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sadeur de Charles VIII près Alexandre VI, et non par le cardinal d'Amboise, comme le croient Condivi et Vasari. Quant à l'Adonis, il est probable que c'est la statue que Michel-Ange commença aussitôt après son arrivée à Rome, et dont il parle dans sa lettre à Lorenzo de Médicis.

Plus qu'aucun autre de ses premiers ouvrages, la Pietà de Saint-Pierre décèle la route qu'allait suivre Michel-Ange. Le marbre n'exprimera plus seulement la beauté d'une manière abstraite et générale; il traduira, taillé par une main puissante, les idées et les sentimens. « Tout ce qu'un grand artiste peut concevoir, dit-il lui-même, le marbre le renferme en son sein; mais il n'y a qu'une main obéissante et la pensée qui puissent l'en faire éclore (1). » La main obéissante s'essaie déjà à faire dire à la pierre ce que jamais elle n'avait dit encore. Sa Vierge a la beauté juvénile et austère particulière aux femmes de Michel-Ange. Le corps du Christ étendu sur les genoux de sa mère paraît encore souffrir, jusque dans le repos de la mort, les tortures que l'homme divin vient d'endurer. Les jambes, les articulations, les extrémités sont d'une irréprochable beauté, et font pressentir les œuvres les plus parfaites, les plus caractérisées du maître.

Cette Pietà fut un grand événement à Rome. On sent néanmoins que ces expressions très marquées, ces corps éloquens causèrent quelque étonnement. Vasari se borne à traiter de « sots » ceux qui prétendaient que Michel-Ange avait donné à la Vierge un trop grand air de jeunesse, tout en laissant au Christ son âge véritable. Condivi, moins bref et moins dédaigneux, nous a transmis l'explication qu'il tenait de Michel-Ange luimême. «Ne sais-tu pas, me dit-il, que les femmes chastes se conservent beaucoup plus longtemps jeunes que celles qui ne le sont point? Combien n'est-ce pas plus vrai pour une Vierge qui n'eut jamais le moindre désir lascif qui pût altérer son corps!... Il en est tout autrement pour le fils de Dieu, parce que j'ai voulu montrer qu'il a réellement pris un corps d'homme, et qu'excepté le péché, il a supporté toutes les misères humaines (2). »

Quelle que soit la valeur de l'explication de Michel-Ange, l'individualité qui forme le trait dominant de son génie, et qui se caractérise par des expressions voulues et raisonnées, s'accuse déjà nettement dans ces premiers ouvrages. Elle s'accentuera beaucoup plus encore par la suite, et revêtira cette forme puissante, élevée, originale, qui fait des moindres œuvres du Buonarotti d'immortelles créations. Michel-Ange grandira, il dépassera tout ce qui l'a précédé ; sa gigantesque imagination jettera dans le monde des formes nouvelles plus réelles que la réalité. Enivré de son propre génie, il gravira les derniers sommets de l'art: il ira jusqu'aux plus audacieuses témérités et jusqu'aux excès; mais dès les premiers pas

(1) Sonnet 1, édition Varcollier, Paris 1825.

(2) Cette Pietà est le seul des ouvrages de Michel-Ange qui porte son nom. Un jour quelques Milanais, étant venus voir ce groupe, en causaient devant lui. L'un d'eux demanda de qui il était. Quelqu'un répondit : «De notre Gobbo de Milan. » Michel-Ange, piqué, ne dit rien, mais revint la nuit avec une petite lanterne et ses ciseaux, et grava sur la ceinture de la Vierge : Michalangelus Buonarotus. Floren.

c'est un géant qui marche, et s'il a conservé jusqu'au terme de sa longue carrière la ferveur et le feu de la jeunesse, il n'a jamais eu ni les incertitudes, ni les faiblesses, ni les tâtonnemens qui d'ordinaire embarrassent le début de la vie.

II.

Après l'expulsion des Médicis, Florence fut livrée pendant quelques années aux luttes les plus vives. La mort de Savonarole, qui assurait la défaite des réformateurs violens, rendit le pouvoir au parti modéré, et l'on recommença à s'occuper plus que jamais des arts, proscrits un moment par le fougueux dominicain. Michel-Ange désirait revoir sa patrie, et il trouva bientôt l'occasion d'y revenir.

