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colossal sous la voûte gigantesque de Saint-Pierre, paraissent trop grandes pour l'emplacement qu'elles occupent aujourd'hui. L'importance de la statue de Moïse déroute l'esprit, et donne à penser que le monument même est élevé à la mémoire du législateur hébreu plus qu'à celle du pape guerrier. C'est du reste dans cette statue que se concentre l'intérêt principal, et on peut dire unique, du tombeau. Cette œuvre terrible est dans toutes les mémoires. Le Moïse demeure, au milieu des chefs-d'œuvre de la sculpture ancienne et moderne, comme un événement sans pareil, comme le représentant non point irréprochable, mais le plus éclatant, d'un art nouveau. Je ne veux pas parler de la science consommée dont Michel-Ange a fait preuve en modelant cette statue; les Grecs étaient savans d'une autre manière, mais ils l'étaient autant que lui. D'où vient cependant qu'en dépit de bizarreries qu'il n'est à propos ni de défendre ni de nier, et quoique cette austère figure soit loin d'atteindre et de prétendre à la beauté sereine et tranquille que les anciens regardaient comme le terme suprême de l'art, d'où vient qu'elle produit sur l'esprit le plus prévenu une irrésistible impression? C'est qu'elle est plus qu'humaine, et qu'elle transporte l'âme dans un monde de sentimens et d'idées que les anciens connaissaient moins que nous. Leur art voluptueux, en divinisant la forme humaine, retenait la pensée sur la terre. Moïse a vu Dieu, il a entendu sa voix tonnante, il a gardé l'impression terrible de sa rencontre du Sinaï; son œil profond scrute des mystères qu'il entrevoit dans ses rêves prophétiques. Est-ce le Moïse de la Bible? Je ne sais. Est-ce ainsi que Praxitèle et Phidias auraient représenté Lycurgue et Solon? On peut hardiment le nier. Le législateur aurait pris entre leurs mains la forme de la loi, et ils auraient représenté un être abstrait par une figure dont rien n'aurait altéré l'harmonieuse beauté. Moïse n'est pas seulement le législateur d'un peuple; la pensée n'habite pas seule sous ce front puissant : il sent, il souffre, il vit dans un monde moral dont Jéhovah lui a ouvert l'accès, et quoique au-dessus de l'humanité, il est homme.

Il nous reste à mentionner trois figures importantes qui devaient faire partie du tombeau de Jules II, mais qui ne purent être employées dans le monument réduit de Saint-Pierre-aux-Liens. C'est d'abord une des Victoires presque terminées qui se trouve maintenant dans la salle du conseil au Palais-Vieux, puis les deux admirables captifs que le musée du Louvre a la fortune de posséder. Ces dernières statues sont parmi les plus belles œuvres de Michel-Ange, et quelques indices me feraient croire que ce sont celles qu'il avait ébauchées pendant son séjour à Carrare, dans ce vif moment d'enthousiasme qu'il eut d'abord pour ce monument bien avant les ennuis et les tracas qu'il lui suscita. L'une de ces figures est loin d'être terminée, mais l'autre a ce fini si délicat qu'il mettait à ses premiers ouvrages. Du style le plus élevé, du dessin le plus ferme et le plus élégant, d'un modelé souple et puissant, d'un type idéal, elle restera certainement l'un des modèles les plus accomplis de la statuaire. Ces deux statues furent d'abord données par Michel-Ange à Roberto Strozzi, qui l'avait reçu dans sa maison et soigné pendant une maladie; elles furent apportées en France, et François Ier en fit présent au ma

réchal de Montmorency, qui les plaça dans son château d'Écouen. Transportées plus tard par Richelieu en Poitou, puis dans son habitation du faubourg du Roule, elles furent mises en vente en 1793, et Lenoir les acheta pour le musée des monumens français. Elles se trouvent aujourd'hui dans l'une des salles consacrées aux sculptures de la renaissance.

