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on a vu des navires la traverser sans autre secours que celui de leurs voiles, bien que leur coque restât engagée de plus de 2 mètres dans la boue sur l'espace d'un kilomètre.

Le spectacle de la Balize est étrange : les remorqueurs s'élancent vers la mer, s'attachent aux navires échoués sur la vase, les traînent en grondant par-dessus la barre, puis, lâchant leur prise, vont en pleine mer en capturer une autre. Sur le fleuve, de grands bâtimens, groupés quatre par quatre et rattachés ensemble par de forts câbles, semblent remonter le courant sous la pression d'une force mystérieuse; mais les souffles de vapeur et les sourds mugissemens qui s'échappent du milieu de ces navires annoncent le remorqueur imperceptible qui les entraîne, caché derrière les coques et les mâtures. L'œil, cherchant un point d'appui sur la vaste étendue des terres et des eaux boueuses, s'arrête forcément sur ces flottilles poussées par les petits remorqueurs aux vives allures. Tout devient gigantesque au-dessus de cet horizon bas et déprimé; les navires paraissent énormes, et les mâts semblent se dresser jusqu'à une hauteur impossible.

En aval de la barre, les rives du Mississipi se réduisent à un cordon de vase rougeâtre, coupé de distance en distance par de larges coulées transversales; plus loin, ce cordon même vient à manquer, et les bords du fleuve sont indiqués par des îlots de plus en plus rares qu'on dirait les crêtes de dunes sous-marines; bientôt le sommet de ces îlots ressemble à une légère pellicule jaunâtre qui flotterait à la surface des eaux; enfin toute trace de la rive disparaît, et l'eau vaseuse peut s'épandre librement sur la mer. Pendant une vingtaine de kilomètres après avoir franchi la barre, cette nappe d'eau qui fut le Mississipi conserve encore sa couleur jaunâtre; mais elle perd en profondeur ce qu'elle gagne en surface, et, déposant peu à peu les matières terreuses qu'elle contient en suspension, finit par se mélanger entièrement avec les eaux de la mer : c'est là qu'est sa véritable embouchure. Cependant cette nappe d'eau ne s'étend librement que vers l'est, car du côté du sud et de l'ouest elle est limitée par le courant du golfe qui vient frapper contre elle et la rejette à gauche vers les rivages de la Floride et de l'Alabama. La ligne de démarcation qui sépare le courant fluvial du courant maritime est droite, inflexible et comme tirée au cordeau d'un horizon jusqu'à l'autre horizon; vue du Mississipi, la ligne bleue de la mer contraste tellement avec l'eau jaune déversée par le fleuve que l'on croirait voir une terre lointaine, et quand on est sur la haute mer, l'étendue jaune que l'on voit au nord semble un brouillard épais. reposant sur les flots.

Malgré le peu de consistance de la vase, les navires courent souvent un grand danger en traversant la barre, car dès qu'ils ont tou

ché, le vent, la marée, le courant, peuvent les entraîner de plus en plus vers la terre. En même temps le mouvement de la quille soulève et livre au courant les particules les plus ténues de la vase, tandis que le gros sable reste et finit par se cimenter autour de la carène. Souvent il est impossible de renflouer les navires échoués; il ne reste plus qu'à les dégager de leurs cargaisons et à dépecer leurs membrures. Le capital qui se perd chaque année dans les vases du Mississipi est très considérable.

Il y a longtemps qu'on parle d'améliorer l'embouchure du fleuve; mais les travaux entrepris jusqu'à ce jour sont insignifians. Les états atlantiques ont toujours eu la prépondérance dans le congrès et ́se sont refusés à voter un budget favorable à leurs frères du Mississipi; New-York a tenu rigueur à la Nouvelle-Orléans. D'ailleurs il n'est peut-être pas bien regrettable que les millions n'aient pas encore été votés, car les ingénieurs sont loin de s'entendre sur les travaux à faire, et les subventions du congrès n'auraient peutêtre servi qu'à enrichir des spéculateurs de mauvaise foi. Pour améliorer l'embouchure du Mississipi, on s'est borné à envoyer quelques bateaux dragueurs sur la barre : c'est entreprendre la tâche de Sisyphe. On a calculé que pour enlever la vase déposée journellement par le Mississipi, il faudrait entretenir une flotte de sept cent cinquante dragueurs de la force de 500 chevaux chacun, et quand même ces 325,000 chevaux-vapeur seraient constamment à l'œuvre, il n'y aurait encore rien de fait; seulement la vase déplacée irait à un ou deux kilomètres plus loin former une autre barre semblable à la première.

