Page images
PDF
EPUB

jusqu'alors; mais nous savons que Michel-Ange était encore à Florence au mois de février 1505, et il ne put partir pour Rome que vers cette époque, c'est-à-dire deux ans plus tard que ne le dit Vasari. Il se mit probablement aussitôt à ce projet de tombeau, que Jules accueillit avec son enthousiasme accoutumé, et dont il fit immédiatement commencer l'exécution; puis il partit pour Carrare, où il resta, de son propre aveu, huit mois. Pendant son séjour dans cette ville, il ne put donc pas terminer quatre statues et en ébaucher huit autres, ainsi que le prétend Vasari. Il n'y resta néanmoins pas oisif. Il résulte en effet du contrat passé avec les mariniers qui devaient lui amener ses marbres jusqu'à Rome qu'il y avait ébauché deux figures; mais cela nous met encore loin du compte de Vasari. Les marbres arrivèrent; la moitié de la place de Saint-Pierre en était couverte. Jules s'occupait de ce tombeau avec l'activité turbulente qu'il mettait à tout. Il avait fait construire un pont couvert conduisant de son palais dans l'atelier de Michel-Ange, « où il allait souvent le trouver pour causer avec lui de la sépulture et d'autres choses, comme il aurait fait avec un frère. » Comment cette intimité se changea-t-elle presque subitement en une froideur telle que Michel-Ange se décida à quitter des travaux entrepris avec tant d'ardeur et à s'enfuir de Rome? Les raisons alléguées par Condivi et par Vasari pour expliquer l'origine du conflit sont évidemment inadmissibles. Tout porte à croire que l'amitié de ce terrible protecteur était à charge à Michel-Ange, dont elle dérangeait toutes les habitudes de travail solitaire, qu'avec le caractère intraitable que nous lui connaissons, et Jules s'étant au moins momentanément refroidi à l'égard de son tombeau, le sculpteur n'avait pas caché au pape son mécontentement, et qu'il en était résulté une froideur qui, entre deux personnages de cette trempe, ne pouvait finir que par un éclat. Vasari raconte ainsi les dernières péripéties de ce drame :

« Tandis que Michel-Ange s'occupait de ces travaux, un dernier transport de marbres de Carrare arriva à Ripa et fut conduit sur la place de SaintPierre. Comme il fallait payer les mariniers, Michel-Ange, suivant sa coutume, se rendit chez le pape pour lui demander de l'argent. Ce jour-là, sa sainteté était gravement occupée des affaires de Bologne. Notre artiste acquitta les frais de ses propres deniers, croyant se voir bientôt remboursé. Quelque temps après, il retourna au palais afin d'en parler au pape; mais il éprouva les mêmes difficultés pour être introduit, et un valet lui dit de prendre patience, qu'il avait reçu l'ordre de ne pas laisser entrer. « Mais, dit un évêque qui était là présent, est-ce que tu ne connais pas la personne que tu refuses? - Je la connais très bien; mais je suis ici pour exécuter les ordres de sa sainteté,» répondit le valet. Michel-Ange, pour qui jusqu'alors toutes les portes avaient été ouvertes, indigné d'une telle réception, dit au valet : « Quand le pape aura besoin de moi, vous lui direz que je suis allé ailleurs. » De retour chez lui à deux heures de nuit, il donna à deux de ses domestiques l'ordre de vendre tous ses effets aux Juifs et de venir le rejoindre à Florence. Il monta à cheval et ne s'arrêta qu'à Poggibonzi, sur le territoire florentin. A peine y est-il arrivé qu'il est joint coup sur coup par

cinq courriers du pape chargés des lettres les plus pressantes de sa sainteté qui lui enjoignaient de revenir à Rome, sous peine d'encourir sa disgrâce. Invitations ou menaces, tout fut inutile. Les courriers, par leurs supplications, purent seulement obtenir de lui qu'il écrivît au pape qu'il le priait de l'excuser s'il ne paraissait plus en sa présence, mais qu'ayant été traité comme un misérable pour prix de ses services et de son attachement, sa sainteté pouvait faire choix d'un autre sculpteur. »

