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d'hui ce qu'elle était, un démêlé entre le cabinet de Copenhague et la diète de Francfort, et des deux côtés la modération finira vraisemblablement par mettre sur la voie d'une solution jusqu'ici vainement cherchée. E. FORCADE.

LA MUSIQUE DES BOHÉMIENS,

PAR M. FRANZ LISZT.

Il ne se publie en France que très peu d'ouvrages ayant pour objet l'art musical. Sauf quelques rares exceptions, les livres qui ont cette destination ne sont guère dignes de fixer l'attention d'un public éclairé. C'est tout au plus s'il existe à Paris un journal spécial de musique dont le style et les doctrines s'élèvent au-dessus d'un prospectus de marchand. Nulle critique, nulle indépendance de la part de l'écrivain, obligé de louer platement tout ce qui touche aux intérêts de l'éditeur qui le paie. Aussi ces journaux sontils complétement ignorés du public. Ils ne sont guère lus que par des virtuoses en voyage, ou par les industriels qui y font insérer des annonces illustrées. Aucune classe d'artistes n'est moins instruite du sujet élevé et compliqué qui les intéresse que les musiciens français. Livrés dès l'enfance à l'étude exclusive du mécanisme, ils ne lisent rien de ce qui pourrait élever leur esprit, épurer leur sentiment, les éclairer enfin sur les parties obscures de l'art qu'ils professent. Ils contractent de bonne heure un profond dédain pour tout ce qu'ils qualifient de théories abstraites, de visées creuses et métaphysiques, et en cela je serais loin de les blâmer, s'ils ne confondaient sous ce nom l'explication des principes qui sont le fondement de l'art. Il n'y a qu'à voir comment sont rédigés les programmes des concerts du Conservatoire, si l'on veut se faire une idée de l'indifférence des artistes français pour la vérité de l'histoire et la propriété de style qui en découle. Tout ce qui ne se rattache point à la musique contemporaine et à la partie de la théorie nécessaire à la réalisation immédiate des effets qui plaisent au public fixe à peine l'attention des musiciens français. Ils ne lisent guère que des feuilletons, des historiettes de baladins, où l'art sublime de Mozart, de Beethoven et de Rossini est traité comme on traite au théâtre de M. Offenbach la poésie d'Homère et les divines légendes de l'antiquité. Ils appellent cette littérature grotesque de la littérature amusante! Oh! que la France paie cher l'honneur d'avoir créé le vaudeville!

L'Allemagne est sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, bien plus heureuse que la France. Elle possède une littérature musicale très solide et très variée. Tous les ans, il paraît au-delà du Rhin de bons ouvrages, d'excellentes biographies des maîtres les plus fameux, dont les œuvres sont incessamment rééditées avec un soin et un luxe d'indications et d'éclaircissemens qui dénotent l'amour sincère de l'art qui fait une partie de la gloire nationale. Les artistes musiciens de l'Allemagne sont instruits, ils lisent plus que des journaux; les livres de théorie ne les effraient pas, et si parfois ils abusent du langage symbolique et des discussions abstruses sur la nature du beau, au moins n'ignorent-ils pas les faits les plus saillans de

l'histoire de la musique, qu'ils savent avoir vécu plus d'une semaine. Le public en Allemagne n'est pas moins instruit que les artistes sur les questions et les faits importans qui touchent à l'art musical, et on n'y trouverait pas, comme il y en a tant en France, de grands esprits, d'illustres écrivains, parfaitement insensibles aux beautés d'un art si puissant, et tirant vanité d'une inaptitude dont rougissait le grand Goethe. Tous les grands poètes et philosophes de l'Allemagne ont aimé et compris la musique. On ne pourrait pas en dire autant des poètes français les plus éminens. J'ai entendu dire à un auteur célèbre, à l'un des esprits les plus hardis et les plus puissans de l'école de la restauration, qu'il ne comprenait rien au bruit sonore que faisait devant lui un virtuose incomparable. Ce virtuose était M. Liszt.