L'œuvre de Santa-Maria del Fiore possédait depuis longtemps un bloc énorme de marbre de Carrare dont plusieurs sculpteurs avaient vainement essayé de tirer parti, et qu'ils n'avaient réussi qu'à gâter. Soderini (1) avait pressé Léonard de Vinci de s'en charger, mais celui-ci avait déclaré qu'on n'en pouvait rien faire. Quelques amis écrivirent à MichelAnge. L'impossible le tentait déjà; il accourut sur-le-champ, répondit d'en tirer une figure sans aucune pièce de rapport, obtint la concession du bloc par délibération du 16 août 1501, pour en faire un David qu'il devait terminer en deux ans avec une rétribution de 6 florins d'or par mois. Il construisit un atelier sur la place même et s'y enferma pendant dix-huit mois sans permettre à personne de voir son ouvrage. Le colosse de la place du Palais-Vieux fut le résultat de ce travail solitaire. Dans l'exécution de cette figure, Michel-Ange a sans doute été gêné par les dimensions du marbre; il a dû renoncer au projet qu'il avait d'abord conçu de lui donner plus d'action. Un dessin du plus haut intérêt, possédé jadis et décrit par Mariette, et qui est revenu après de longs voyages au musée du Louvre, nous révèle la première pensée de cet ouvrage. David pose le pied sur la tête de Goliath. Ce mouvement, en faisant avancer le genou, rendait impossible, à cause de la forme du marbre, l'exécution de la figure ainsi conçue. Michel-Ange dut renoncer à sa première intention, et il faut admirer dans cette statue la noblesse de l'attitude, l'énergique élégance de la forme, la science consommée et le fini du travail, plutôt que l'exacte représentation d'un personnage historique. Le caractère indéterminé de cette figure avait déjà frappé les contemporains, car Condivi l'appelle simplement « le géant. »

Le David fut placé le 8 juin 1504, et entièrement terminé le 8 septembre de la même année. On avait fini, après d'orageuses discussions, par s'entendre sur la place que devait occuper le colosse. Les difficiles manoeuvres de la translation s'accomplirent sous la direction de Pollajuolo et de San-Gallo. Les documens conservés aux archives de Sainte-Marie montrent quelle sollicitude intelligente les Florentins portaient dans l'ad

(1) Soderini n'était pas encore gonfalonier à vie, comme le dit Vasari; il ne fut élu qu'en 1502.

ministration des beaux-arts. Les noms des membres de la commission chargée d'examiner tout ce qui avait rapport au David nous ont été conservés. Ce sont ceux des plus illustres artistes de ce temps: Léonard de Vinci, Pérugin, Filippino Lippi, Ghirlandajo. On n'aperçoit nulle trace d'intervention de la part d'une autorité incompétente, et comme les avis étaient partagés, que les uns voulaient qu'on mit le David sous la Loggia dei Lanzi, les autres à la place qu'il occupe aujourd'hui, à gauche de la porte d'entrée du Palais-Vieux, on fit venir Michel-Ange sur la proposition de Lippi, afin qu'il dit ce qui lui en semblait, « étant celui qui avait fait la statue. » Le gonfalonier Soderini étant venu le voir travailler pendant qu'il faisait quelques retouches et s'étant avisé de critiquer le nez du David, qu'il trouvait trop gros, l'artiste se permit de le railler cruellement. Il monta sur son échafaud, après avoir ramassé un peu de poussière de marbre, qu'il laissa tomber sur son critique pendant qu'il faisait semblant de corriger le nez avec son ciseau; puis, se retournant vers le gonfalonier, il lui dit : « Eh bien! qu'en pensez-vous maintenant ? - Admirable! répondit Soderini, vous lui avez donné la vie. » MichelAnge descendit de l'échafaud en riant de ce magistrat, «semblable à tant d'autres doctes connaisseurs qui parlent sans savoir ce qu'ils disent. »

