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je le sers, je me flatte de posséder toute sa confiance. Eh bien! je le déclare, jamais je ne lui avais vu faire pareille chose! Au premier moment, j'ai cru que c'était une distraction, et j'ai tourné le dos discrètement en faisant semblant d'arranger la veilleuse. Alors il s'est mis au lit et m'a dit de m'aller coucher. Je me suis retiré en laissant la porte du cabinet ouverte. Monsieur avait éteint sa bougie; mais il n'a pas dormi du tout, car je l'ai entendu se lever à chaque instant et ouvrir sa fenêtre comme pour prendre l'air. Pourtant, lorsqu'il a fait grand jour, il est resté tranquille. A onze heures précises, je suis entré dans sa chambre. Il était éveillé, et se tenait sur son séant, les mains étalées sur la couverture. J'ai failli jeter un cri en le voyant : dans l'espace de quelques heures, il a vieilli d'une trentaine d'années!...

-Oh! Dieu! grand Dieu! est-il possible! s'écria Mme Hermance en levant les mains au ciel.

- Ce n'est pas tout, reprit Cascarel avec une espèce de gémissement et les larmes aux yeux; j'ai ouvert le rideau comme de coutume, en disant à monsieur le temps qu'il fait, et en lui demandant quel habit il voulait mettre. Je n'ai plus d'ordres à te donner pour ma toilette, m'a-t-il répondu; ferme toutes les armoires, tous les tiroirs, et donne-moi ma robe de chambre.

Là-dessus il s'est levé et s'est mis à marcher de long en large; ensuite il est venu s'asseoir près du feu, dans son grand fauteuil. J'ai fait le lit et rangé la chambre; puis, entendant sonner midi, je me suis hasardé à lui dire : - Quelle chaussure dois-je préparer? certainement monsieur ne sortira pas de sa chambre en pantoufles.

-Ni en souliers non plus, mon pauvre Cascarel, m'a-t-il répondu. Écoute bien ce que je vais te dire, écoute-moi sans m'interrompre et sans me faire aucune observation. Je suis ennuyé de la vie du monde et de tout ce qui existe sur la terre. J'ai résolu d'éviter désormais toute occasion de plaisir ou de souci en restant seul avec moi-même. Cette chambre est la retraite que j'ai choisie, et personne n'y entrera, si ce n'est toi. Je ne passerai plus le seuil de cette porte; je ne veux plus entendre parler de ce qui se fait autour de moi. Qu'il y ait dans la maison mort ou mariage, baptême ou enterrement, je ne veux pas le savoir, et je te défends de chercher à m'en instruire, même indirectement. Pour ce qui est du soin de mes affaires, j'ai Me Chardacier; il ne les laissera pas péricliter. Je toucherai mon revenu par tes mains, et n'aurai rien autre chose à faire que d'apposer ma signature sur les quittances... A présent te voilà au fait de ma résolution, de mon expresse volonté; il n'y a plus à en parler. Mets du bois au feu et donne-moi ma chancelière: j'ai froid aux pieds. J'étais si bouleversé, que je n'ai su que lui répondre. Il me venait à l'esprit une foule de choses, mais j'avais

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peur de lui désobéir en lui demandant comment on allait faire dans la maison, comment on devait gouverner le ménage. A la fin, je me suis décidé à lui dire : Monsieur mangera peut-être? Ah! oui, j'oubliais, m'a-t-il répondu négligemment; il faut régler cela une fois pour toutes. Le matin, tu me donneras deux œufs à la coque et une côtelette; le soir, un potage, un poulet rôti et un plat de légumes, avec un peu de fruit pour mon dessert... Et cela, tous les jours de l'année, sans y rien changer, sous aucun prétexte. Je prétends simplifier aussi beaucoup mes habitudes: plus de vanités, plus de recherches, plus de soins inutiles. Tu me feras la barbe une fois la semaine, et je changerai de linge le dimanche. Maintenant va me chercher mon déjeuner.

Cascarel s'interrompit à ces mots. Il doit être prêt ce déjeuner! s'écria-t-il en courant à la sonnette. Pourvu que là-bas on n'ait pas laissé brûler la côtelette!...

- La voici, dit Marcelle, qui avait déjà arrangé le plateau; les œufs sont là aussi sous la serviette. Emportez vite tout cela.

Théodore et sa mère suivirent Cascarel jusqu'au milieu du salon. - Quoi! disait Mme Hermance en pleurant, il n'a pas même prononcé le nom de son neveu!... Il se sépare ainsi de nous sans regrets, sans motifs!... Mais c'est impossible!... Rien ne pouvait faire présumer qu'il méditait une résolution si extraordinaire, si cruelle pour nous!

- C'est une chose inconcevable! s'écria Théodore. Il était si gai, si brillant cette nuit!... Ceci me paraît un moment de folie... Il est impossible que mon oncle persiste dans son idée!