Ce n'est pas un artiste ordinaire que M. Liszt. Sans parler de son admirable talent de pianiste exécutant qui a été apprécié par l'Europe entière, M. Liszt possède une organisation d'élite, une intelligence vive, ouverte aux quatre coins de l'horizon, et des aspirations d'un ordre supérieur. La nature a donc beaucoup fait pour lui; mais parmi les dons divers dont elle l'a comblé, elle n'y a pas mis le don suprême de la création. M. Liszt serait l'homme le plus heureux du monde s'il avait pu se contenter de son sort, s'il n'avait une ambition très disproportionnée avec la force de son génie, et dont la tension perpétuelle trouble toute l'économie de ses belles facultés. Enfant miraculeux, M. Liszt s'est d'abord laissé traiter de petit Mozart par les aimables dévotes de la restauration, qui baisaient à l'envi son front prédestiné, où elles croyaient voir luire l'auréole des bienheureux. Jeune homme à la taille cambrée et aux cheveux flottans, il est tombé dans un monde de femmes fortes, d'artistes, de philosophes et de comédiens ambulans avec lesquels il a couru les grands chemins, improvisant sur les pianos d'auberge et sur les orgues de village, se donnant partout en spectacle et posant en tout lieu en martyr de l'idéal. Lorsque cette phase de faux romanesque, de jeux d'amour et de hasard, fut terminée, M. Liszt monta sur ses grands chevaux de bataille et parcourut le monde en virtuose triomphant, encourageant les faibles, contenant les forts, donnant sa main à baiser aux populations émues et visant toujours à jouer un rôle qui répondît aux illusions qu'il s'était faites de sa destinée. Mais la vie de virtuose errant ne peut avoir qu'un temps. La curiosité du public s'émousse, et pour exciter toujours de nouveaux transports, il faut posséder un génie fécond et la figure satanique d'un Paganini. M. Liszt comprit qu'il lui fallait prendre un parti et se retirer de la lice bruyante des combats individuels. Il fut nommé maître de chapelle de la cour de Saxe-Weimar à la place de Hummel, je crois, qui venait de mourir. Placé dans un centre aussi brillant, dans une ville où Goethe avait régné et gouverné pendant cinquante ans le mouvement littéraire de l'Allemagne, il était difficile que M. Liszt consentît à se renfermer dans les fonctions qui lui étaient assignées, et qu'il n'essayât pas de se lancer dans quelque entreprise hasardeuse où il pût faire beaucoup de bruit, si ce n'est beaucoup de bien. C'est précisément ce qui est arrivé.

M. Liszt se fit d'abord le promoteur d'une nouvelle école en musique, d'une école dont le point de départ est dans quelques étrangetés des dernières compositions de Beethoven. On pourrait définir l'école de M. Liszt et compagnie l'indéfini dans la forme, le vague perpétuel, une

aspiration

incessante qui n'aboutit jamais, sous prétexte d'éviter la monotonie des phrases qui se limitent et se correspondent, cette insupportable symétrie si chère aux esprits bourgeois qu'on traite dédaigneusement de philistins. Selon M. Liszt et ses partisans, qui sont pour la plupart des littérateurs, des peintres et des poètes incompris, il n'y a pas de règles absolues en harmonie, il n'y a que des effets qui se légitiment eux-mêmes dès l'instant qu'ils servent à manifester une idée. L'artiste créateur est le juge suprême de la beauté de son œuvre. L'approbation du public n'est pas un élément nécessaire à la constatation du beau. C'est au public de s'élever jusqu'à la conception de l'artiste, et non pas à l'artiste de condescendre au goût de la foule. Le beau est et s'impose comme le juste; tant pis pour les oreilles et les consciences obtuses qui ne le reconnaissent pas. L'artiste ne doit faire aucune concession aux appétits grossiers des contemporains. Qu'il marche dans sa force et dans sa liberté, et qu'il attende de l'avenir la justice qui lui est due. Lorsque l'idéal dont l'artiste est pénétré aura eu le temps d'éclairer le monde, alors le monde ingrat se mettra à genoux devant le génie méconnu.

