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qui avait renfermé tant d'amoureux secrets; puis, baissant la tête, elle s'en alla en murmurant : Cœur perfide!

Aucun membre de la famille Signoret ne parut; mais la tante Dorothée courut à la paroisse et envoya un prêtre pour dire des prières au chevet du mourant.

Vers minuit, tout le monde se retira, hormis le docteur Gorgelaine, Me Chardacier et M. Chapusot. Ces deux derniers restèrent dans le salon et ne tardèrent pas à s'assoupir. Pendant deux heures, un morne silence régna dans la chambre où se mourait l'oncle César. Au dehors non plus, aucun bruit ne s'élevait, et il n'y avait personne sur la place. La foule s'était dispersée après avoir vu s'éteindre les derniers lampions.

Au milieu de la nuit, Théodore dit tout à coup : Où est Marcelle? — Elle est là, derrière la porte, répondit Cascarel.

Marcelle était affaissée sur une chaise, le visage tourné vers la muraille, dans l'attitude d'un morne désespoir. Théodore vint à elle. - Chère fille! dit-il en la touchant au bras, tu pleures!... tu regrettes mon pauvre oncle...

-Ah! fit-elle avec des sanglots convulsifs, que ne puis-je mourir à sa place!...

En effet, la pauvre fille eût volontiers donné sa vie pour sauver celui dont l'existence ici-bas empêchait Théodore de se marier avec Camille. Sa douleur éclatait malgré l'empire qu'elle avait sur ellemême, et de sinistres résolutions se présentaient à son esprit. Celui qu'elle aimait d'un amour si tendre, si dévoué, si contenu, si profond, ne se douta même pas du motif de cette douleur excessive, et il lui dit étonné: Calme-toi, ma bonne Marcelle, le temps console de tout... Hélas! nous nous sommes consolés de la mort de ma pauvre mère!...

Au point du jour, l'oncle César expira. Alors tout le monde sortit de la chambre, excepté le prêtre. On emmena Théodore dans le petit salon au bout de l'orangerie, et Me Chardacier alla chez lui chercher le testament.

Deux heures plus tard, M° Beaumoulin se présenta à l'hôtel Fauberton. Il avait l'air important et secrètement troublé d'un homme chargé d'accomplir un acte dont il ignore toute la portée. En entrant dans le petit salon où Théodore était avec Me Chardacier et quelques autres personnes, il déposa sur le guéridon un papier cacheté, et dit en s'adressant à son collègue: - Voici un pli qui m'a été confié par M. César Fauberton avec injonction de l'ouvrir après son décès, en présence de sa famille; j'ignore ce qu'il contient.

voix.

Voyons! fit M Chardacier avec une légère émotion dans la

Me Beaumoulin brisa le cachet, et tira de l'enveloppe un papier plié en quatre, sur lequel était écrit : « Ceci est mon testament. >> Il y eut un moment de silence, et tous les yeux se tournèrent vers Théodore, qui avait légèrement pâli.

Allons, lisez, maître Beaumoulin! fit M Chardacier avec une sorte d'impatience.

Me Beaumoulin déploya le papier, et lut à haute voix :

« O..., ce 5 décembre 18.., à cinq heures
trois quarts du matin.

« Moi, Jules-César Fauberton, maire de la ville d'O..., j'institue pour mon légataire universel Armand-Tiphaine Perrache, fils de François Perrache et de Madeleine Martin, et à son défaut l'aîné de ses enfans légitimes ou son plus proche héritier.

«Ceci est mon expresse et dernière volonté. Je charge Me Beaumoulin, notaire en cette ville d'O..., de la faire exécuter.

« CÉSAR FAUBERTON. >>

Mc Beaumoulin remit le papier sur le guéridon et étendit sa longue main sèche sur cette pièce importante, comme pour la préserver au besoin. Chacun se taisait; on se regardait avec stupeur. Théodore resta calme, mais il était très pâle.

Ce fut Me Chardacier qui rompit le silence.

- Qui est-ce qui a entendu parler de cet Armand-Tiphaine Perrache? fit-il en haussant les épaules.

- C'est un personnage en l'air! murmura Cascarel; depuis trente ans que je suis dans la maison, je n'ai jamais entendu prononcer son nom ni celui de sa mère Madeleine Martin.

-Ni moi! ni moi! s'écrièrent les assistans tout d'une voix.

