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dant quelques réserves à faire à ce sujet. Lettré et de manières aimables, mais astucieux et brouillon, toujours incertain entre la France et l'empereur, pensant avant tout à placer sa famille, n'ayant pour racheter de pareils défauts ni l'héroïsme ni l'amour incontestable, quoique mal entendu, que Jules II portait à l'Italie, son caractère politique ne saurait, je crois, être défendu. Il eut le mérite d'être le patron de Raphaël, dont la souplesse et le caractère facile lui plaisaient, et qui, grâce à sa protection, ne passa pas un instant de sa courte vie sans le marquer par un chef-d'œuvre. C'est par des largesses insensées, ne l'oublions pas, c'est en trafiquant de tout, qu'il encouragea la pléiade d'artistes qui a jeté un si grand éclat sur son nom. Son obstination à employer Michel-Ange pendant tant d'années, malgré ses répugnances et ses prières, à une œuvre que sa propre versatilité et les embarras de la guerre de Lombardie devaient lui faire abandonner, nous a sans doute privés d'ouvrages admirables. MichelAnge aurait terminé le tombeau de Jules II, et nous posséderions aujourd'hui un monument gigantesque qui rivaliserait avec les plus grandes œuvres de la statuaire antique.

Quelques mots de Condivi nous montrent dans quel chagrin et quel découragement les incertitudes de Léon et l'inutilité de pareils travaux avaient jeté Michel-Ange. « Étant revenu à Florence, il trouva l'ardeur de Léon entièrement tombée; il resta longtemps plein de chagrin, sans pouvoir rien faire, ayant été promené jusqu'alors, à son grand déplaisir, de projets en projets. » Ce fut cependant vers cette époque, en 1502, que Léon lui demanda pour la sacristie de Saint-Laurent les tombeaux de Julien son frère et de Laurent son neveu, qu'il n'exécuta que dix ans plus tard, ainsi que les plans de la bibliothèque Laurentienne, où devaient être réunis les admirables manuscrits rassemblés par Cosme et par Laurent le Magnifique, et qui avaient été dispersés pendant les troubles de 1494. Il se trouvait à Florence dans les dernières années du règne de Léon X quand l'académie de Sainte-Marie-Nouvelle, dont il était un membre assidu, projeta de faire transporter de Ravenne à Florence les cendres de Dante, et adressa au pape la belle supplique qui nous a été conservée par Gori, signée des noms les plus célèbres de ce temps, et entre autres de celui de Michel-Ange avec cette mention : « Moi, MichelAnge, sculpteur, je supplie aussi votre sainteté, et je m'offre à faire convenablement le tombeau du divin poète dans un endroit honorable de la ville.» Léon reçut assez mal ce projet, qui fut abandonné.

La statue du Christ à la Croix, qui lui avait été commandée par Antonio Metelli, et qu'on voit encore dans l'église de la Minerve, fut vraisemblablement exécutée pendant les rares séjours que Michel-Ange fit à Rome sous le pontificat de Léon. Son découragement était devenu tel qu'il la fit terminer et placer à la fin de 1521 par un sculpteur florentin du nom de Federigo. La statue du Christ, l'une des plus achevées et des plus savantes qui soient sorties des mains de Michel-Ange, est bien loin, à notre sens, de valoir d'autres ouvrages du grand sculpteur; c'est pourtant la célébrité rapidement acquise à l'œuvre terminée pour Metelli qui décida François Ier à envoyer Primatice en Italie, en le chargeant de mouler

pour lui le Christ de la Minerve, de demander une statue à Michel-Ange, et de lui remettre la lettre flatteuse conservée dans la précieuse collection de Lille.

Léon X mourut le 1er décembre 1521, un an après Raphaël. L'humble et austère Adrien ne connaissait en fait de peinture que celle de van Eyk et d'Albert Dürer. Ses mœurs simples formaient le contraste le plus frappant avec les habitudes fastueuses de Léon. Sous son pontificat, tous les grands travaux furent arrêtés à Rome et ralentis à Florence. Pendant que Michel-Ange travaillait obscurément à la bibliothèque de Saint-Laurent, le grand siècle de l'art finissait. Raphaël et Léonard étaient morts, et leurs élèves se précipitaient déjà dans une rapide décadence. Les caractères commençaient à s'abaisser en même temps que les talens, et Michel-Ange, qui avait pour ainsi dire ouvert cette grande génération, devait rester seul après tous, comme ces hauts sommets qui reçoivent les premiers la lumière matinale, et qui restent éclairés lorsque tout devient obscur autour d'eux, et que la nuit est déjà profonde.