Quelques ingénieurs font une proposition qui séduit au premier abord par sa grande simplicité, mais qui n'aboutirait probablement pas au résultat attendu. Il suffirait, disent-ils, d'entretenir à la Balize quatre ou cinq bateaux à vapeur dont la seule mission serait de traverser et de retraverser la barre dans tous les sens, afin de tenir l'eau dans une constante agitation, soulever les vases déposées sur le fond et prévenir la précipitation de nouvelles boues. On a remarqué en effet qu'après le passage de plusieurs navires la barre devient momentanément plus profonde, parce que la vase soulevée autour de la quille a été entraînée dans le courant. Quand un navire reste à l'ancre au milieu des boues du fleuve, le mouvement qu'il imprime à la masse semi-liquide du fond suffit pour dissoudre peu à peu cette masse et creuser une espèce de fossé dans la barre; c'est ainsi qu'une flûte laissée en 1724 à la Balize par la compagnie française des Indes affouilla insensiblement le fleuve jusqu'à une profondeur de 8 mètres. Il est facile de reproduire cette expérience sur une petite échelle en posant une pierre ou tout autre objet sur le sable humide de la plage; aussitôt la vague viendra fouiller le

sable et creuser un petit sillon autour de cet objet. Il est donc certain que le passage continuei des bateaux agitateurs approfondirait l'embouchure; mais n'en résulterait-il pas aussi que le sable grossier finirait par occuper seul le fond de la barre au point d'empêcher complétement le passage des navires qui la toucheraient de leurs quilles? La barre serait plus profonde, mais aussi plus dangereuse. Du temps du gouverneur Bienville, la compagnie des Indes fit traîner de grandes herses de fer sur le fond mouvant du fleuve; mais les particules plus dures de la vase finirent par former un corps solide, et si le travail n'avait pas été interrompu, la barre aurait pris la consistance du roc, et les gros navires auraient été exposés à s'y briser comme sur un écueil.

Que faudrait-il faire en définitive, demande M. Ellet, pour supprimer la barre du Mississipi? Supprimer les alluvions, empêcher que la masse de boue arrive jusqu'à l'embouchure actuelle, c'est là ce que proposerait l'ingénieur. M. Ellet offre de rejeter, au moyen d'un canal, le fleuve tout entier dans le Lac-Borgne, et alors il ne doute pas que la force de la vague marine, se précipitant dans l'ancien lit, n'ait bientôt balayé la barre et recreusé le fleuve pour s'en faire un golfe. L'avenir montrera s'il a raison. « Les difficultés de ce plan sont grandes; mais les millions, dit-il, ne sauraient être mieux employés qu'à donner au grand Mississipi une embouchure digne de lui. » Dernièrement deux ingénieurs de New-York se sont engagés à donner à la passe à l'Outre ainsi qu'à la passe du sudouest une largeur de 100 mètres et une profondeur moyenne de vingt pieds. On les verra peut-être à l'œuvre.

Le progrès des bouches du Mississipi vers la haute mer est extrêmement variable. Vers le commencement du siècle dernier, la passe du sud-est avança de deux lieues dans l'espace de vingt ans, et le village de la Balize, qui se trouvait d'abord placé sur une île à une demi-lieue en avant de la barre, finit par être situé à une lieue et demie en amont. M. Élie de Beaumont affirme que, depuis le commencement du siècle, l'embouchure du Mississipi se projette chaque année de 350 mètres plus avant dans la mer; mais s'il parle de la passe du sud-est, qui, jusqu'en 1826, a été la principale embouchure, les faits sont loin de confirmer sa donnée, car la comparaison de la carte de Pauger, faite en 1723, et de la carte de la commission hydrographique américaine, faite en 1852, établit que pendant cet espace de temps la barre s'est avancée de 6 milles seulement, c'est-à-dire d'environ 75 mètres par an, quatre ou cinq fois moins que la vitesse de progression admise par M. Élie de Beaumont. Encore cette vitesse ne saurait-elle être considérée comme le taux moyen du progrès du delta, car le fleuve choisit alternativement l'une ou l'autre des passes pour en faire l'embouchure principale,

et l'une après l'autre les passes délaissées restent stationnaires. En réalité, le progrès du delta mississipien tout entier ne doit pas être évalué à plus de 20 mètres par an ou 2 kilomètres par siècle.

