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valer en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités; je ne veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux : je me jette et me réfugie dans la médiocrité.

On sait que les pauvres sont chagrins de ce que tout leur manque, et que personne ne les soulage : mais, s'il est vrai que les riches soient colères, c'est de ce que la moindre chose puisse leur manquer, ou que quelqu'un veuille leur

résister.

Celui-là est riche, qui reçoit plus qu'il ne consume; celui-là est pauvre, dont la dépense excéde la recette.

Tel, avec deux millions de rente, peut être pauvre chaque année de cinq cent mille livres.

Il n'y a rien qui se soutienne plus long-temps qu'une médiocre fortune: il n'y a rien dont on voie mieux la fin que d'une grande fortune.

L'occasion prochaine de la pauvreté, c'est de grandes richesses.

c'est

S'il est vrai que l'on soit riche de tout ce dont on n'a pas besoin, un homme fort riche, un homme qui est sage.

S'il est vrai que l'on soit pauvre par toutes les

choses que l'on desire, l'ambitieux et l'avare languissent dans une extrême pauvreté.

Les passions tyrannisent l'homme; et l'ambition suspend en lui les autres passions, et lui donne pour un temps les apparences de toutes les vertus. Ce Triphon qui a tous les vices, je l'ai cru sobre, chaste, libéral, humble, et même dévot: je le croirois encore, s'il n'eût enfin fait sa for

tune.

:

L'on ne se rend point sur le desir de posséder et de s'agrandir la bile gagne, et la mort approche, qu'avec un visage flétri, et des jambes déja foibles, l'on dit: Ma fortune, mon établisse

ment.

Il n'y a au monde que deux manières de s'élever, ou par sa propre industrie, ou par l'imbécillité des autres.

Les traits découvrent la complexion et les mœurs; mais la mine désigne les biens de fortune: le plus ou le moins de mille livres de rente se trouve écrit sur les visages.

Chrysante, homme opulent et impertinent, ne veut pas être vu avec Eugène qui est homme de mérite, mais pauvre : il croiroit en être déshonoré. Eugène est pour Chrysante dans les

mêmes dispositions : ils ne courent pas risque de se heurter.

Quand je vois de certaines gens, qui me prévenoient autrefois par leurs civilités, attendre au contraire que je les salue, et en être avec moi sur le plus ou le moins, je dis en moi-même : Fort bien, j'en suis ravi; tant mieux pour eux: vous verrez que cet homme-ci est mieux logé, mieux meublé, et mieux nourri qu'à l'ordinaire; qu'il sera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura déja fait un gain raisonnable. Dieu veuille qu'il en vienne dans peu de temps jusqu'à me mépriser!

Si les pensées, les livres et leurs auteurs, dépendoient des riches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscription! Il n'y auroit plus de rappel : quel ton, quel ascendant, ne prennent-ils pas sur les savants! quelle majesté n'observent-ils pas à l'égard de ces hommes chétifs que leur mérite n'a ni placés ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement! Il faut l'avouer, le présent est pour les riches, et l'avenir pour les vertueux et les habiles. Homère est encore, et sera toujours; les receveurs de droits, les publicains, ne sont plus; ont

ils été ? leur patrie, leurs noms, sont-ils connus? y a-t-il eu dans la Grèce des partisans ? que sont devenus ces importants personnages qui méprisoient Homère, qui ne songeoient dans la place qu'à l'éviter, qui ne lui rendoient pas le salut, ou qui le saluoient par son nom, qui ne daignoient pas l'associer à leur table, qui le regardoient comme un homme qui n'étoit pas riche, et qui faisoit un livre? que deviendront les Fauconnets? iront-ils aussi loin dans la postérité que Descartes né François et mort en Suède2?

Du même fond d'orgueil dont l'on s'élève fièrement au-dessus de ses inférieurs, l'on rampe vilement devant ceux qui sont au-dessus de soi. C'est le propre de ce vice, qui n'est fondé ni sur le mérite personnel ni sur la vertu, mais sur les richesses, les postes, le crédit, et sur de vaines sciences, de nous porter également à mépriser

Il y avoit un bail des fermes sous ce nom.

2 On connoissoit déja du temps de La Bruyère ce qu'on a appelé depuis l'éloquence des italiques. En imprimant ainsi les mots mort en Suède, il a certainement voulu insister sur cette circonstance, et rappeler à ses lecteurs les déplorables cabales qui ont éloigné Descartes de son pays, et l'ont envoyé mourir dans un royaume voisin du pôle.

ceux qui ont moins que nous de cette espèce de biens, et à estimer trop ceux qui en ont une mesure qui excéde la nôtre.

Il y a des ames sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, comme les belles ames le sont de la gloire et de la vertu ; capables d'une seule volupté, qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre; curieuses et avides du denier dix; uniquement occupées de leurs débiteurs; toujours inquiétes sur le rabais ou sur le décri des monnoies; enfoncées et comme abymées dans les contrats, les titres, et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l'argent.

Commençons par excepter ces ames nobles et courageuses, s'il en reste encore sur la terre, secourables, ingénieuses à faire du bien, que nuls besoins, nulle disproportion, nuls artifices, ne peuvent séparer de ceux qu'ils se sont une fois choisis pour amis; et, après cette précaution, disons hardiment une chose triste et douloureuse à imaginer: Il n'y a personne au monde si bien lié avec nous de société et de bienveillance, qui nous aime, qui nous goûte, qui nous fait mille

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