IV.

Jules II était mort sans avoir complétement atteint son double but : l'expulsion des étrangers de l'Italie et l'absorption des divers états de la péninsule par la puissance papale. En affaiblissant Venise, il avait augmenté d'autant son autorité, mais en détruisant pour jamais une des plus fortes défenses de l'indépendance italienne. La politique cauteleuse de Léon maintint la suprématie de l'église; mais les hésitations de Clément VII ne tardèrent pas à compromettre les résultats obtenus par la hardiesse et par l'habileté de ses deux illustres prédécesseurs. François Ier réclamait Naples, l'empereur le Milanais, et l'Italie fut livrée une fois de plus à toutes les dévastations de la plus horrible des guerres. Le connétable de Bourbon ne s'était pas arrêté à Florence: c'est le sac de Rome, désarmée et plus brillante qu'elle ne l'avait jamais été, que demandaient les bandes espagnoles et allemandes. Le parti républicain de Florence profita de l'abaissement et de la captivité de Clément VII pour chasser de nouveau les Médicis. Le nom de Michel-Ange est intimement lié à ce suprême effort que fit sa patrie pour recouvrer son indépendance, et ce n'est pas un de ses moindres titres de gloire que d'avoir été l'un de ses plus utiles et de ses derniers défenseurs.

Lorsque survinrent les événemens de 1527, Michel-Ange était depuis plusieurs années à Florence occupé des travaux de Saint-Laurent et du tombeau des Médicis. Il avait alors plus de cinquante ans. Son caractère, qui avait toujours été ombrageux, ne s'était pas assoupli avec l'âge. Portant le goût de la solitude jusqu'à la manie, estimant peu la plupart des hommes au milieu desquels il vivait, comme le prouvent assez les sarcasmes et les mots sanglans qu'on lui prête, il ne s'était jamais mêlé aux luttes des partis. Des raisons indépendantes de son caractère lui conseillaient de s'abstenir. Ses convictions républicaines lui faisaient détester le gouvernement tyrannique et impuissant des derniers Médicis; mais son

attachement affectueux pour Laurent et le souvenir attendri qu'il avait gardé de son protecteur et de son ami lui rendaient difficile de combattre ses successeurs dégénérés. C'est au milieu d'une carrière déjà avancée, et lorsqu'il paraissait plus décidé que jamais à se consacrer tout entier à son art, que des événemens impérieux vinrent changer ses résolutions, et, en le jetant au milieu des luttes politiques, donner à la seconde partie de sa vie un caractère particulier. La captivité de Clément VII n'avait pas été de longue durée. Charles-Quint venait de se réconcilier avec le pape, et le rétablissement des Médicis avait été l'une des conditions principales du traité de Barcelone. Le gouvernement de Florence n'attendit pas que le pontife eût mis le siége devant la ville pour se préparer à la défendre. Les fortifications étaient insuffisantes et en mauvais état. Tous les yeux se tournèrent vers Michel-Ange, qui fut nommé le 6 avril 1529 gouverneur et commissaire-général des fortifications. Le mouvement qui avait affranchi Florence était en accord parfait avec ses opinions. Quelles que fussent d'ailleurs ses répugnances personnelles, il ne pensait pas que le génie dispensât d'être honnête homme, et il accepta.

L'activité qu'il déploya dans cette occasion paraît avoir été prodigieuse. « Il fortifia la ville sur plusieurs points, dit Vasari, et entoura le mont San-Miniato de bastions qu'il ne construisit pas en gazon et en broussaille, comme cela se pratiquait ordinairement, mais en bon bois de châtaignier et de chêne. Il remplaça même le gazon par des briques faites avec de la bourre et de la fiente d'animaux. » En avril et en mai 1529, il était à Livourne, en juin à Pise, pour les travaux de la citadelle et pour les fortifications de l'Arno. Le mois suivant, il se rendait à Ferrare, où la seigneurie de Florence l'avait envoyé pour étudier le nouveau genre de fortifications employé par le duc Alphonse. Enfin, en septembre, il était attendu à Arezzo pour y diriger les travaux de défense.