Jules était d'une violence extrême, et l'homme qui se vantait d'être « seigneur et maître du bétail humain » n'entendait pas qu'on lui résistât. Il écrivit coup sur coup trois brefs à la seigneurie de Florence, mais Michel-Ange ne se souciait nullement de s'exposer à son ressentiment. Plutôt que de retourner auprès du pape, il avait formé le projet de s'expatrier et d'accepter l'invitation du grand-seigneur, qui lui demandait de construire un pont pour joindre Constantinople à Péra. Jules menaçait; Soderini parlementait, voulant obtenir toute sécurité pour son concitoyen et pour son ami, et ne se souciant pas d'une autre part d'irriter outre mesure son redoutable voisin. Michel-Ange ne voulait entendre à rien.« Il est tellement effrayé, écrit le gonfalonier, que, malgré le bref de sa sainteté, il est nécessaire que le cardinal de Pavie nous écrive une lettre de sa propre main, nous promettant toute sûreté et impunité. Nous avons fait et nous ferons tout notre possible pour le faire retourner; mais nous vous assurons que si l'on n'y va pas doucement, il partira d'ici, comme il a voulu le faire déjà deux fois. » Il écrivait encore au cardinal de Volterre : « Nous avons vu Michel-Ange et nous avons fait tout notre possible pour lui persuader de retourner; mais il continue à se métier, parce que votre seigneurie ne promet rien de certain. » Soderini disait en même temps à Michel-Ange: « Tu t'es mis là dans une affaire où ne se serait pas risqué le roi de France. C'est assez se faire prier. Nous ne voulons pas pour toi exposer l'état à faire la guerre au pape; par conséquent prépare-toi à partir. » Pendant ces pourparlers, Jules II était entré à Bologne, mais les événemens de la guerre ne lui avaient pas fait oublier son sculpteur. C'est en effet de cette ville que le cardinal de Volterre écrivit de la part de Jules à la seigneurie de Florence une lettre des plus pressantes, et qui décida enfin Michel-Ange. Il partit pour Bologne vers le 1er décembre, et il faut voir avec quelle tendresse et quelle chaleur l'excellent gonfalonier le recommande aux cardinaux de Pavie et de Volterre. « Le porteur de la présente, écrit-il à celui-ci, sera MichelAnge, sculpteur que nous vous envoyons pour complaire à sa sainteté et satisfaire à son désir. Nous certifions à votre seigneurie que c'est un jeune homme distingué, et dans son métier l'unique en Italie, peut-être aussi dans le monde entier. Nous vous le recommandons très instamment. Il est fait de telle manière qu'on tire de lui tout ce qu'on veut avec des paroles affectueuses et des caresses. Il est nécessaire de lui témoigner de la bonne volonté et de l'amitié, et il fera des choses qui émerveilleront ceux qui les verront. » Tout le caractère de Michel-Ange est dans ces quelques lignes de son ami. Prompt, violent, rétif, redoutant les intri

gues, les affaires, les tracas, tout ce qui l'enlevait à son art et l'arrachait à sa solitude, il était facile à conduire, comme le sont les hommes forts, pour peu qu'on y mit de l'adresse et de l'affection. Se précipitant au milieu des difficultés par emportement, ou quand il y voyait quelque devoir, il était prompt à s'en retirer dès que sa colère était tombée ou qu'il se croyait délié. Sur ce point, le jugement de Condivi est d'accord avec celui du gonfalonier. « Comme il arrive, dit-il, à ceux qui s'adonnent à la vie contemplative, il était timide, sauf lorsqu'il avait un juste sujet d'indignation et qu'on faisdit tort ou injure à lui ou aux autres. Alors il avait plus de courage que ceux qui sont tenus pour courageux. Dans les circonstances ordinaires, il était très patient. »>

Condivi nous a conservé de la première entrevue de Michel-Ange et de Jules après cette querelle un récit plein de vie et qui peint les personnages et le temps.

