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début au bal, une croix et un cœur taillés en turquoises; M. Erskine parut désirer que ce bijou ne fût pas ainsi livré aux caprices et à l'étourderie d'une enfant.

— Eh mais! lui dit Constance, quel prix y attachez-vous donc?... C'est une de ces vieilleries que mistress Anstruther m'a si singulièrement léguées.

- Je le sais, répondit James. C'est moi qui l'avais donnée à... mistress Anstruther.

-Ah! vraiment?... Je ne m'en doutais point... Une bien remarquable personne, cette chère Georgy!... Mais, bon Dieu, quel malheur d'être ainsi douée !...

On voyait clairement que l'aimable femme eût reculé devant l'idée d'échanger ses grâces séductrices, son heureuse légèreté, son esprit mobile, son cœur rebelle aux impressions fortes et durables, contre l'énergie concentrée et la puissance de souffrir qu'elle avait d'instinct reconnues à son ancienne amie.

Et quand lui avez-vous donné ce bijou?... Serait-ce par hasard, ajouta-t-elle avec un fin sourire, le jour où vous me ramassâtes dans le fossé de la station?

-Précisément ce jour-là, répondit-il en posant sa main sur l'épaule de sa femme, et en lui jetant un regard où quelque triste retour se mêlait à une expression tout affectueuse. Constance ne prit garde ni au geste ni au regard, et toute à l'idée du moment: - Allons, allons, rendez-moi cette croix!... Consy (1) en a tant envie!... A moins cependant que vous n'y teniez outre mesure...

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Emportez-la, dit James un peu attristé. Il l'était quelquefois, plus souvent qu'il ne le voulait dire, - par les vivacités, les distractions, les menus oublis, le nonchaloir, l'insouciance de l'enfant un peu gâtée qu'il avait pour femme.

Ce jour-là il rêva, et longtemps, à Georgy Sandon. Il la revit avec sa physionomie triste, son profond regard, sa voix mal assurée, telle qu'elle était, debout devant lui, au moment où il lui demandait : Vous partez donc? et où elle disparaissait à ses yeux après lui avoir simplement répondu : - Oui, James! Or, tandis qu'il rêvait ainsi, ses yeux étaient précisément arrêtés sur le massif édifice qui abritait la tombe de Georgy.

Peut-être, si elle l'eût vu en ce moment, aurait-elle, dans sa clémence héroïque, accusé le ciel de l'avoir trop bien vengée.

E.-D. FORGues.

(1) Consy, abréviation de Constance.

LE MISSISSIPI

ÉTUDES ET SOUVENIRS

II.

LE DELTA ET LA NOUVELLE-ORLÉANS.

I.

Entre la partie maritime du Mississipi, qui commence avec la première branche de son delta, et la partie continentale du fleuve, objet d'une précédente étude (1), la zone intermédiaire qu'on observe dans tous les grands cours d'eau n'existe pour ainsi dire pas. A 500 kilomètres de la mer, immédiatement au-dessous de l'endroit où la Rivière-Rouge débouche dans le fleuve, la bifurcation du Mississipi et de l'Atchafalayah marque en quelque sorte le seuil d'une région nouvelle où le déploiement de l'activité humaine vient de plus en plus varier les grands spectacles de la nature.

La Rivière-Rouge prend son origine dans le plateau des Llanos estacados. Pendant longtemps, on en a vainement cherché la source principale, et les contradictions des explorateurs prouvent que cette source ne doit pas être toujours cherchée dans la même partie du désert, et qu'elle se rapproche ou s'éloigne du pied des MontagnesRocheuses selon la plus ou moins grande abondance des pluies. Le

(1) Voyez la Revue du 15 juillet.