Les fortifications de Michel-Ange, étudiées et tant admirées par Vauban, enferment encore la gracieuse église et les cyprès de San-Miniato; elles entourent d'une ceinture noire et sévère la plus charmante des collines. Je ne suis point compétent pour juger de la valeur de ces remparts comme ouvrages militaires; mais je ne les ai jamais revus sans penser au grand homme qui les a construits, et qui, pouvant se contenter de sa gloire d'artiste, a voulu s'associer au dernier effort que fit sa patrie pour reconquérir sa liberté.

La marche de Clément à travers la Toscane fut rapide. Pérouse, Cortone, Arezzo lui ouvrirent leurs portes, et il arriva au mois d'octobre sous les murs de Florence. San-Miniato commande la ville, et c'est de s'en emparer que le pape s'occupa d'abord. Outre les bastions, Michel-Ange avait armé le Campanile de plusieurs pièces de canon qui faisaient de grands ravages parmi les assiégeans. Il resta, suivant Vasari, presque continuellement dans le fort pendant les six premiers mois du siége, ne se fiant à personne et dirigeant tout par lui-même. « Lorsqu'il descendait dans la ville, dit le même auteur, c'était pour travailler furtivement aux statues de San-Lorenzo. » Ce mot échappé au biographe peint mieux que les plus longs discours dans quelle perplexité était alors l'esprit de Mi

chel-Ange. Forcé de combattre un Médicis pour obéir à sa conscience et à sa raison, ne pouvant laisser voir des sentimens qui l'eussent fait accuser de trahison par un peuple surexcité et soupçonneux, par une sorte de compromis et pour rassurer son cœur, qui protestait contre ses actes, il ne cessait de combattre Clément que pour avancer en secret les sépultures de Laurent et de Julien.

Pendant ce temps, la désunion se mettait parmi les défenseurs de la ville. On avait nommé pour général en chef le condottiere Malatesta Baglioni. Des bruits de trahison couraient parmi les soldats. Quelques officiers vinrent prévenir Michel-Ange. Il se rendit auprès de la seigneurie, et exposa dans quel danger se trouvait la ville, que Malatesta trahissait, qu'il était encore temps de remédier à tout, mais qu'il fallait se hâter et prendre un parti. « Au lieu de le remercier, dit Condivi, le gonfalonier Carduccio lui dit des injures et le traita d'homme timide et trop soupçonneux. » Révolté de l'injustice de Carduccio, voyant qu'on préférait à ses avis ceux du perfide Malatesta, que dans de telles circonstances il ne pouvait plus rien pour la défense de la ville, qu'en se démettant simplement de ses fonctions il s'exposait, sans profit pour personne, à la fureur du peuple, Michel-Ange quitta Florence, accompagné de son élève Mimi et de son ami Ridolfo Corsini. Il se retira d'abord à Ferrare, puis à Venise, où il séjourna peu. Sans tenir compte de son caractère ni des circonstances, on a attribué son départ précipité à une prudence excessive et coupable. Cette accusation ne supporte pas l'examen; mais comme elle a été reproduite dans ces derniers temps, on ne peut la passer sous silence. La brusque décision de Michel-Ange a sans doute quelque chose d'insolite; mais irritable, impétueux, soudain dans ses résolutions, ne prenant conseil que de lui-même, tel enfin que nous le connaissons, il agit conformément à son caractère. La conduite de Michel-Ange au milieu des événemens qui suivirent son départ ne laisse planer aucun doute sur les motifs de cette action. La seigneurie avait, par un décret du 30 septembre, déclaré rebelles Buonarotti et ses compagnons; mais le peuple murmurait et demandait qu'on lui rendît son Michel-Ange. « On lui adressait, dit Condivi, les plus vives prières; on lui faisait considérer l'intérêt de la patrie, et qu'il ne devait pas abandonner l'entreprise dont il s'était chargé. Convaincu par la considération qu'il avait pour ceux qui lui écrivaient, poussé surtout par son patriotisme, il demanda un sauf-conduit, el rentra à Florence au péril de sa vie. »