Il faut maintenant revenir en arrière et reprendre la suite des événemens au point où on les a laissés pour s'occuper d'une œuvre qui n'a tenu qu'une trop grande place dans la vie de Michel-Ange. A son retour de Bologne, au commencement de 1508, il avait trouvé Jules II non point refroidi à son égard, mais préoccupé de nouveaux projets. Il ne parlait plus de son tombeau, et était tout entier à la reconstruction de SaintPierre, qu'il avait confiée à Bramante. Raphaël commençait dans ce même temps les fresques de la salle de la Signature, et les deux biographes de Michel-Ange, dont on peut, il est vrai, suspecter sur ce point le témoignage, s'accordent à dire que l'architecte de Saint-Pierre, jaloux de la supériorité du sculpteur florentin, craignant qu'il ne découvrit les erreurs dont ses constructions récentes portaient la trace, les malversations dont il n'était peut-être pas innocent, conseilla au pape de lui confier les peintures de la voûte de la chapelle dédiée à Sixte IV. Jules adopta cette idée, fit venir Michel-Ange, et lui ordonna de commencer aussitôt. Buonarotti ne s'était pas occupé de fresque depuis son apprentissage chez le Ghirlandajo, il savait que la peinture d'une voûte n'est pas chose facile. Il s'excusa, proposa Raphaël, disant que pour lui il n'était que sculpteur, et qu'il ne réussirait pas. Le pape fut inflexible, et Michel-Ange commença, le 10 mai 1508, cette voûte, le plus prodigieux monument peut-être qu'ait jamais enfanté l'esprit humain.

Jules avait chargé Bramante de construire les échafauds nécessaires; mais il s'y prit si mal, que Michel-Ange fut obligé de se passer de son secours et de tout faire par lui-même. Il avait fait venir de Florence quelques-uns de ses anciens camarades d'atelier, non point, comme le dit Vasari par la plus étrange des distractions, qu'il ignorât les procédés de la fresque, qui étaient connus de tous les artistes de cette époque, et que l'élève de Ghirlandajo avait lui-même pratiqués, mais parce que ses anciens camarades d'atelier en avaient plus que lui l'habitude, et qu'il désirait se faire aider dans un travail de cette importance. Il fut cependant si peu satisfait de leur manière, qu'il effaça ce qu'ils avaient fait, et sans aucun secours étranger, s'il faut en croire son biographe, broyant lui-même ses couleurs et préparant son mortier, il s'enferma dans la chapelle, y allant au point du jour, n'en sortant qu'à la nuit close, dormant même souvent tout habillé sur ses échafauds, ne s'accordant qu'un léger repas à la fin de la journée, et ne montrant à personne les travaux commencés. A peine s'était-il mis à l'œuvre que survinrent des difficultés imprévues qui furent sur le point de lui faire tout abandonner. Les couleurs encore fraîches se couvraient d'une sorte de moisissure dont il ne pouvait découvrir la cause. Il retourna désespéré chez le pape, et lui dit : « J'avais bien prévenu votre sainteté que la peinture n'était pas mon art. Tout ce que j'ai fait est perdu, et si vous ne me croyez pas, chargez quel

qu'un de venir le voir. » Jules envoya San-Gallo, qui reconnut que cet accident était dû à la qualité de la chaux de Rome, et que Michel-Ange employait son mortier trop humide. Buonarotti reprit son travail avec une ardeur extrême, et dans l'espace de vingt mois en termina sans autre accident la première moitié.

Le mystère dont s'entourait Michel-Ange avait vivement excité la curiosité publique. Les répugnances du peintre n'avaient point empêché Jules d'aller le voir plusieurs fois, et malgré son grand âge il était monté, par une échelle en chevilles et avec l'aide de Michel-Ange, qui lui tenait la main, jusqu'à la plate-forme. L'impatience le prit. Il voulait sans plus de retard faire partager à la foule son admiration. Michel-Ange eut beau objecter qu'il faudrait reconstruire les échafauds, qu'il n'avait pas mis la dernière main à son travail : le pape ne voulut rien entendre, et la chapelle fut ouverte au public le matin de la fête de la Toussaint, 1er novembre 1509. « Rome entière, dit Vasari, se précipita dans la Sixtine; Jules s'y porta le premier, avant que la poussière produite par la chute des échafauds fùt tombée, et il y célébra la messe le même jour. »

Le succès fut immense. Bramante, voyant que ses mauvais desseins, bien loin d'avoir réussi, n'avaient servi qu'à augmenter la gloire de Michel-Ange, sorti triomphant du piége qu'il lui avait tendu, supplia le pape de confier à Raphaël la seconde moitié de la chapelle. Malgré l'affection qu'il portait à son architecte, Jules maintint sa résolution, et MichelAnge reprit après une courte interruption les peintures de la voûte; mais le bruit de ces cabales était venu jusqu'à lui : il en fut très troublé, Condivi, alla vers le pape, se plaignit très vivement de l'injure que lui faisait Bramante, et il est probable que la froideur qui exista toujours entre Raphaël et lui date de cette époque.

