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AVERTISSEMENT.

C'est un sujet continuel de scandale et de chagrin pour ceux qui aiment les bons livres et les livres bien faits, que de voir avec quelle négligence les auteurs classiques se réimpriment journellement. L'ignorance, l'étourderie, ou le faux jugement des divers éditeurs, y ont successivement introduit des fautes et des altérations de texte, que l'on répéte avec une désolante fidélité. On fait plus; on y ajoute chaque fois des fautes nouvelles, et la dernière édition, ordinairement la plus belle de toutes, est souvent aussi la plus mauvaise. Que falloit-il faire pour échapper à ce reproche? Simplement recourir à la dernière édition donnée ou avouée par l'auteur, et la reproduire avec exactitude. C'est ce que nous avons fait pour les Caractères de La Bruyère'.

L'édition de 1697, publiée dans l'année qui suivit la mort de La Bruyère, et la meilleure de toutes, au jugement de l'abbé d'Olivet, est celle qui nous a servi de copie.

Nous ne voulons pas nous prévaloir d'un soin si facile et si peu méritoire; mais nous devons justifier, par quelques exemples, la sévérité avec laquelle nous venons de parler de ceux qui l'ont négligé.

La Bruyère, écrivain original et hardi, s'est souvent permis des expressions qu'un usage universel n'avoit pas encore consacrées ; mais il a eu la prudente attention de les souligner: c'étoit avertir le lecteur de ses témérités, et s'en justifier par-là même. L'aversion des nouveaux typographes pour les lettres italiques les a portés à imprimer ces mêmes mots en caractères ordinaires. Ce changement, qui semble être sans conséquence, fait disparoître chaque fois la trace d'un fait qui n'est pas sans utilité pour l'histoire. de notre langue ; il nous empêche de connoître à quelle époque tel mot, employé aujourd'hui sans scrupule, n'étoit encore qu'un néologisme plus ou moins audacieux. Nous avons rétabli partout les caractères italiques.

La Bruyère ne peint pas toujours des caractères; il ne fait pas toujours de ces portraits où l'on doit reconnoître, non pas un individu, mais

une espèce. Quelquefois il particularise, et écrit des personnalités, tantôt malignes, tantôt flatteuses. Alors, pour rendre la satire moins directe, ou la louange plus délicate, il use de certains artifices qui ne trompent aucun lecteur; il jette, sur son expression plutôt que sur sa pensée, certains voiles qui ne cachent aucune vérité. Ce sont ou des lettres initiales, ou des noms tout en blanc, ou des noms antiques pour des noms modernes. Fiers de pouvoir révéler ce que n'ignore personne, nos récents éditeurs, au lieu de mettre en note un éclaircissement inutile, mais innocent, ont altéré le texte de l'auteur, soit en suppléant ce qu'il avoit omis à dessein, soit en substituant le nom véritable au nom supposé. Ainsi quand La Bruyère dit : « Quel besoin a Trophime d'être cardinal? » bien sûr que ni son siècle, ni la postérité, ne pourra hésiter à reconnoître dans cette phrase le grand homme qu'on s'étonna de ne point voir revêtu de la pourpre romaine, et de qui elle eût reçu plus d'éclat qu'il n'auroit pu en recevoir d'elle, ces éditeurs changent témérairement Trophime en Bénigne ; et, comme si ce n'étoit pas assez clair encore,

ils

écrivent au bas de la page : « Jacques-Bénigne

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Bossuet, évêque de Meaux. »

Mais voici un trait bien plus frappant de cette ridicule manie d'instruire un lecteur qui n'en a que faire, en élucidant un auteur qui croyoit être assez clair, ou qui ne vouloit pas l'être davantage. Dans le chapitre De la cour, La Bruyère fait une description qui commence par ces mots : « On parle d'une région, etc. », et qui se termine ainsi : « Les gens du pays le nomment *** ; il est « à quelque quarante-huit degrés d'élévation du

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pôle, et à plus de douze cents lieues de mer des

Iroquois et des Hurons. » Pour le moins éclairé, le moins sagace de tous les lecteurs, l'allégorie est aussi transparente qu'elle est ingénieuse et maligne; nul ne peut douter qu'il ne s'agisse de la résidence royale de France; et chacun, en nommant ce lieu, lorsque l'auteur le tait, peut s'applaudir d'un acte de pénétration qui lui a peu coûté. Que font nos malencontreux éditeurs? Ils impriment en toutes lettres le nom de Versailles, et ils ne s'aperçoivent pas que ce seul nom dénature entièrement le morceau, dont tout l'effet, tout le charme consiste à décrire Ver

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