parle encore de dégénérescence? Nous voilà ramenés aux temps héroïques de la Renaissance. A Londres, Devereux Court, on montre encore l'endroit où deux savants amis, pour un v efelkustikon, le pauvre, s'embrochèrent mutuellement dans leurs épées, droites comme deux iotas souscrits.

Chose curieuse! L'alme nature laisse pousser le simple à côté de l'herbe mortelle. La vénérable Université de Marbourg en Hesse, d'où est sorti le mouvement réformiste, a également donné naissance à la contre-réforme. En face du prof. Vietor s'est dressé le prof. Koschwitz émigré depuis à l'université de Koenigsberg. Des bords du Pregel il darde, malgré la distance, des traits acérés vers les tours gothiques des rives de la Lahn. La Revue de M. Vietor: Die Neueren Sprachen a fait naître une sœur ennemie Die Zeitschrift für englischen u. französischen Unterricht, de MM. Koschwitz, Kaluza et Thurau, tous professeurs à Königsberg en Prusse. Deux nes de la nouvelle Revue ont paru, et, afin de mettre nos lecteurs à même de poursuivre les péripéties du duel pédagogique, nous leur rendrons compte incessamment des principaux articles parus. Pour le moment, bornons-nous à définir les tendances de la Zeitschrift, telles qu'elles sont exposées dans la circulaire annonçant son apparition (févr. 1902). L'esprit moderne, y est-il dit, assigne à l'étude des langues étrangères une importance toujours grandissante. L'anglais et le français se flattent d'être appelés à remplacer dans nos écoles les langues dites classiques. Pour les rendre dignes de cette succession, il est de la plus haute importance que la Méthode suivie repose sur une base scientifique, et qu'en dehors d'un but utilitaire et pratique, elle vise à la culture intellectuelle, esthétique et morale. Ce dernier point décidera de l'importance du rôle dévolu aux langues et au corps enseignant. Malheureusement, les tendances poursuivies par les sectaires d'une réforme radicale, établie sur des principes contestables et superficiels, menacent de devenir fatales à l'enseignement moderniste.

L'importance exagérée, accordée à la partie orale, loin de constituer un progrès scientifique, r'est qu'un triste retour vers le procédé machinal, terre à terre, et stérile, des feus maitres de langues, de fâcheuse et humiliante mémoire. Une semblable réforme ne peut avoir pour conséquence qu'une notable diminution de la valeur pratique, éducative et scientifique de l'enseignement des langues vivantes. Celui-ci deviendra incapable de recueillir l'héritage intellectuel qui lui est destiné, et impropre à remplir sa mission civilisatrice. En même temps, le courant réformiste a creusé un fossé béant entre la science philologique et l'enseignement pratique, entre l'Université et le corps enseignant, où il a porté le germe de la désaffection et de la discorde. Notre Zeitschrift se propose de sauver sa vertu éducative à l'enseignement des langues, de rétablir l'union entre l'étude scientifique et l'enseignement des écoles, de renouer les liens relâchés entre les professeurs de l'Enseignement Supérieur et Moyen et enfin, de prouver la possibilité et la nécessité d'un travail en

commun.

Les encouragements ne nous ont pas fait défaut, disent les directeurs de la revue, ni en Allemagne, ni à l'étranger où l'enseignement moderniste traverse la même crise. La Revue traitera les questions pédagogiques et scientifiques; elle restera en contact avec les pays étrangers, où une collaboration active lui est acquise; elle se fera l'écho de toutes les manifestations de la vie scolaire intellectuelle et morale. La librairie Weidmann à Berlin éditera un no tous les 3 mois. (8 mar :s par an).

P. SCHARFF.

61. Le prix quinquennal des sciences sociales (4o période, 1897-1901), fondé par le gouvernement belge, vient d'être décerné à M. Ad Prins. Parmi les livres qui ont attiré l'attention du jury, se trouvent plusieurs ouvrages relatifs à l'antiquité classique, notamment celui de M. Henri Francotte sur l'industrie grecque. Nous reproduisons ici l'appréciation du jury (composé de MM. de Paepe, Dejace, De Ridder, Strauss et Brants, secrétaire-rapporteur):

«M. Henri Francotte apporte à notre période la contribution d'une œuvre qui a recueilli de nombreux suffrages dans la presse spéciale : « L'industrie dans la Grèce ancienne » (2 vol. 1900-1901). Déjà le dernier jury des sciences historiques (1) lui a décerné une place hors pair, bien que le millésime de 1901 imprimé sur le second volume, vint soustraire l'œuvre complète à ses faveurs. Le jury actuel s'associe volontiers à ces éloges, tout en la considérant comme n'appartenant pas à son domaine. L'étendue des recherches, la patiente mise en œuvre de matériaux fragmentaires et rares, l'érudition habile et l'interprétation ingénieuse, sont des mérites marquants. Ce ne sont pas les seuls. Juriste et économiste, lauteur connaît les études modernes sur l'interprétation des phénomènes; il s'en sert et, du coup, son ouvrage prend rang dans la littérature de l'histoire économique; il a sur le caractère restreint de l'industrie hellénique, une idée, conclusion nette, personnelle, qui peut être combattue, mais qui donne à son ouvrage un cachet particulier. Le point de vue (Anschauung) est celui qui inspire les travaux de bien des économistes actuels, notamment en Allemagne; nous n'avons pas à le discuter ici. La majorité du jury a estimé que cette considération n'enlève pas à l'ouvrage de M. Francotte son caractère principalement historique. Mais le jury a voulu, appréciant aussi les connaisances et l'effort de l'auteur dans l'ordre des pensées économiques et sociales, le jury a voulu lui donn er une place distinguée dans ce rapport, rappeler et la couronne du prix de philologie (prix Gantrelle (2) que lui a décernée l'Académie et les éloges du jury d'histoire, Heureux auteur qui réunit des appréciations flatteuses des sphères d'études les plus variées, sur une œuvre où s'en retrouvent les qualités diverses! >>

(1) Rapport du jury, p. 8 du tiré à part, note omise par inadvertance au Moniteur. (2) Bulletin de l'Académie royale de Belgique, 1899.

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