C'est entre 1502 et 1504, et afin de ne pas abandonner tout à fait la peinture, que Michel-Ange peignit a tempera la célèbre Vierge de la Tribune de Florence. De tous les tableaux de chevalet attribués à MichelAnge, celui-ci est le seul dont l'authenticité n'ait jamais été mise en doute. Les Parques du palais Pitti, qui ont longtemps passé pour être de sa main, et dont l'inspiration, l'ordonnance, le dessin lui appartiennent certainement, sont attribuées aujourd'hui avec vraisemblance à Rosso le Florentin. La Vierge de la Tribune a été souvent gravée; elle est connue de tout le monde, et je ne la décrirai pas. L'aspect en est dur et heurté, et malgré des qualités de premier ordre ce tableau ne séduit pas. MichelAnge était gêné dans un cadre aussi restreint : il lui fallait de grands espaces où il pût donner carrière aux audaces de son imagination. Comme peintre, il ne devait montrer toute sa puissance que sur les voûtes gigantesques de la Sixtine, et je crois qu'il eût volontiers dit de toute peinture de chevalet le mot qu'on lui attribue sur la peinture à l'huile : « Qu'elle était bonne pour les femmes. » On lui a beaucoup reproché d'avoir contribué, en introduisant des figures nues dans le fond de ses tableaux, à dénaturer le caractère de la peinture religieuse. Il est incontestable qu'il avait rompu dès lors et qu'il devait rompre bien plus encore par la suite avec les traditions de la peinture liturgique du moyen. åge et des premiers temps de la renaissance. Il faut d'ailleurs remarquer qu'avant lui Lucca Signorelli en avait fait autant, comme on peut le voir dans la Madone de la galerie des Offices, et bien mieux encore dans ses admirables fresques du dôme d'Orvieto (1).

(1) Vasari rapporte à propos de ce tableau une anecdote renouvelée de Tarquin et des livres de la sibylle, qui montre avec quelle raideur Michel-Ange défendait la dignité de sa profession. Il l'avait exécuté pour un riche amateur de ses amis, Agnolo Doni. Il le lui envoya avec un billet dans lequel il lui demandait soixante-dix ducats pour le prix

C'est au printemps de 1503 que les magistrats de Florence, ayant résolu de faire orner de peintures la salle du conseil au Palais-Vieux, chargèrent Léonard de Vinci, alors dans la plénitude de sa renommée, d'en décorer l'un des côtés. Léonard s'était déjà mis à l'œuvre, lorsque Michel-Ange fut à son tour chargé de peindre la muraille opposée. Il n'y eut donc pas là, comme on le croit assez généralement, une sorte de concours, dans lequel l'auteur vieillissant du Cenacolo de Milan aurait été vaincu par son jeune rival. Ces peintures ne furent pas exécutées. Léonard, après avoir assez avancé la sienne, s'en dégoûta et y renonça. Le carton qu'il avait préparé n'est point parvenu jusqu'à nous : il ne nous reste, comme moyen d'apprécier cette composition, qu'un fragment gravé par Edelinck d'après une copie de Rubens; mais on chercherait vainement à reconnaître à travers l'interprétation du peintre flamand l'œuvre du maître florentin. Léonard avait choisi pour sujet de sa composition un épisode de la bataille d'Anghiari, qui se termina par la défaite du général milanais Piccinino. Le fragment bien insuffisant gravé par Edelinck représente quelques cavaliers qui se disputent un drapeau; il ne formait vraisemblablement qu'une faible partie d'un très vaste ensemble, et nous sommes réduits à déplorer la perte d'un des ouvrages les plus importans de Léonard. Le carton qu'avait préparé Michel-Ange ne fut pas non plus conservé, et périt pendant les troubles de 1512. Vasari accuse le jaloux Bandinelli de cette destruction sacrilége. On en garda quelques fragmens à Mantoue jusqu'en 1595, mais ces fragmens mêmes ont disparu. La perte de ce carton est sans doute irréparable, heureusement elle n'est pas complète. Dès le xvie siècle, Marc-Antoine en avait gravé quelques figures bien connues sous le nom des « grimpeurs, » probablement d'après des dessins de Raphaël, qui avait étudié ce grand ouvrage pendant le séjour qu'il fit à Florence en 1506 et 1509. Les peintres les plus célèbres de cette époque le copiaient à l'envi, et San-Gallo en avait fait, suivant Vasari, une reproduction au clair-obscur. Ce serait, d'après M. Waagen, l'auteur de savantes études sur l'histoire de la peinture, cette grisaille qui, après avoir appartenu pendant longtemps à la famille Barberini, aurait passé en Angleterre en 1808; elle se trouve maintenant au château de Holkham, et Schiavonetti en a donné une assez bonne gravure.