La théorie de M. Liszt n'est pas nouvelle. Elle est aussi vieille que la raison et le bon sens, dont elle est la négation. C'est la théorie que professe Sganarelle dans le Médecin malgré lui, et celle de tous les impuissans et de tous les ambitieux éconduits par l'opinion des contemporains. Fidèle à ses principes, M. Liszt a composé une énorme quantité d'œuvres incomprises, des symphonies avec programme, des scènes titaniques, des cantates symboliques, qui toutes ont reçu du public philistin l'accueil le plus favorable à la gloire future du réformateur. Après avoir mis à une rude épreuve la patience de la cour et du public de Weimar en faisant exécuter sur le théâtre de cette ville célèbre tous les opéras mal venus de ses élèves ou de ses amis, M. Liszt entreprit un voyage d'exploration à travers l'Allemagne, qu'il s'efforça de gagner à sa cause et de convertir à la musique de l'avenir par des discours et des articles de journaux. L'Allemagne se montra tout aussi indigne de comprendre les doctrines de M. Liszt que de goûter la musique qui en était le produit. C'est en vain que les disciples de M. Liszt imprimaient dans les journaux dévoués à sa gloire qu'il ne fallait pas juger les conceptions idéales d'un génie si hardi avec les organes matériels habitués aux petites formules d'Haydn et de Mozart, que la musique nouvelle s'adressait aux pures intelligences des philosophes et non pas à l'oreille hébétée des philistins : l'Allemagne persista dans ses vieux erremens et laissa M. Liszt et son école prêcher dans le désert. Il lui est encore arrivé d'autres petits mécomptes qui ont dû confirmer M. Liszt dans sa vocation de martyr de l'idéal.

M. Liszt écrit comme il compose. Ses livres ressemblent à ses symphonies, et, comme l'a dit Buffon, le style, c'est l'homme. Que M. Liszt se serve de la langue allemande ou qu'il daigne employer la nôtre, c'est toujours le même enthousiasme, le même lyrisme, les mêmes aspirations, la même poésie latente qui ne se laisse pas enfermer dans une période banale. M. Liszt jette ses idées aux quatre vents de la terre, et ne s'inquiète pas si elles sont appropriées à l'objet qui l'occupe. Il a écrit une longue improvisation sur Chopin, où, à propos de valses et de mazurkas, il a mis toute l'histoire de

la Pologne et celle de la race slave. Nous allons voir que M. Liszt est toujours le même esprit, et que le nombre des années n'a pas refroidi son enthousiasme, ni modifié sa méthode.

M. Liszt a eu pourtant une bonne idée, qui, sérieusement traitée, aurait pu donner lieu à un ouvrage intéressant. Préoccupé de cette race mystérieuse de vagabonds qu'on rencontre dans tous les carrefours de l'Europe, et qui remplissent surtout les grands chemins de la Hongrie, M. Liszt a voulu étudier les mœurs, les traditions et surtout la musique des Bohémiens, qu'il a vus de près dans sa jeunesse. Les Bohémiens, originaires de l'Asie, fragment d'une race déchue, qui, comme les Juifs, a traversé le monde occidental et des siècles de civilisation en conservant partout l'empreinte d'un type ineffaçable, les Bohémiens ont-ils une musique particulière, et en quoi cette musique diffère-t-elle de la musique européenne? Les mélodies hongroises apportées par les Bohémiens, et dont M. Liszt s'est fait l'éditeur, sont-elles bâties sur une échelle particulière, et, comme on aime à s'exprimer de nos jours, accusent-elles une tonalité différente de la tonalité moderne? Qu'est-ce que l'art bohême dont parle M. Liszt? Y a-t-il un art bohême, russe, allemand, français, ou bien l'art n'est-il pas tout simplement l'art, c'est-à-dire un ensemble de procédés qui servent à la manifestation du sentiment, qui s'empreint, lui, de la variété des caractères et des situations? Les caractères, les situations, les traditions peuvent changer et varier indéfiniment; mais l'art, quand il mérite cette qualification, est partout le même dans une époque donnée.

Si M. Liszt se fût posé nettement ces questions, il eût pu les résoudre avec plus ou moins de justesse et de savoir; mais il serait resté fidèle au sujet qu'il s'était proposé de traiter. Bien au contraire, M. Liszt s'est jeté dans un tourbillon de métaphysique et de psychologie transcendantale dont il n'a pu se dépêtrer malgré les énormes prétentions de science universelle qu'il s'est cru obligé d'étaler. Cherchons cependant à dégager de ce chaos quelques renseignemens utiles.

M. Liszt, qui a parcouru le monde, a rencontré à Bucharest et à Iassy plusieurs troupes de virtuoses bohémiens qui ressemblaient beaucoup à ceux qui habitent la Hongrie. Ces Bohémiens, assure M. Liszt, possèdent des mélodies originales qu'ils accompagnent d'une basse continue qui enferme l'harmonie dans un cercle fort étroit de consonnances monotones. Ces mélodies sont destinées à la danse, qui leur a imprimé le rhythme particulier qui les distingue. Ils s'accompagnent aussi d'une espèce de flûte à plusieurs tuyaux comme la flûte de Pan, et d'une mandoline dont les sons aigrelets, dit M. Liszt, contribuent à effeminer l'harmonie. A en croire M. Liszt, les Bohémiens possèdent un genre de modulation qui n'est fondé que sur le caprice de chacun. Ils ne connaissent aucun dogme, aucune loi qui refrène leur instinct de liberté indéfinie et coordonne leurs inépuisables fantaisies. L'art des Bohémiens n'est ni une science qu'on puisse apprendre ni un métier qu'on enseigne par routine. Qu'est-ce donc? « Un langage sublime, un chant mystique qui n'est entendu que des initiés. » Voilà pourquoi M. Liszt admire sincèrement l'art des Bohémiens.

La musique des Bohémiens, selon M. Liszt, renferme des intervalles et des rhythmes qui sont inconnus aux peuples civilisés de l'Europe. Leurs

chants sont chargés d'un nombre considérable d'ornemens ou fioritures qui les rapprochent des chants arabes et indiquent une origine tout orientale. Cette observation est juste. Il paraît que la gamme du mode mineur, chez les Bohémiens, affecte la quarte augmentée, la sixte diminuée et la septième augmentée, ce qui ne constitue pas une gamme qui puisse servir de base à une harmonie régulière, mais une simple curiosité mélodique, ce qui est bien différent. « Les musiciens saisiront, ajoute M. Liszt, combien cette triple modification dans les intervalles de la gamme mineure des Bohémiens doit susciter une harmonie différente de la nôtre. La popularité de la musique bohémienne étant un fait accompli, on ne peut plus décréter à priori qu'elle n'est qu'une cacophonie. » On voit que M. Liszt est heureux de trouver chez les Bohémiens la justification de son système sur l'absence de toute règle en matière de combinaisons harmoniques.

Veut-on savoir maintenant quelle est la nature des rhythmes divers qui vivifient la musique des Bohémiens? Je vais laisser parler M. Liszt sans me permettre la moindre altération. « Ces rhythmes sont flexibles comme les branches d'un saule pleureur qui ploient sous l'haleine du vent du soir; ils ont pour règle de n'avoir point de règle; ils passent du mouvement binaire au mouvement ternaire avec grâce ou énergie, selon l'exigence d'impressions tumultueuses ou assoupies, selon qu'ils peignent le ressac des passions, leur réveil turbulent, ou la mollesse de l'âme qui les laisse sommeiller en se couronnant elle-même de pavots et de froids nénufars. » Je voudrais bien continuer, mais les lecteurs de la Revue n'auraient pas ma patience.

« Les maîtres de l'art bohémien, dit encore M. Liszt, qui ne cesse de confondre la spontanéité d'un instinct plus ou moins heureux avec cet ensemble de règles et de principes transmissibles qui seuls constituent un art, les maîtres bohémiens sont ceux qui donnent un libre cours à tous leurs caprices, qui savent traduire leurs fantaisies en rhythmes syncopes comme une escarpolette, qui cadencent ses mouvemens (les mouvemens de la fantaisie) comme si elle allait mener la danse des astres, rhythmes qui répandent ses étincelles en gerbes de trilles, qui la changent en lutin espiègle dont les petites dents aiguës semblent mordiller l'oreille (1)..... » Voilà ce que c'est que l'art des Bohémiens. Ce style de M. Liszt me rappelle un passage cité par Bossuet dans son beau livre sur les états d'oraison, dirigé contre les romantiques de l'église de son temps, qu'il a combattus avec une si haute et saine raison. «Que ferez-vous, s'écrie je ne sais plus quel mystique du XVIIe siècle, que ferez-vous, pauvre âme, pour abandonner cette vigne à laquelle vous êtes attachée sans la connaître? Oh! le maître y mettra lui-même de petits renards, c'est-à-dire ces défauts qui la ravagent, qui en abattent la fleur. »«Voilà, ajoute Bossuet, comment ces spirituels bannissent les images et parlent la langue de l'Écriture. »

Les mélodies bohémiennes, comme tous les chants populaires d'origine orientale, ne peuvent être facilement dégagées des rhythmes étranges et irréguliers qui les parcourent, ni des nombreuses notes accessoires dont elles sont surchargées par la fantaisie de l'exécutant. Elles forment un tout ori

(1) Page 229.

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