Aussitôt arrivé (octobre 1529), il reprit son commandement. Les fortifications de San-Miniato avaient particulièrement souffert pendant son absence. Il imagina de les revêtir de matelas et de ballots de laine, et conduisit la défense avec la plus grande énergie pendant plus de six mois encore. Malheureusement la division était dans la ville. Une partie de la population, qui avait perdu sous la domination énervante des Médicis les vertus et le goût de la liberté, désirait leur retour. « Presque tous les riches, écrivait Busini à Varchi, demandent qu'ils reviennent, les uns par ambition ou par sottise, les autres par servilité. » Francesco Ferrucci fit des prodiges à la tête d'une petite armée qui lui était dévouée. Cette har

die et utile diversion, les efforts héroïques de la population, dont les sorties incessantes ne laissaient aucun repos aux assiégeans, ne pouvaient que retarder la chute de la dernière des républiques italiennes qui eût gardé presque intacts la lettre et l'esprit de ses institutions. La famine vint s'ajouter aux complots. Enfin Malatesta jeta le masque, livra la Porte-Romaine, introduisit les impériaux dans la ville, qui capitula le 12 août 1530. Quoique la capitulation eùt stipulé une très large amnistie, les plus illustres citoyens de Florence furent mis à mort, exilés ou dépouillés de leurs biens. Si Michel-Ange eût été pris, son sort n'était pas douteux, car, ainsi que quelques-uns des principaux défenseurs de la ville, il avait été exclu de l'amnistie. Il se cacha, les uns disent chez un ami, plus probablement, suivant une tradition de famille, dans la tour de Saint-Nicolas, au-delà de l'Arno. Il y resta quelque temps. La colère du pape se calma : Clément avait besoin de Michel-Ange pour terminer les tombeaux de Saint-Laurent, et il fit publier qu'il lui accordait la vie et l'oubli du passé. Pendant l'un des séjours qu'il avait faits à Ferrare, Michel-Ange s'était engagé, pour reconnaître l'hospitalité du duc Alphonse, à lui faire un tableau aussitôt après son retour à Florence, et il avait achevé pendant le siége une Léda qu'il lui destinait. Le duc, craignant qu'il ne lui arrivât malheur pendant les troubles qui suivirent la reddition de la ville, avait envoyé un de ses gentilshommes pour le lui demander; mais par suite de la sottise de l'envoyé, ce tableau vint en France au lieu d'aller à Ferrare. Vasari nous a conservé un récit de la discussion qui décida de son sort, et qui montre une fois de plus ce que l'esprit de Michel-Ange avait d'irritable, ce que son cœur avait d'excellent. « Il accueillit gracieusement le gentilhomme, et lui montra un grand tableau où il avait représenté Léda embrassant Jupiter transformé en cygne. Ce noble personnage lui dit : — Oh! c'est bien peu de chose! Quel est donc votre métier? demanda Michel-Ange. Je suis marchand, répondit l'autre, comme pour donner à entendre qu'il méprisait l'industrie des Florentins. Michel-Ange, le comprenant fort bien, lui répliqua aussitôt : « Eh bien! messire marchand, vous ferez aujourd'hui un mauvais marché pour votre patron. Sortez d'ici. » Il fit présent de ce magnifique tableau à Antonio Mimi, son élève, qui, ayant deux sœurs à marier, s'était recommandé à lui. » Mimi apporta en France cet ouvrage, avec des dessins, des cartons, des modèles, que Michel-Ange lui avait donnés. La plupart de ces trésors périrent comme tant d'autres belles choses que nous n'avons pas su conserver. La Léda fut achetée par François Ier et placée à Fontainebleau. Elle y était encore sous Louis XIV, lorsque le scrupuleux Desnoyers la fit mutiler, et donna même l'ordre de la brûler. Cet ordre ne paraît pas avoir été exécuté, car Mariette vit reparaître ce tableau en plein xvin siècle, <«< mais si endommagé, qu'en une infinité d'endroits il ne restait que la toile. A travers ces ruines, on ne laissait pas que de reconnaître le talent d'un grand artiste, et j'avoue que je n'ai rien vu de Michel-Ange d'aussi bien peint. Il semblait que la vue des ouvrages de Titien qu'il avait vus à Ferrare, où son tableau devait aller, l'excitait à prendre un meilleur ton de couleur que celui qui lui était propre. Quoi qu'il en soit, j'ai vu res

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