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Ah! bien volontiers! s'écria Théodore; mais où trouverai-je l'argent nécessaire pour payer votre charge?

Vous me la paierez peu à peu, sur vos bénéfices, comme je fis jadis, quand je remplaçai M° Signoret, chez lequel j'avais été dix ans maître clerc.

Dix ans pensa Théodore un peu découragé; mais il reprit aussitôt bon espoir et dit en tendant la main à Me Chardacier: Dès demain vous me verrez à la besogne, mon cher patron.

IX.

Le même jour dans l'après-midi, Théodore s'habilla comme s'il allait faire des visites. En traversant, pour sortir, la petite pièce où travaillait Marcelle, il s'arrêta un moment.

Où donc allez-vous ainsi? lui demanda-t-elle avec son accent doux et triste.

- Tu le sauras tantôt, chère fille, répondit-il d'un air heureux et en lui serrant la main.

Le temps était sombre, et le vent d'automne balayait dans le ciel des nuages d'un gris plombé; les petits oiseaux voletaient çà et là en cherchant un refuge; dans la rue, les passans pressaient le pas, et les chiens s'en allaient la queue basse et l'œil hagard en rasant les murailles. Marcelle, inquiète, mit la tête à la fenêtre et prêta l'oreille un moment au sourd fracas qui précède l'orage.

Voilà qu'il pleut, et M. Théodore est sorti, dit-elle à Cascarel, qui rentrait en toute hâte.

Je le sais, répondit-il; tantôt je l'ai rencontré du côté de la placette du Foin-Vert; il marchait vite. S'il avait dit où il allait, j'irais lui porter un parapluie.

Sans doute il se promène, murmura Marcelle en soupirant; depuis qu'il est en deuil, cela ne lui était

pas arrivé.

Par bonheur, il y a là-haut quelques masures où il aura pu se remiser, dit Cascarel après avoir refermé la fenêtre. Jésus Dieu, quel temps!

L'orage avait éclaté pendant plus de deux heures, le tonnerre gronda sans interruption, et des torrens de pluie lavèrent les rues de la ville d'O...; puis, vers le soir, un rayon de soleil éclaira l'horizon, et les oiseaux joyeux recommencèrent à voler dans le ciel rasséréné. Théodore n'était pas rentré, et quand la nuit vint, il n'avait pas reparu encore. Marcelle était à la fenêtre, regardant avec anxiété les passans qui traversaient le fond de la rue et croyant à chaque instant reconnaître Théodore. Son inquiétude était si vive, des idées si lugubres se présentaient à son esprit, qu'elle dit à Cascarel:

Le tonnerre est tombé plusieurs fois cette après-midi... N'avezvous pas entendu dire qu'il est dangereux de se promener par un temps d'orage?

Tranquillisez-vous, répondit Cascarel; il y a un ermitage sur chacune des trois grandes montagnes qui entourent la ville d'O..., et c'est chose certaine que jamais créature humaine n'y a été tuée par le tonnerre; mais comme la pluie y mouille les gens, ainsi que partout ailleurs, je vais allumer un bon feu pour sécher les habits de M. Théodore.

Il était nuit depuis longtemps lorsque Théodore revint. Marcelle, qui l'avait reconnu avant qu'il fût arrivé au seuil de sa maison, courut lui ouvrir la porte.

— Grand Dieu du ciel! que vous est-il arrivé? s'écria-t-elle en le voyant entrer tout pâle et défait, ses cheveux en désordre et ses habits trempés par la pluie, comme s'il venait de traverser une rivière à la nage.

Il ne lui répondit pas, et monta l'escalier en s'appuyant d'une main sur elle et de l'autre main sur la grosse corde qui servait de rampe. Cascarel vint au-devant de lui et le soutint, car ses jambes fléchissaient. Ah! mes bons amis, je me sens bien mal! dit-il d'une voix faible et en s'arrêtant sur le palier.

Ça ne sera rien, répondit Cascarel en s'empressant autour de lui; venez vite vous reposer. C'est l'humidité qui vous a pénétré jusqu'à la moelle des os. Je vais vous faire un bon verre de vin chaud avec de la cannelle; il n'y a rien de tel pour les refroidisse

mens.

Quand Théodore fut assis au coin du feu dans sa chambre, Marcelle renouvela doucement ses questions.

-Ah! je suis bien malheureux, ma pauvre fille! lui répondit-il avec une sorte de calme ou plutôt d'accablement; mes espérances sont détruites, mon cœur brisé... Je ne sais plus si j'existe...

- Que vous est-il arrivé?... répéta Marcelle; dites-le-moi, au nom du ciel!...

