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lèvres murmuraient des paroles inintelligibles qui semblaient faire suite à un rève interrompu. L'éclat du jour ne tarda pas à les rappeler au sentiment complet de leur individualité, et les mots tabaco! monni! furent répétés en chœur. Un jeune homme assis au seuil mettait surtout dans sa demande une persistance machinale d'autant plus étrange qu'il ne prenait pas le tabac que je lui offrais. