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modernes négligent trop : lorsqu'on en trouve des exemples chez nos bons écrivains, il semble que c'est plutôt l'effet de l'instinct que de la réflexion.

On a cité ce beau trait de Florus, lorsqu'il nous montre Scipion, encore enfant, qui croît pour la ruine de l'Afrique : Qui in exitium Africa crescit. Ce rapport supposé entre deux faits naturellement indépendants l'un de l'autre plaît à l'imagination, et attache l'esprit. Je trouve un effet semblable dans cette pensée de La Bruyère :

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Pendant qu'Oronte augmente, avec ses années, « son fonds et ses revenus, une fille naît dans quel<< que famille, s'élève, croît, s'embellit, et entre dans “ sa seizième année. Il se fait prier à cinquante ans « pour l'épouser, jeune, belle, spirituelle ; cet hom « me, sans naissance, sans esprit et sans le moindre « mérite, est préféré à tous ses rivaux. »

Si je voulois, par un seul passage, donner à la fois une idée du grand talent de La Bruyère, et un exemple frappant de la puissance des contrastes dans le style, je citerois ce bel apologue qui contient la plus éloquente satire du faste insolent et scandaleux des

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parvenus:

Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre em«pire, ni la guerre que vous soutenez virilement " contre une nation puissante depuis la mort du roi

« votre époux, ne diminuent rien de votre magni

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ficence. Vous avez préféré à toute autre contrée « les rives de l'Euphrate, pour y élever un superbe << édifice : l'air y est sain et tempéré; la situation en « est riante; un bois sacré l'ombrage du côté du couchant; les dieux de Syrie, qui habitent quelque‹fois la terre, n'y auroient pu choisir une plus belle demeure. La campagne autour est couverte d'hom«mes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient le bois du << Liban, l'airain et le porphyre : les grues et les ma<< chines gémissent dans l'air, et font espérer à ceux « qui voyagent vers l'Arabie de revoir à leur retour « en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splen<< deur où vous desirez de le porter, avant de l'habiter vous et les princes vos enfants. N'y épargnez «rien, grande reine: employez-y l'or et tout l'art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les << Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science « sur vos plafonds et sur vos lambris; tracez-y de « vastes et de délicieux jardins, dont l'enchantement "soit tel qu'ils ne paroissent pas faits de la main des << hommes; épuisez vos trésors et votre industrie sur « cet ouvrage incomparable; et après que vous y << au z mis, Zénobie, la dernière main, quelqu'un « de ces patres qui habitent les sables voisins de Pal

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« myre, devenu riche par les péages de vos rivières, « achètera un jour à deniers comptants cette royale «maison, pour l'embellir, et la rendre plus digne de lui et de sa fortune. >>

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Si l'on examine avec attention tous les détails de ce beau tableau, on verra que tout y est préparé, disposé, gradué avec un art infini pour produire un grand effet. Quelle noblesse dans le début ! quelle importance on donne au projet de ce palais ! que de circonstances adroitement accumulées pour en relever la magnificence et la beauté ! et quand l'imagination a été bien pénétrée de la grandeur de l'objet, l'auteur amène un pâtre, enrichi du péage de vos rivières, qui achète à deniers comptants cette royale maison, pour l'embellir, et la rendre plus digne de lui.

Il est bien extraordinaire qu'un homme qui a enrichi notre langue de tant de formes nouvelles, et qui avoit fait de l'art d'écrire une étude si approfondie, ait laissé dans son style des négligences, et même des fautes qu'on reprocheroit à de médiocres écrivains. Sa phrase est souvent embarrassée ; il a des constructions vicieuses, des expressions incorrectes, ou qui ont vieilli. On voit qu'il avoit encore plus d'imagination que de goût, et qu'il recherchoit

plus la finesse et l'énergie des tours que l'harmonie

de la phrase.

Je ne rapporterai aucun exemple de ces défauts, que tout le monde peut relever aisément; mais il peut être utile de remarquer des fautes d'un autre genre, qui sont plutôt de recherche que de négligence, et sur lesquelles la réputation de l'auteur pourroit en imposer aux personnes qui n'ont pas un goût assez sûr et assez exercé.

N'est-ce pas exprimer, par exemple, une idée peutêtre fausse par une image bien forcée et même obscure, que de dire : « Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père?»

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La comparaison suivante ne paroît pas d'un goût bien délicat : « Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement; à peu près comme on mesure le poisson, entre tête et << queue. »

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On trouveroit aussi quelques traits d'un style précieux et maniéré. Marivaux auroit pu revendiquer cette pensée : « Personne presque ne s'avise de lui« même du mérite d'un autre. »

Mais ces taches sont rares dans La Bruyère : on sent que c'étoit l'effet du soin même qu'il prenoit de varier ses tournures et ses images; et elles sont

effacées par les beautés sans nombre dont brille son ouvrage.

Je terminerai cette analyse par observer que cet écrivain, si original, si hardi, si ingénieux, et si varié, eut de la peine à être admis à l'Académie Françoise après avoir publié ses Caractères. Il eut besoin de crédit pour vaincre l'opposition de quelques gens de lettres qu'il avoit offensés, et les clameurs de cette foule d'hommes malheureux qui, dans tous les temps, sont importunés des grands talents et des grands succès: mais La Bruyère avoit pour lui Bossuet, Racine, Despréaux, et le cri public; il fut reçu. Son discours est un des plus ingénieux qui aient été prononcés dans cette Académie. Il est le premier qui ait loué des académiciens vivants. On se rappelle encore les traits heureux dont il caractérisa Bossuet, La Fontaine et Despréaux. Les ennemis de l'auteur affectèrent de regarder ce discours comme une satire. Ils intriguèrent pour en faire défendre l'impression; et, n'ayant pu y réussir, ils le firent déchirer dans les journaux, qui dès lors étoient déja, pour la plupart, des instruments de la malignité et de l'envie entre les mains de la bassesse et de la sottise. On vit éclore une foule d'épigrammes et de chansons, où la rage est égale à

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