plateau des Llanos couvre une superficie de plusieurs centaines de mille kilomètres carrés, et monte insensiblement des plaines du Texas jusqu'à la hauteur de 200 ou 300 mètres. Comme un grand nombre d'anciens bassins maritimes aujourd'hui transformés en déserts, il manque presque complétement d'eau. Les ruisseaux qui le traversent sont presque toujours taris : ils ont pu cependant peu à peu creuser dans le sol calcaire des cañons profonds, aux flancs perpendiculaires, que de loin rien ne fait soupçonner dans la solitude sans bornes. On peut arriver jusque sur le bord d'un précipice en se croyant toujours sur une surface aussi unie que celle d'un lac, lorsque tout à coup le sol s'entr'ouvre et se dérobe sous les pas. Souvent on ne peut traverser le maigre filet d'eau qu'on voit à ses pieds et atteindre le sommet du rocher qui se dresse à un jet de pierre au-delà du gouffre qu'après avoir hasardé sa vie pendant plusieurs heures d'une marche périlleuse sur le flanc des abîmes. Le grand chemin de fer du Texas à San-Diego de Californie passera tôt ou tard à travers cet aride plateau; on craignait d'abord que le manque d'eau ne créât aux ingénieurs des obstacles insurmontables; mais des recherches récentes ont prouvé qu'une vaste couche de sables aquifères s'étend sous la surface du désert à 200 mètres de profondeur moyenne.

La Rivière-Rouge ne présente rien de remarquable depuis sa source jusqu'au lac Caddo et à l'immense agglomération d'arbres sous laquelle ses eaux se perdent, comme se perdaient autrefois celles du Rhône sous une voûte de rochers. Rien ne peut donner une idée de cet entassement fabuleux de troncs enchevêtrés par les racines et par les branches. Etendus dans la fange du rivage, ou dressant leurs tètes fantastiques hors de l'eau noirâtre, ils ressemblent aux antiques plésiosaures qui jadis se traînaient dans le chaos vaseux. Il est facile de comprendre comment s'est formé cet énorme «< embarras » ou raft de troncs d'arbres flottans. Supposons que dans une de ses crues le Mississipi ait refoulé les eaux de la Rivière-Rouge et changé le confluent en un vaste lac d'eau stagnante, il est évident que tous les arbres entraînés en dérive par les deux fleuves auront été rejetés par les courans dans cet estuaire tranquille et y auront formé un vaste radeau tournoyant. Après le passage de la crue, cette agglomération d'arbres flottans se sera en grande partie échouée sur la barre et sur les bancs de sable, et de nouveaux arbres charriés par la Rivière- Rouge auront augmenté sans cesse la longueur du radeau, tandis qu'en aval le courant du Mississipi ne dégageait les troncs que lentement et l'un après l'autre. C'est ainsi que l'obstruction, remontant sans cesse, s'est avancée comme une digue flottante jusqu'à près de 500 kilomètres du con

TOME XXII.

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fluent de la Rivière-Rouge et du Mississipi. Depuis 1833, l'extrémité supérieure de « l'embarras » a remonté de 50 kilomètres vers la source de la Rivière-Rouge avec une vitesse moyenne de 2 kilomètres par an. L'eau refoulée ne trouve plus d'issue que par les bayous et les lagunes, et, s'élevant en amont de l'obstacle comme l'eau d'un ruisseau en amont d'une écluse, envahit graduellement les terres avoisinantes. La vaste surface occupée maintenant par le lac Caddo était encore une prairie vers la fin du siècle dernier, et les Indiens chassaient le buffle là où les bateaux à vapeur font entendre aujourd'hui leur lugubre ronflement. Le lac Bistineau s'est aussi formé de la même manière; il offre une profondeur moyenne de 5 ou 6 mètres, et les troncs ébranchés des cypres sont encore debout au milieu de l'eau, comme si la plaine n'était inondée que depuis hier. Rien de plus étrange et de plus triste à la fois que ces forêts aux troncs noirs et carbonisés par l'humidité du lac. Ce n'est pas le chaos primitif, mais c'est le chaos plus désolé encore qui succède à une création détruite. L'eau sans reflets se putréfie autour des troncs; les îles noirâtres et vaseuses émergent vaguement hors de l'eau, semblables au dos de quelque animal gluant; les crocodiles dorment à demi submergés dans la boue, et l'aigrette, immobile sur un pied, semble rêver philosophiquement sur le néant des choses.