- Il existe pourtant, dit Théodore en s'efforçant de surmonter son trouble et sa consternation; Armand-Tiphaine Perrache est cousin des Fauberton à un degré si éloigné qu'il n'est pas aisé de démêler d'où vient cette parenté. Il n'est point riche, et pendant longtemps ma mère lui a fait du bien à l'insu de mon oncle, qui ne voulait pas entendre parler de lui. Jamais il n'a paru ici, et je crois qu'il habite Marseille.

- Nous saurons bien le trouver, murmura Me Beaumoulin, contenant à peine la joie sordide qu'allumait en lui la perspective de manier toutes les affaires de cette grande succession.

M. Chapusot passa derrière son gendre et lui dit à voix basse : - Je me souviens à présent. J'étais à deux pas de vous quand César Fauberton vous a remis ce testament olographe qu'il venait de faire à l'instant, on le voit bien par la date. Vous étiez dans l'embrasure

·

de la fenêtre, près de sa chambre, et il vous a dit en vous serrant la main: «Mettez cela dans vos archives. >>

- Précisément, répondit Me Beaumoulin; mais il ne m'avait pas dit ce que c'était, le sournois personnage.

Me Chardacier s'était assis près de Théodore et lui parlait à voix basse. Le digne homme était atterré; pourtant il tâchait de combiner les ressources de la situation.

- Voilà une belle partie perdue! disait-il; mais il y aura peutêtre moyen d'arracher quelque chose à cet héritier..... J'irai le trouver, je le menacerai d'un procès, - il est toujours possible de faire un procès, il aura peur, et nous ferons une transaction... Que votre conscience ne s'alarme pas... Allez, votre oncle était fou quand il a écrit ce misérable bout de testament...

-Oh! oui, il était fou! murmura Théodore avec conviction et en s'attendrissant sur lui-même; s'il avait eu toute sa raison, il ne m'aurait pas traité ainsi... Hélas! je dois lui pardonner ma ruine.

Vous êtes sans fiel! s'écria Mc Chardacier.

Une heure après, on savait dans toute la ville que Théodore était déshérité. Ce fut encore la tante Dorothée qui porta cette nouvelle aux Signoret.

Camille était seule dans le petit salon du rez-de-chaussée, son ouvrage à la main et la tête baissée; mais elle ne travaillait pas, et semblait engourdie par un léger sommeil : toute la nuit elle avait veillé, accoudée sur son oreiller, l'imagination remplie de beaux rèves et le cœur tout enivré de son bonheur. Les idées flatteuses qui avaient préoccupé son esprit lui revenaient encore vaguement, car elle souriait et par momens ouvrait les yeux à demi. Où est ta mère? lui demanda la vieille fille en s'asseyant.

— Elle est à l'église avec Alphonsine, répondit-elle, étonnée du ton bref et de l'air agité de sa marraine.

Ensuite elle ajouta en hésitant: - On a sonné dès cinq heures du matin pour le mort...

La tante Dorothée se recueillit un moment; puis elle prit la main de sa filleule et lui dit avec un soupir: - Mon enfant, Théodore est déshérité.

-Déshérité tout à fait! s'écria-t-elle en pâlissant.

- Oui, il n'a pas un joyau, pas une bague, pas le moindre legs, rien en un mot, répondit la tante Dorothée en gémissant. Ah! l'on aurait dû se méfier davantage de l'oncle César!... C'était un homme sans foi ni loi, sans entrailles!... Un cœur égoïste qui eût sacrifié l'univers pour satisfaire ses caprices, un être monstrueux qui n'a rien aimé, non, rien au monde!...

TOME XXII.

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Elle s'interrompit, joignit les mains, et ajouta d'une voix plus basse Mais ne disons pas de mal des morts!...

Camille ne pleurait pas; elle était comme anéantie.

-Théodore est déshérité, répéta la tante Dorothée; il faut en prendre son parti; tu l'aimes, lui t'a bien prouvé que son cœur est à toi pour toujours; vous pouvez encore être heureux, car, vois-tu, c'est bien vrai ce que disent les romances : « la fortune importune ne fait pas le bonheur. »

Camille ne répondit rien, et après avoir embrassé sa marraine, elle monta dans sa chambre.

— Ah! murmura la vieille fille en la suivant des yeux, si je ne la connaissais pas, je pourrais craindre qu'il n'arrivât quelque malheur!