« Michel-Ange, étant arrivé le matin à Bologne, alla à San-Petronio pour entendre la messe. Il y rencontra des palefreniers du pape, qui le reconnurent et le conduisirent devant sa sainteté. Le pape était à table dans le palais des Seize. Lorsqu'il le vit en sa présence, il lui dit avec un visage indigné : « Tu avais à venir nous trouver, et tu as attendu que nous allassions te chercher... » Michel-Ange plia le genou, et, ayant élevé la voix, s'excusa, expliquant qu'il n'avait pas agi avec méchanceté, mais par indignation, et qu'il n'avait pu supporter d'être chassé comme il l'avait été. Le pape se tenait la tête baissée sans rien répondre, et paraissait tout troublé. Alors un évêque, chargé par Soderini d'excuser Michel-Ange et de le présenter, s'interposa et dit : « Que votre sainteté lui pardonne! il a péché par ignorance. Ces peintres sont tous ainsi. » Le pape indigné lui répondit : « Tu dis des sottises que je ne dis pas, moi. C'est toi qui es l'ignorant. Tu l'insultes. Vat'en au diable. » Et comme il ne s'en allait pas, il fut mis dehors par les domestiques à renfort de grands coups de poing (1). Le pape, ayant ainsi déchargé sur l'évêque la plus grande partie de sa colère, fit approcher MichelAnge, lui pardonna, lui donna sa bénédiction, et lui enjoignit de ne pas quitter Bologne avant d'avoir reçu ses ordres. Au bout de peu de temps, il le fit venir et lui demanda sa statue, qu'il voulait mettre sur le frontispice de San-Petronio. »

Michel-Ange termina en seize mois cette statue, qui était plus de trois fois grande comme nature. Le pape, avant son départ, vint en voir le modèle, et le sculpteur, embarrassé de savoir ce qu'il mettrait dans la main gauche, lui demanda s'il voulait qu'il y plaçât un livre. « Comment un livre? répondit Jules. Une épée! Je ne suis pas un lettré, moi. » Et, plaisantant sur le mouvement hardi du bras droit, il lui dit en souriant : «Ta statue donne-t-elle la bénédiction ou la malédiction? - Saint-père, elle menace ce peuple pour le cas où il ne serait pas sage. » Cette statue fut placée au-dessus de la grande porte de San-Petronio le 21 février 1508; elle y resta jusqu'en 1511, époque à laquelle, les Bentivoglio étant ren

(1) D'autres disent que le pape le frappa lui-même.

trés à Bologne, le peuple furieux la brisa. Le duc Alphonse de Ferrare en acheta les morceaux, dont il fit faire une pièce d'artillerie qu'il nomma la Julienne. La perte de la figure de ce terrible Jules II exécutée par MichelAnge est d'autant plus fâcheuse, que cette statue a laissé moins de traces que d'autres ouvrages également perdus du sculpteur florentin. La tête cependant avait été épargnée: elle pesait six cents livres, et le duc Alphonse la conservait dans son cabinet; mais on ignore ce qu'elle est devenue, et il est probable qu'elle a péri comme le reste.

III.

C'est en 1508 que Michel-Ange revint à Rome, et qu'il reprit ses travaux du mausolée, interrompus par sa querelle avec Jules et sa fuite de Rome. Il dut bientôt les abandonner de nouveau. Bramante avait persuadé au pape que faire construire son propre tombeau lui porterait malheur. Il lui conseillait d'employer Michel-Ange à peindre la chapelle que son oncle Sixte IV avait fait construire. C'est en effet au début de cette année qu'il commença cette immense décoration, qui devait être son plus splendide ouvrage; mais avant de raconter les résistances qu'il opposa au désir de Jules, avec quelle ardeur il entreprit et quelle rapidité il acheva cet immense travail une fois qu'il se fut résolu à l'accepter, je voudrais, puisqu'à l'époque où nous sommes parvenus la plupart des statues qui ornent aujourd'hui le tombeau de Saint-Pierre-aux-Liens, celles plus nombreuses qui appartenaient au projet primitif, et qui ont été dispersées, étaient ébauchées ou terminées, donner une idée générale de ce monument, tel qu'il devait être, dire ce que de réduction en réduction le projet primitif est devenu, et de quels ennuis il fut l'occasion pour le grand sculpteur. Vasari et Condivi ne sont pas tout à fait d'accord dans la description qu'ils donnent du plan de ce tombeau, tel qu'il avait été conçu par Michel-Ange et adopté par Jules II. Je suivrai la version de Condivi, qui se rapporte exactement à un dessin de ce monument de la main même de Michel-Ange, dessin que Mariette possédait, qu'il a décrit, et qui appartient aujourd'hui à la collection de Florence. Le tombeau devait être isolé. Sur chacune de ses faces se trouvaient quatre esclaves debout, enchaînés à des termes qui soutenaient l'entablement; les coins du monument étaient coupés par des niches avec des victoires ayant à leurs pieds des prisonniers renversés. Au-dessus de la corniche qui couronnait cette décoration, huit figures assises, deux sur chaque face, représentaient des prophètes et des vertus. Le Moïse devait être l'une de ces statues. Le sarcophage, placé entre elles, était surmonté d'une pyramide terminée par une figure d'ange tenant un globe. Vasari ajoute qu'il devait y avoir en tout plus de quarante figures, sans compter les enfans et les autres ornemens. D'après lui, l'entablement ne devait supporter que quatre figures : la Vie active, la Vie contemplative, saint Paul et Moïse. Le sarcophage aurait été soutenu par deux statues que ne mentionne pas Condivi, le Ciel paraissant se réjouir de ce que l'âme de Jules était allée habiter la gloire éternelle, et la Terre pleurant la perte de ce pontife. Ce projet grandiose ne subit