- C'est une chose que tu ne pourras croire! fit-il en baissant la tête sur ses mains; aujourd'hui je suis allé demander Camille en mariage, et j'ai été repoussé!...

- M. Signoret vous a refusé sa fille! s'écria Marcelle.

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Non, non, pas lui! C'est elle, elle-même, elle seule, qui m'a refusé! répondit-il en appuyant sur chaque mot, et cela, elle l'a déclaré en présence de sa famille, en face de sa mère et de sa marraine, qui toutes deux pleuraient. Je me suis humilié jusqu'à me mettre à ses genoux pour tâcher de la fléchir, car je l'aime, et je ne peux pas vivre sans elle... Je l'ai suppliée d'ajourner du moins sa

résolution... Avec quelle hauteur, avec quelle contenance impassible elle m'a écouté! avec quelle fermeté cruelle, implacable, elle m'a répondu que tout était fini, qu'elle ne serait jamais ma femme!... Oui, elle m'a parlé ainsi, à moi qui sans défiance lui avais donné mon cœur et ma vie... Oh! quelle trahison!...

Tandis qu'il découvrait ainsi la mortelle blessure qu'il venait de recevoir, Marcelle sentait naître dans son âme un sentiment confus, mêlé d'affliction et de joie, un secret transport qui lui faisait en même temps bénir le ciel de lui avoir épargné la plus cruelle douleur et s'attendrir sincèrement sur les souffrances de Théodore. Elle pleura beaucoup lorsqu'il lui raconta qu'en sortant de la maison des Signoret, il avait marché au hasard et gagné la campagne, sans s'apercevoir que l'orage venait d'éclater.

-Je suis allé ainsi bien loin, dit-il en frissonnant. Les éclairs m'aveuglaient, l'eau du ciel ruisselait sur moi; mais cette pluie froide me faisait du bien il me semblait qu'elle rafraîchissait mon cerveau et calmait mon sang; peu à peu je suis rentré en moi-même, et alors j'ai pleuré... A présent je suis tranquille, tu le vois...

Il sourit amèrement et resta un moment silencieux, puis il s'écria: O Camille, Camille!... Et il fondit en larmes.

- Voulez-vous la fuir? voulez-vous partir et aller bien loin? s'écria Marcelle, qui n'imaginait pas d'autres remèdes pour une telle douleur.

Théodore secoua la tête.

Non, dit-il; je suis lâche... Il n'y a pour moi qu'une consolation, c'est de rester où elle est, où je pourrai l'apercevoir quelquefois : ce bonheur-là, elle ne pourra pas me

l'ôter...

Le malheureux amant passa une mauvaise nuit; malgré le breuvage tonique dont Cascarel lui fit prendre une forte dose, il eut le frisson, et le lendemain la fièvre se déclara. Pendant huit jours, il fut assez sérieusement malade pour que le docteur Gorgelaine vînt matin et soir passer un quart d'heure à son chevet. Toute la bonne société d'O... vint demander de ses nouvelles, et lorsqu'il fut en convalescence, il reçut la visite de tous les gens considérables de l'endroit. Les dames elles-mêmes lui donnèrent ce témoignage d'intérêt marqué Me Chapusot et la tante Dorothée vinrent plusieurs fois en personne s'informer de sa santé, et lorsqu'il fut un peu rétabli, elles lui firent souvent compagnie. La présence de la vieille demoiselle lui causait toujours une vive émotion, et volontiers il se trouvait seul avec elle, parce qu'il osait lui parler de Camille. La tante Dorothée s'indignait alors contre sa filleule. Ah! disaitelle, le monde est bien changé! Autrefois les femmes n'étaient pas ainsi s'il y avait des cœurs inconstans et perfides, ce n'était point

parmi nous. Ah! cher monsieur Théodore, si dans ma jeunesse j'avais rencontré un amant tel que vous, je lui aurais été fidèle jusqu'à la mort!

Un jour Théodore lui dit en soupirant: - Croyez-vous que, si mon oncle ne m'avait pas déshérité, Camille aurait été infidèle?

— Non, répondit-elle franchement; son âme n'est pas vile et intéressée, mais elle est vaine; l'entourage d'un homme la séduit ou la repousse autant que sa personne. Sans s'en douter, elle aimait en vous l'hôtel Fauberton.

- Ainsi elle pourrait m'aimer encore si j'étais riche? s'écria Théodore.

- Ce ne serait pas impossible, à mon avis, lui répondit la vieille demoiselle.