En 1833, le gouvernement de la Louisiane fit commencer les travaux pour la destruction de « l'embarras » de la Rivière-Rouge. Ce radeau naturel avait alors 200 kilomètres de longueur environ; maintenant il n'en a plus que 25, et dans quelques années il aura cessé d'exister. Alors les lacs qu'il avait formés se dessécheront graduellement, et pour retrouver un mélange chaotique de rivières, lagunes, forêts vivantes et forêts mortes, semblable à celui de « l'embarras », le voyageur devra, sur les bords de l'Amazone, parcourir les furos mystérieux du Japurà et du Putumayo.

Les troncs entraînés en dérive par le courant du Mississipi luimême sont de moins en moins nombreux chaque année, et par suite la physionomie du fleuve change de caractère. Encore de nos jours, pendant les crues annuelles, de gros troncs d'arbres descendent le fil du courant sur le sommet de la vague d'inondation, et de loin leur procession solennelle ressemble à une armée de gigantesques cétacés; mais, il y a dix ou vingt ans, les arbres arrêtés sur les pointes ou dans les anses du fleuve formaient des masses enchevêtrées et tellement inextricables qu'on pouvait s'avancer sans crainte jusqu'à un demi-kilomètre du bord; la même crue qui entraînait le lit de troncs entrelacés en apportait un nouveau. Quelques-uns de ces arbres avaient de formidables dimensions et mesuraient jusqu'à

vingt pieds de diamètre. Aujourd'hui le courant du fleuve ne charrie plus de pareils géans; les scieries échelonnées de distance en distance sur le bord arrêtent les grosses pièces à leur passage, et, pendant les crues, on voit les petites barques s'éparpiller à la poursuite du bois flottant, comme des insectes à la recherche d'une proie.

Sur les bancs de sable du Mississipi se trouvent encore beaucoup de ces dangereux troncs d'arbre appelés snags ou sawyers par les Américains et chicots par les créoles. Retenus d'abord par une racine ou par une branche, ces troncs d'arbres s'engagent peu à peu sous la masse des alluvions par l'une de leurs extrémités, tellement que les crues ne peuvent plus les emporter et que l'eau finit par les recouvrir en entier. Alors la force du courant aiguise leur extrémité libre et l'affile comme une pointe de poignard sur laquelle les bateaux mal dirigés courent grand risque de s'entr'ouvrir. Près du Caire, il existait encore, il y a quelques années, un terrible chicot sur lequel trois bateaux à vapeur sont venus se heurter dans une même saison; à lui seul, ce tronc d'arbre mal placé a causé au commerce une perte de 500,000 francs. Pour extraire les chicots, on emploie d'énormes et puissantes machines montées sur deux bateaux à vapeur accouplés et doublés de fortes plaques de fer; au moyen d'une chaîne et de pinces suspendues à l'avant, ces machines saisissent les troncs d'arbres, les redressent graduellement, les dégagent de la vase, et, par le moyen de rouleaux, les ramènent à l'arrière, d'où ils tombent dans le fleuve et flottent au gré du courant. Malheureusement le nombre des bateaux extracteurs est beaucoup trop restreint; il était de quatre seulement en 1856.

Malgré la diminution remarquable du bois de dérive pendant les dernières années, l'étranger qui voit le Mississipi pour la première fois n'en est pas moins frappé d'une espèce de stupeur à la vue de l'immense quantité d'arbres dont il est entouré. Dans quelque direction que se porte le regard, de vastes forêts noirâtres bordent l'horizon, les troncs dégarnis de leurs branches descendent lentement le courant du fleuve, et la rive est parsemée d'arbres échoués. Le sol lui-même consiste en couches alternatives de sable, d'argile et de troncs qui, dans les temps antiques, ont été déposés par les inondations. Tout le delta de la Basse-Louisiane est une immense houillère en formation pour les âges futurs; mais c'est dans la vaste région alternativement inondée par le Mississipi, la Rivière-Rouge et leurs affluens, qu'on observe dans toute sa gloire la puissance de la vie végétale. Les bras du fleuve, les ruisseaux, les marécages semblent s'y mélanger avec les forêts dans un désordre inextricable, et cependant, si un immense incendie pouvait mettre à nu toute cette partie de la Louisiane, on remarquerait une certaine régu

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