pas de modification jusqu'en 1503; mais, Jules étant mort, les cardinaux Santiquattro et Aginense et le duc d'Urbin, ses exécuteurs testamentaires, réduisirent à six le nombre des statues qui devaient concourir à la décoration du monument, et à 6,000 la somme de 10,000 ducats qui devait y être employée.

De 1513 à 1521, Léon X, qui se souciait moins d'achever la sépulture de son prédécesseur que de doter d'œuvres du grand artiste Florence, sa ville natale, employa presque exclusivement Michel-Ange aux travaux de la façade et de la sacristie de Saint-Laurent. Michel-Ange se remit aux sculptures du tombeau pendant le court et sévère pontificat d'Adrien VI; mais sous Clément VII il dut les abandonner de nouveau pour exécuter à Florence les projets de Léon, adoptés par le nouveau pape. Vers 1531, le duc d'Urbin avait enfin obtenu qu'on permettrait à MichelAnge d'interrompre les peintures de la Sixtine pour terminer ce monument depuis si longtemps commencé; il ne paraît pas néanmoins qu'il ait pu alors s'en occuper beaucoup. Enfin, à la mort de Clément, il crut avoir recouvré la liberté et pouvoir, après tant d'involontaires délais, remplir ses engagemens; mais Paul III, à peine installé sur le trône, l'envoya chercher, lui fit l'accueil le plus bienveillant, et lui demanda de lui consacrer ses talens. Michel-Ange répondit que cela lui était impossible, qu'un traité l'obligeait à terminer le mausolée de Jules II. Paul se mit dans une grande colère, et lui dit : « Voilà trente ans que j'ai ce désir; maintenant que je suis pape, il ne me serait pas permis de le satisfaire! Je déchirerai ce traité, et j'entends que tu m'obéisses. » Le duc d'Urbin se plaignait, accusait hautement Michel-Ange de mauvaise foi. Le sculpteur, ne sachant auquel entendre, suppliait le pape de le laisser compléter son œuvre, comme il l'avait promis. Il faisait les projets les plus déraisonnables pour échapper aux contraintes amicales de Paul, celui, entre autres, de se retirer à Carrare, où il avait passé, au milieu des montagnes de marbre, de tranquilles années. Le pontife, pour mettre fin à toutes ces discussions, rendit un bref, daté du 18 septembre 1537, par lequel il déclarait Michel-Ange, ainsi que ses héritiers et successeurs, dégagés de toutes les obligations résultant des diverses conventions faites au sujet de ce tombeau. Cette manière de terminer les choses ne pouvait satisfaire le duc d'Urbin ni délier Michel-Ange. Les pourparlers furent repris, et on finit par convenir que le tombeau serait élevé, sous la forme où nous le voyons aujourd'hui, dans l'église de Saint-Pierre-aux-Liens, et serait composé de la statue de Moïse, entièrement achevée de la main de Michel-Ange, de deux figures représentant l'une la vie active, l'autre la vie contemplative, qui étaient très avancées, et qui devaient être terminées par Rafaello de Montelupo, de deux autres statues de la main de ce maitre, d'une Vierge d'après un dessin de Michel-Ange, enfin de la figure couchée de Jules, par Maso del Bosco. Telle est l'histoire très abrégée de ce monument, qui ne fut entièrement terminé qu'en 1550, après avoir causé pendant près d'un demi-siècle de véritables tourmens au Buonarotti.

Le duc d'Urbin se montra peu satisfait. Michel-Ange ne l'était pas davantage. Les figures, destinées primitivement à faire partie d'un ensemble

« PreviousContinue »