Théodore se rétablit assez promptement; mais à mesure que sa santé s'améliorait, la plaie qui saignait au fond de son cœur semblait devenir plus vive. Marcelle s'aperçut qu'il regrettait vivement la fortune dont son oncle l'avait privé. Il ne pouvait passer devant l'hôtel Fauberton sans soupirer, et souvent il disait au bon serviteur que l'oncle César avait oublié dans son dernier testament :

Ah! mon pauvre Cascarel, ils ont bien tort ceux qui prétendent que la fortune ne fait pas le bonheur! Si j'étais riche, je serais heureux... Quelle joie si je pouvais gagner de l'argent! si, devenu riche par mon travail, je pouvais racheter cette maison qui devait m'appartenir!...

-Ah! monsieur Théodore, c'est un beau rêve que vous faites là, s'écriait Cascarel de l'air d'un homme qui craint de se flatter d'un espoir chimérique; je vois bien que vous songez toujours au temps passé. Eh bien! je suis comme vous: je ne puis me souffrir dans cette maison-ci, qui est pourtant propre et agréable. Le cœur me fait mal quand je passe devant l'hôtel et que je vois ces fenêtres toutes closes, cette porte qu'on dirait fermée depuis cent ans, tant il y a de vert-de-gris sur le marteau... Je suis sûr que le lustre du salon est couvert de toiles d'araignée!... Voyez-vous, monsieur Théodore, je consentirais à tout, je ferais tout au monde pour pouvoir aller donner un coup de balai là-dedans!...

C'était Me Beaumoulin qui avait été chargé de régler la succession de l'oncle César et de l'administrer provisoirement; mais cette grande fortune se trouvait en partie entre les mains de son confrère M Chardacier, qui, plus habile que lui, soulevait, pour ne pas s'en dessaisir, d'interminables difficultés. J'ai mon idée, disait-il à Théodore. S'il faut restituer à la fin, eh bien! nous restituerons; mais en attendant je ne veux pas que ce clerc d'escabelle tripote à son plaisir dans des affaires qui sont en si bon ordre.

Théodore ne cherchait pas ouvertement les occasions de voir Camille, et elle affectait de l'éviter depuis qu'elle avait refusé d'être sa femme. Elle vivait plus que jamais retirée, car le monde avait été contre elle dans cette circonstance. On pensait généralement que le pauvre amoureux était guéri de sa passion pour cette ingrate; Marcelle seule savait bien qu'il l'aimait toujours, et qu'il y avait au fond de son cœur un espoir tenace. Tu verras, lui disait-il parfois, je deviendrai riche, et j'irai encore la demander à son père. Je l'ai tant aimée, j'ai tant souffert qu'elle sera touchée de ma constance, qu'elle me rendra son amour... Oui, j'en suis sûr, je l'épouserai... Tu ne me réponds pas, Marcelle; tu es indignée? Va, tu as raison, je suis lâche!... J'aurais dù l'oublier; mais c'est malgré moi que je l'aime; c'est malgré moi qu'elle est ma joie, mon tourment, le seul mobile et l'unique intérêt de ma vie. Ah! quand notre cœur s'est ainsi donné, il faudrait le briser pour le reprendre!

- Je le sais, répondait douloureusement Marcelle.

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Quelquefois Théodore, saisi d'un découragement passager, lui disait amèrement: Qu'il est difficile de devenir riche! Je comprends ceux qui hasardent leur vie pour arriver tout de suite à la fortune. Si j'étais plus jeune, j'irais en Californie!... - Puis il revenait à son idée fixe et cherchait dans son esprit les moyens d'arriver bientôt à une bonne position dans le monde : pour commencer, il alla courageusement travailler dans l'étude de M° Chardacier.

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Une après-midi, Mme Chapusot rencontra Théodore sur la grande place. La bonne dame était en chapeau à plumes, avec son châle Ternaux sur les épaules et des bagues à tous les doigts. — Bonjour, mon cher monsieur, dit-elle en s'arrêtant, je suis charmée de vous voir. On se plaint de vous à la maison; vos visites sont trop rares. Nous nous amusons beaucoup maintenant; je reçois les jeudis, M. Chapusot doit aller vous le dire. Vous me voyez en train de faire des visites pour mes invitations. Maintenant je vais près d'ici, au coin de la place.

-Permettez-moi de vous offrir mon bras jusque-là, dit poliment

Théodore.

Non pas, non pas! s'écria-t-elle avec son petit rire aigu; vous ne pouvez m'accompagner; je vais chez M. le capitaine adjudantmajor faire une visite d'adieu à Mme l'adjudante; elle part ce soir; le régiment change de garnison, il va à D... Elle se tut l'espace d'un moment, comme pour aiguiser sa langue; puis elle ajouta : - La belle Camille part avec sa sœur; on dit que le colonel lui fait

sa cour.

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Ah! on dit cela! murmura Théodore en changeant de visage. C'était la première fois que le dard infernal de la jalousie le tou

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