Allez! je ne sais pas, répondit l'honnête Cascarel. Quand il a quelque chose dans la tête, c'est fini; il n'y renonce plus... Je vais toujours le faire déjeuner.

Mme Hermance rentra immédiatement chez elle avec son fils. Tous deux étaient plongés dans une sorte de stupeur.

Je veux aller trouver mon oncle, dit Théodore avec une subite résolution.

-Non, non, c'est inutile! répondit tristement Mme Hermance. Je le connais mieux que toi : plus on tentera de lui faire changer d'idée, plus il s'opiniâtrera. Je l'ai vu persévérer avec une incroyable fermeté dans des résolutions dictées par un caprice. Qui sait maintenant quel est le véritable motif qui le porte à se retirer tout à coup du monde? Peut-être quelque blessure faite à son amour-propre pendant ce bal, quelque mot satirique sur sa personne qu'il aura entendu par hasard!...

- Il n'y a pas apparence de cela, répondit Théodore. Pendant toute la nuit, il a été d'un entrain, d'une gaieté qui frappait tout le monde. Il a fait plusieurs contredanses, et quand le bal était près

de finir, il parlait de faire fermer les portes afin de retenir ses invi-. tés jusqu'au jour.

— Je ne l'ai, pour ainsi dire, pas perdu de vue, reprit Mme Hermance en récapitulant ses souvenirs. Pendant qu'on dansait la Boulangère, il est venu dans l'orangerie, et s'est promené un moment avec Mle Signoret; ensuite il est rentré dans la salle de bal, et quand tout le monde s'en allait, il était à la porte du salon, faisant encore les honneurs de chez lui. Presque aussitôt je me suis retirée, et un peu après, toi aussi tu es rentré dans ta chambre. Où était-il alors? A-t-il appris quelque chose que nous ignorons? S'est-il encore trouvé là quelque personne qui ait pu lui parler?

Non, madame, répondit Marcelle, qui, tout émue et affligée, se tenait à l'écart. Après le bal, monsieur n'a parlé avec âme qui vive. Quand tout le monde a été sorti de la salle où l'on dansait, je suis venue voir si Cascarel n'oubliait pas d'éteindre le feu des cheminées. J'entendais des voix dans l'escalier, la voix de M. Théodore, qui reconduisait les dames jusqu'en bas. Un moment après, la porte de l'hôtel s'est refermée, et il est remonté dans sa chambre. Au même instant, monsieur, que je n'avais pas vu, parce qu'il était dans l'embrasure d'une fenêtre, le visage collé aux vitres, monsieur s'est retourné en se frottant les mains et en disant tout haut, avec une espèce d'éclat de rire : Eh! eh! c'est fini!... J'ai eu peur; sa figure était blême et toute décomposée, comme celle d'un homme à l'agonie de la mort. Il a passé près de moi sans me voir, tant il était hors de lui, et tout de suite il est entré dans sa chambre. Alors je m'en suis allée.

-Tu ne m'avais rien dit de tout cela, observa Mme Hermance avec un accent de reproche.

- Je n'ai pas osé, répondit Marcelle les larmes aux yeux; toute la matinée vous avez parlé en secret avec M. Théodore, et tous deux vous sembliez si contens...

- Grand Dieu! qu'a donc ton oncle? murmura Mme Hermance épouvantée. Cette fois je ne le comprends pas.

- Nous le découvrirons, répondit Théodore; en attendant, il faut que le public ignore ce qui se passe ici. Ma mère, si vous m'en croyez, nous éviterons d'en parler; nous dirons simplement que mon oncle est malade et qu'il ne veut voir personne.

- Cela pourra durer deux jours, fit la bonne dame avec un soupir; il n'est chose si secrète qui ne s'ébruite bientôt dans les pe

tites villes.

Elle ne se trompait pas; dès le surlendemain, on parlait dans tous les carrefours de la disparition de M. le maire. L'après-midi, la tante Dorothée arriva chez les Signoret avec un visage soucieux. Mae Signoret était seule dans le salon d'en bas; Camille avait pris

un prétexte pour monter à sa chambre, et pour la centième fois peut-être depuis deux jours elle regardait à travers ses pots de giroflée si Théodore ne passait pas au coin de la rue.

- Je suis bien inquiète, dit la vieille fille en s'asseyant; certainement il arrive quelque chose d'extraordinaire chez les Fauberton. D'après ce qui s'est passé à ce bal, on pouvait croire que M. Fauberton viendrait ici le lendemain vous demander votre fille en mariage pour son neveu: c'eût été tout naturel, n'est-ce pas? Eh bien! qui sait maintenant s'il viendra jamais? Depuis le bal, il est enfermé chez lui; personne ne l'a vu.

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C'est incompréhensible! murmura Mme Signoret en laissant tomber son ouvrage sur ses genoux.