dit

La seconde partie de la voûte, de beaucoup la plus considérable, ne fut terminée qu'en 1512. L'impatience de Jules était telle qu'il faillit se brouiller une seconde fois avec Michel-Ange. Celui-ci, désirant se rendre à Florence pour quelques affaires, alla demander de l'argent au pape, qui lui dit : « Quand finiras-tu ma chapelle? — Quand je le pourrai, répondit Michel-Ange. —Quand je le pourrai, quand je le pourrai!... reprit l'irascible pontife. Moi, je te ferai jeter de tes échafauds, » et il le toucha de son bâton. Michel-Ange retourna chez lui, mit ordre à ses affaires, et était sur le point de partir, quand le pape lui envoya son favori Accursio avec ses excuses et 500 ducats.

Cette fois encore Michel-Ange dut renoncer à terminer son œuvre comme il l'aurait désiré. Il voulait donner à sec quelques retouches; mais les échafauds une fois démontés, il prit son parti de n'y rien ajouter, disant que ce qui manquait à ses figures n'était pas important. « Il faudrait leur mettre un peu d'or, disait le pape. Ma chapelle paraîtra bien pauvre. Ceux que j'ai peints là, reprit Michel-Ange, étaient de pauvres gens. » Et on renonça à rien changer. Ces peintures de la voùte de la Sixtine échappent à toute description. Comment donner une idée de ces innombrables et sublimes figures à ceux qui n'ont point pâli et tremblé dans ce temple redoutable? L'immense supériorité de Michel-Ange éclate dans cette chapelle même, où se trouvent les peintures de Ghirlandajo,

des Signorelli, qui sont effacées par celles du Florentin, comme la lumière d'une lampe l'est par celle du soleil. Raphaël a peint vers le même temps, et sous l'influence de ce qu'il avait vu dans la Sixtine, ses admirables Sibylles de la Pace; que l'on compare! Lui aussi atteignit sans doute dans quelques-uns de ses ouvrages, le saint Paul d'Hampton-Court, la Vision les hauteurs de l'art su

d' Ezechiel, la Vierge du musée de Dresde, blime; mais ce qui est l'exception chez le Sanzio est la règle chez le grand Buonarotti. Michel-Ange vit dans un monde surhumain, et ses imaginations audacieuses, imprévues, sont tellement au-dessus et en dehors des pensées habituelles des hommes, qu'elles rebutent par leur élévation même, et qu'elles sont loin de séduire tous les esprits, comme le font les merveilleuses et charmantes créations du peintre d'Urbin.

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Il importe cependant de combattre cette opinion très-répandue, que Michel-Ange ne comprenait que les sentimens extrêmes, et qu'il ne savait les exprimer que par des mouvemens violens et tourmentés. On accorde que ses figures possèdent les plus hautes qualités de l'art invention, sublimité du style, largeur et science du dessin, justesse et convenance de la couleur, et ce caractère si frappant dans la voûte de la Sixtine que les peintures ne font pas penser au peintre, qu'on se dit en la voyant que ce ciel tragique a dû venir ainsi tout peuplé de ses gigantesques figures, et qu'un effort de la pensée nous ramène seul au créateur de cette œuvre sublime; mais on lui refuse d'avoir compris la grâce, la beauté jeune et candide, les formes qui expriment les sentimens tendres et délicats, celles que le divin pinceau de Raphaël a si admirablement représentées. Je conviens que Michel-Ange a pris peu de soin de l'agrément, et que son austère génie ne se complaisait que dans les plus graves pensées; mais je n'accorde point qu'il soit resté étranger à la beauté gracieuse, et à la beauté féminine en particulier. Je ne veux rappeler ni la Vierge de l'académie de Londres, ni dans un autre ordre l'admirable captif du musée du Louvre; mais, sans sortir de la Sixtine, que peut-on rêver de plus merveilleusement beau que cet Adam s'éveillant pour la première fois à la lumière, et de plus chaste, de plus gracieux, de plus touchant, que cette jeune Ève penchée vers son Créateur, et aspirant de ses lèvres entr'ouvertes le souffle divin qui lui donne la vie?