Michel-Ange commença ce carton en octobre 1504, et les précieux documens publiés par le docteur Gaye nous apprennent qu'il y travaillait en février 1505, très peu de temps par conséquent avant son deuxième départ pour Rome (1). Il y travailla peut-être encore pendant le séjour qu'il fit à Florence en allant à Carrare chercher des marbres pour le tombeau de Jules II, ou même au retour, et nous voyons qu'au mois d'août 1505 il avait complétement terminé son travail. Huit ou dix mois lui avaient de son ouvrage. Agnolo, homme économe, trouva la somme un peu forte, et donna quarante ducats au porteur, en disant qu'il jugeait ce prix raisonnable. Michel-Ange les lui renvoya aussitôt, et, pour le punir, réclama cent ducats ou son tableau. Aguolo répondit alors qu'il paierait les soixante-dix ducats; mais Michel-Ange, irrité, finit par doubler la somme offerte et exigea cent quarante ducats.

(1) Voyez le savant recueil de Gaye, Carteggio, tome II, pages 92, 93.

donc suffi pour mener à fin cette grande entreprise. Il est vrai que suivant son habitude il s'était enfermé dans son atelier de San-Onofrio, ne voulant permettre à personne de voir son œuvre inachevée. Il avait choisi pour sujet de sa composition un épisode de la guerre de Pise. Des soldats florentins qui se baignent dans l'Arno sont surpris par des cavaliers ennemis. Les trompettes sonnent l'alarme, quelques-uns des soldats sortent de l'eau en s'entr'aidant, d'autres mettent à la hâte leurs vêtemens ou se précipitent sur leurs armes. Cette scène tumultueuse se prêtait mieux qu'aucune autre à mettre en pleine lumière les qualités éminentes et originales, la science anatomique, la hardiesse dans la manière de composer, la fermeté du dessin, qui distinguaient à un si haut degré ce jeune homme de vingt-neuf ans. Quoique Lucca Signorelli eût déjà introduit dans ses fresques d'Orvieto des figures nues d'une grande importance, aucun peintre n'avait cependant encore abordé la forme humaine avec cette audace, cette franchise, et ne s'était joué avec une pareille aisance de diflicultés presque insurmontables. Aussi, lorsqu'en 1506 ce carton fut exposé pour la première fois dans la salle des Papes, attenante à Sainte-Marie-Nouvelle, excita-t-il une admiration dont témoignent tous les contemporains. Benvenuto Cellini prétend que, même dans les peintures de la Sixtine, Michel-Ange n'a jamais retrouvé une pareille inspiration; il ajoute que cette composition et celle de Léonard sont dignes d'être l'école de l'univers.

Quelle qu'ait été l'influence du carton de la Guerre de Pise sur les artistes contemporains, qui l'étudièrent comme l'œuvre alors la plus considérable du plus grand génie de ce temps, il faut cependant se garder de croire aveuglément l'enthousiaste biographe qui a écrit la première partie de la vie de Michel-Ange sur des renseignemens très inexacts et très incomplets, et qui prétend entre autres que Raphaël, étant à Sienne avec Pinturicchio, venait à Florence dès 1502 pour étudier l'œuvre de MichelAnge. En 1502, le carton n'était pas commencé. Il est d'ailleurs surabondamment prouvé que Raphaël ne vint à Florence pour la première fois qu'en 1504, et comme l'oeuvre de Michel-Ange ne fut exposée qu'en 1506. ce ne fut qu'alors que le Sanzio put en profiter. L'influence du Buonarotti sur Raphaël n'est du reste pas douteuse, et Vasari n'est dans l'erreur qu'en ce qui regarde le temps où celui-ci commença à la subir; l'action exercée par l'auteur de la Sixtine sur le peintre des Sibylles de la Pace était tellement admise par les contemporains, que Jules II pouvait dire à Sébastien del Piombo: «Regarde les œuvres de Raphaël, qui, lorsqu'il vit celles de Michel-Ange, abandonna aussitôt la manière du Pérugin, et se rapprocha autant qu'il put de la sienne. » Il ajoutait : Mais il est terrible, et on ne peut vivre avec lui (1). »

S'il fallait en croire Vasari, ce serait en 1503, aussitôt après son élévation au pontificat, que Jules II, ayant résolu de se faire construire un tombeau, appela Michel-Ange à Rome et lui ordonna de faire le projet d'un monument qui effaçât par sa magnificence tout ce qu'on avait vu

(1) Lettre de Sébastien del Piombo à Michel-Ange, 15 octobre 1512.

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