Aussitôt après les funérailles de l'oncle César, Théodore quitta l'hôtel Fauberton et alla s'installer avec Marcelle et le fidèle Cascarel dans une vieille petite maison qui n'était pas éloignée de la placette du Foin-Vert. Il avait pris le grand deuil, et pendant les premiers jours il ne sortit pas de chez lui. Quoique ses ressources fussent des plus médiocres, il ne possédait rien qu'une petite somme d'argent et environ six cents francs de rente, quoiqu'il n'entrevit pas encore la possibilité de travailler avec fruit, l'avenir l'inquiétait médiocrement, parce que Marcelle lui répétait toujours:

Allez! monsieur Théodore, ne vous tourmentez pas; vous ne manquerez jamais de rien; avec de l'économie, nous viendrons à bout de vivre sans rien demander à personne.

Toute la ville vint faire visite à Théodore; l'envie qu'il excitait s'était éteinte subitement dans tous les cœurs le jour où il s'était trouvé pauvre à jamais. Mme Chapusot elle-même lui témoignait beaucoup de sympathie et allait jusqu'à dire publiquement: - Quoiqu'il soit un bien mince parti maintenant, je ne conseillerais à personne de refuser un gendre comme celui-là.

Théodore parlait de son oncle comme s'il n'avait pas cessé d'être pour lui un bon parent, un bienfaiteur généreux.

- Je lui dois beaucoup, disait-il; il m'a élevé et a rendu ma première jeunesse heureuse; c'est par un trait de folie qu'il m'a déshérité. D'ailleurs ne s'est-il pas puni lui-même de ses torts envers ma pauvre mère et envers moi? Dans quel délaissement, dans quel ennui, dans quelle horrible solitude il a passé les dernières années de sa vie! Allez, il a été bien malheureux, et s'il m'a fait du mal, je le lui pardonne de bon cœur!

Me Chardacier ne voulut pas laisser entièrement à son collègue le soin de chercher le légataire à peu près inconnu de l'oncle César; il se rendit à Marseille pour tâcher de le découvrir. Huit jours après,

il était de retour, et sur-le-champ il alla chez Théodore. Ce fut Marcelle qui vint lui ouvrir la porte, et elle vit aussitôt à son air qu'il ne revenait pas satisfait. Hélas! ma pauvre petite, lui dit-il en passant, je crains bien qu'il n'entre jamais grand argent en ce logis!

-Eh! tant mieux! fit-elle avec une expression de joie qui étonna beaucoup l'honnête notaire.

Eh bien! s'écria Théodore en le voyant rentrer, quelles nouvelles m'apportez-vous de mon cousin Armand-Tiphaine Perrache? Je ne l'ai pas vu, attendu qu'il est mort depuis cinq ans, répondit Me Chardacier.

Mais vous avez vu ses héritiers, mes arrière-petits-cousins? - J'ai vu son héritière, dit gravement le notaire, une fille qui n'a pas encore huit ans accomplis. Que peut-on faire en face d'une mineure qu'il n'y a pas moyen d'épouser, quoiqu'elle n'ait plus ni père ni mère?

- Et qui prenait soin jusqu'ici de cette orpheline? demanda Théodore.

-Ma foi! la Providence. Je l'ai trouvée chez une femme qui vend de la mercerie sur le port, à l'abri d'un parasol qui sert de toit à sa boutique. Cette enfant faisait ses commissions. Elle est toute malingre et chétive, assez laide, et elle m'a paru peu intelligente. Pauvre petite! murmura Théodore.

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Je vous conseille de la plaindre! s'écria Me Chardacier.

Elle va devenir la proie de gens intéressés qui se disputeront sa tutelle et profiteront plus qu'elle de sa fortune.

- C'est déjà fait; mon confrère Beaumoulin est en train de résister à une demi-douzaine de parens du côté maternel qui paraissaient ignorer l'existence de cette enfant quand il aurait fallu l'élever par charité, et qui maintenant sont venus réclamer en l'appelant leur chère nièce... Mais je ne suis pas en peine; Beaumoulin est de taille à leur tenir tête à tous : il mettra des années à régler la succession. Quelle aubaine pour lui!

Théodore réfléchit un moment, puis il dit au notaire : Maintenant il faut que je travaille, mon cher monsieur Chardacier; ce serait ridicule à mon âge, à trente-cinq ans passés, d'étudier en médecine ou d'aller m'asseoir sur les bancs d'une école de droit. D'ailleurs, j'avoue ma faiblesse, il m'en coûterait trop de m'éloigner d'ici. Voilà quelle est ma situation; donnez-moi un conseil : que dois-je faire? que puis-je entreprendre avec quelque chance de succès?

Il faut venir travailler dans mon étude, répondit spontanément le digne homme, et dans quelques années, quand vous serez apte à me remplacer, vous deviendrez mon successeur.

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