Quel est le sens de cette œuvre terrible? que signifie ce long déroulement des destinées humaines? Pourquoi ces deux êtres, que nous voyons beaux et heureux à l'origine, ont-ils peuplé la terre de cette race ardente, inquiète, à la fois gigantesque et impuissante? Ah! la Grèce eût fait de cette voûte un Olympe habité par des hommes heureux et divins! Michel-Ange y a mis des êtres grands et malheureux, et ce poème douloureux de l'humanité est plus vrai que les plus merveilleuses fictions de la poésie et de l'art anciens. « Michel-Ange, nous dit Condivi, admirait particulièrement Dante. Il s'appliquait aussi, avec la plus grande attention, à la lecture des saintes Écritures et des écrits de Savonarole, pour lequel il eut toujours une grande affection, ayant gardé dans son esprit le souvenir de sa puissante voix. » D'une autre part, l'Italie semblait près de se dissoudre. De pareilles études, de pareils souvenirs, de pareilles et si douloureuses réalités, peuvent expliquer les visions qui passèrent dans

l'esprit du grand artiste pendant les quatre années de solitude presque complète qu'il passa dans la Sixtine. Le sens précis de ces compositions nous échappera probablement toujours; mais aussi longtemps qu'il y aura des hommes, elles attireront, comme c'est le but de l'art, les esprits vers le monde obscur de l'idéal.

L'année qui suivit l'ouverture de la Sixtine et qui précéda la mort de Jules paraît, ainsi que les deux premières du pontificat de Léon X, avoir été parmi les plus heureuses et les plus tranquilles de la vie de MichelAnge. Le vieux pape l'aimait, « ayant pour lui, dit Condivi, des soins et une jalousie qu'il n'avait pour aucun autre de ceux qui l'approchaient. »> Il honorait sa probité et même cette indépendance de caractère qu'il avait expérimentée plus d'une fois. Michel-Ange de son côté lui pardonnait des brusqueries rachetées par de prompts et complets retours. Sa vue, très affaiblie par ce travail obstiné de quatre années, le forçait à un repos presque absolu. « La nécessité où il s'était trouvé, dit Vasari, d'avoir, pendant le temps de son travail, les yeux portés en haut lui avait tellement affaibli la vue, qu'encore plusieurs mois après il ne pouvait regarder un dessin ni lire une lettre sans l'élever au-dessus de sa tête. » Il jouissait d'une gloire incontestée dans ce demi-repos qui succède à un grand effort, et il est probable qu'en ce moment toutes ses pensées se concentraient sur le tombeau de son protecteur, dont il avait été forcé d'interrompre les travaux; mais Léon X l'entendait autrement. Il était tout-puissant à Florence, où il avait rétabli dès 1512 sa famille, avec le secours de Jules et de la ligue de Cambrai, et il voulait doter sa patrie de monumens qui, en rappelant aux citoyens vaincus de cette glorieuse république les magnificences de leurs premiers patrons, leur fissent oublier les institutions qu'ils venaient de perdre pour la seconde fois. L'église de San-Lorenzo, bâtie par Brunelleschi et où étaient inhumés plusieurs membres de sa famille, n'avait pas été terminée; il résolut d'en faire achever la façade. Plusieurs artistes, entre autres San-Gallo, les deux Sansovino et Raphaël, présentèrent des projets pour ce grand travail; mais celui de Michel-Ange l'emporta, et il se rendit en 1515 à Carrare pour y faire exploiter les marbres dont il avait besoin.

Léon ne l'y laissa pas longtemps en repos. Ayant appris qu'il existait à Serravezza, dans la partie la plus élevée de la montagne de Santa-Pietra et sur le territoire florentin, des marbres qui pouvaient rivaliser avec ceux de Carrare, il ordonna à Michel-Ange de s'y rendre et d'en commencer l'exploitation. Celui-ci objecta vainement les frais énormes qu'entraînerait l'ouverture de ces carrières, les routes à percer en pleine montagne, les marais à traverser, la qualité inférieure de la matière: Léon n'écouta rien. Michel-Ange partit, ouvrit les routes, exploita les marbres, resta dans ce désert de 1516 à 1521, et les quatre années qu'il y passa dans toute la force de son âge et de son génie aboutirent au transport de cinq colonnes, dont quatre restèrent au bord de la mer, et dont la cinquième est encore aujourd'hui inutile et renversée parmi les décombres de la place de Saint-Laurent.

Sans vouloir contester ce que les arts doivent à Léon X, il y a cepen

TOME XXII.

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