Les calculs établis sur la marche du delta ne peuvent avoir de valeur absolue, puisqu'ils reposent tous sur une hypothèse inexacte, celle de la régularité parfaite des divers phénomènes pendant une longue suite de siècles. Quelques expériences, faites avec le plus grand soin dans le courant d'une cinquantaine d'années, ne nous autorisent point à conclure sur l'économie du fleuve pendant les milliers de siècles écoulés pour cela, il faudrait aussi que le volume des eaux, la vitesse du courant, la quantité des alluvions, fussent toujours restés les mêmes. Bien loin de là, les fleuves ont, comme tout ce qui vit, comme les arbres et les animaux, leur période d'accroissement et leur période de décadence. Il en est qui naissent ainsi la Tornéa s'allonge graduellement à mesure que la Finlande et la Scandinavie émergent de l'Océan; plus tard, elle recevra dans son lit les diverses rivières qui se déversent maintenant dans le golfe de Bothnie, et finira par se réunir à la Néva, à l'embouchure du golfe de Finlande. Il est aussi des fleuves qui se meurent, les Deria de Tartarie, le Jourdain, le Desaguadero. Il en est d'autres qui ont cessé d'exister, tels que les fleuves sans eau de l'Égypte et du Sahara. Le soulèvement des montagnes, l'émergence ou la dépression des continens, leur lente précession autour du globe, semblable à la précession des équinoxes, la direction des vents, et leur capacité d'absorption pour l'humidité, créent ou détruisent les fleuves à la longue. Ainsi le Mississipi, tout en allongeant son cours par suite de l'émergence de son continent et du dépôt de ses alluvions, diminue nécessairement d'importance dans l'économie terrestre à mesure que les pics des Montagnes-Rocheuses se haussent pour arrêter au passage les vapeurs de l'Océan-Pacifique. Il nous est donc impossible aujourd'hui de savoir d'une manière exacte l'ancienneté du delta. Cependant les calculs établis sur l'âge minimum des alluvions fluviales sont relativement très utiles : ils nous font assister aux conquêtes graduelles de la terre sur l'Océan; ils pourront nous guider plus tard à de plus vastes calculs sur l'âge de toutes les couches sédimentaires; mais surtout ils agrandissent notre horizon. Bien au-delà des siècles bibliques, ils nous montrent ces mêmes flots jaunâtres saturés de la même argile, tamisant leurs îlots et rejetant leurs troncs d'arbres sur le bord du même golfe; ils nous font assister à la vie du globe alors que, suivant la tradition juive, la terre était encore informe et vide. Pour computer l'âge minimum du delta et de la plaine qui s'étend depuis l'embouchure de l'Ohio jusqu'à la mer, le géologue Lyell a pris la seule méthode convenable: il a évalué la masse probable des dépôts d'alluvions

pour savoir combien il avait fallu de siècles au Mississipi pour déposer cette énorme quantité de boue et d'argile. Malheureusement les données qu'il a pu recueillir lors de son voyage étaient loin d'être complètes. Il suppose que le Mississipi charrie seulement 3 mètres cubes de boue par seconde, tandis qu'il en roule au moins 6 mètres, en admettant que le fleuve tienne en suspension la 3000 partie seulement de son volume en matières terreuses. Peutêtre aussi M. Lyell donne-t-il à la plaine qui s'étend de l'embouchure de l'Ohio jusqu'à celle de la Rivière-Rouge une profondeur trop considérable, et, partant de ces évaluations erronées, il trouve que le remplissage du delta a dû employer pour le moins 100,500 années. L'ingénieur Ellet, qui mieux que personne au monde a étudié le Mississipi, tombe dans l'excès contraire il trouve que la masse des alluvions aurait pu être déposée dans le court espace de temps de 22,222 ans; mais cette évaluation trop faible provient de ce qu'il donne aux détritus du delta inférieur une épaisseur moyenne de 45 mètres seulement. Au contraire, tous les sondages attestent que la couche d'alluvions est pour le moins épaisse de 200 mètres; à cette profondeur, les ingénieurs du puits artésien de la NouvelleOrléans n'ont trouvé que de l'argile bleue alternant avec des couches de sable, des troncs d'arbres, des lits de gnathodon cuneatus, coquillages semblables à ceux que l'on trouve en si grande quantité dans les eaux du Lac-Borgne, et rien n'annonçait que la sonde fût sur le point d'atteindre encore le fond solide. De même une ligne tirée de la pointe méridionale de la Floride à l'embouchure du Mississipi, ligne où déjà les atterrissemens sont très considérables, indique une profondeur moyenne de 200 mètres. Ainsi nous pouvons admettre que l'épaisseur totale de la couche d'alluvions du delta inférieur atteint et dépasse probablement 200 mètres en admettant cette épaisseur pour notre évaluation, nous trouverons que le dépôt des détritus alluvial a nécessité une période de plus de 55,000 ans (1). De même, en calculant l'ancienneté du corps

(1) La superficie du bas delta est de 35,225 kilomètres carrés. Pour le former, il a donc fallu 7,045,000,000,000 mètres cubes d'alluvions. La plaine de l'Ohio à la RivièreRouge s'étend sur une superficie d'environ 70,000 kilomètres carrés. La profondeur des dépots peut y être évaluée en moyenne à 50 mètres. Pour remplir cette plaine, il a donc fallu 3,500,000,000,000 mètres cubes, ce qui pour la plaine et le delta nous donne un total de 10,545,000,000,000 mètres cubes d'alluvions. Or le fleuve roule en moyenne 18,038 mètres cubes d'eau par seconde, et si les matières terreuses forment, comme le veulent MM. Riddell, Tyler, Ellet et d'autres, la 3,000 partie des eaux du fleuve, le dépôt de boue qui se forme à l'embouchure doit être de 6 mètres cubes par seconde, ou de 191,666,000 mètres cubes par an. A ce taux il a fallu au moins 55,017 années pour que le Mississipi, ce rude travailleur, pût remplir son vaste delta, égal à la cinquième partie de la France en étendue, et jeter dans le golfe du Mexique les bases d'un delta futur.

TOME XXII.

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