Avant-hier on avait remarqué, sans y attacher beaucoup d'importance, qu'il ne s'était montré nulle part; mais hier, quand on a vu qu'il ne sortait pas entre midi et une heure pour faire sa promenade ordinaire le long des remparts, on a pensé qu'il était absent ou malade, et M. Chapusot, M. l'adjoint et plusieurs autres personnes encore se sont présentés à l'hôtel pour avoir de ses nouvelles. Il leur a été répondu que M. le maire, se trouvant indisposé, ne recevait personne. Ceci a causé quelque étonnement, surtout lorsqu'on a su que le docteur Gorgelaine, le médecin de la maison depuis trente ans, n'avait pas été appelé. Ce matin, on attendait avec anxiété; vingt personnes étaient échelonnées sur la promenade César Fauberton n'a pas paru. Alors on est allé pour la seconde fois demander des nouvelles, et l'on a reçu la même réponse. Théodore aussi reste enfermé chez lui; depuis deux jours, on ne le rencontre nulle part. J'ai appris tout cela, il y a une heure, par Mme Chapusot, qui m'a arrêtée dans la rue. La bonne femme faisait des visites pour colporter ces nouvelles. J'ai affecté de croire que César Fauberton garde le lit pour un rhume; mais en réalité je crois que cette indisposition est un mensonge jamais le beau César n'a été malade, il ne peut pas l'être. C'est un corps de fer. Dès que j'ai été débarrassée de Mme Chapusot, j'ai couru moi-même à l'hôtel Fauberton pour voir Mme Hermance. La pauvre dame était dans le jardin avec son fils; tous deux sont venus à moi d'un air amical, mais point du tout ouvert, et le jeune homme a prévenu mes questions. «Mon oncle est indisposé et garde la chambre, m'a-t-il dit; nous ne le voyons pas, il ne souffre auprès de lui que Cascarel. Cela nous afflige beaucoup, a ajouté Mme Hermance; mais nous espérons qu'il sera bientôt rétabli. — Voilà un singulier malade! me suis-je écriée; est-ce qu'il croit guérir sans remèdes et sans médecin? » On n'a pas relevé ce mot, et j'ai vu clairement qu'il y a làdessous quelque mystère. Un instant après, je me suis retirée, et me voici.

-

O ma pauvre Camille! murmura Mme Signoret, entrevoyant que c'en était fait déjà du sort brillant qu'espérait sa fille.

- Qui sait ce qui se passe dans l'esprit de César Fauberton? continua la tante Dorothée. Après les marques de bienveillance dont il a publiquement comblé la famille, comme pour faire connaître à tout le monde ses intentions, il ne devrait pas agir ainsi. Je ne puis comprendre que pour un rhume de cerveau il ne vous donne pas signe de vie. Ses dispositions sont changées, c'est évident; mais pourquoi? pourquoi? Il faudrait interroger Camille; allons la trouver.

Elles montèrent l'escalier sans bruit et s'arrêtèrent avant d'entrer. Elle écrit, dit tout bas la tante Dorothée après avoir regardé par le trou de la serrure.

- Sans ma permission! fit Mme Signoret en levant les yeux au ciel. Nous aussi nous écrivions, répondit la vieille fille d'un air indulgent. Laissons-lui le temps de cacher son papier.

Un instant après, elles entrèrent.

Bonjour, mignonne, dit la tante Dorothée en embrassant sa filleule. Est-ce que tu n'as pas bien dormi la dernière nuit? Tu avais meilleur visage le lendemain du bal; aujourd'hui je te trouve un peu pâle.

-Oh! ce n'est rien; je ne suis pas du tout malade, répondit Camille en rougissant et en se hâtant de cacher la petite tasse ébréchée qui lui servait d'encrier.

- Ce bouquet embaume ta chambre, reprit la tante Dorothée en s'asseyant au pied du lit et en regardant les branches d'oranger soigneusement arrangées dans un de ces antiques bouquetiers en faïence dont le dessus est percé comme une écumoire; véritablement c'est là un bouquet de mariée. Raconte-moi encore un peu comment M. le maire te l'a donné.

- Je vous l'ai dit déjà, ma marraine, répondit Camille avec un certain trouble, car il y avait eu des réticences dans son récit. Elle s'était bien gardée de dire qu'elle avait fait l'aveu de son amour, et témoigné au beau César sa reconnaissance en lui exposant naïvement les projets de bonheur qu'elle et Théodore formaient pour sa vieillesse; mais la tante Dorothée insista. C'est que, dit-elle, je ne me rappelle pas précisément les paroles de M. le maire; est-ce qu'il t'a fait des complimens en t'offrant ce bouquet?

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Oui, marraine; il m'a dit que c'était un bouquet de mariée.
Puis après, mon enfant?

Après, je l'ai bien remercié.

Et il a paru content?

- Si content qu'il m'a pris les mains et m'a baisée au front. Puis aussitôt il s'est levé en me disant : Allez retrouver votre mère,... et tout de suite il est retourné dans la salle de bal.

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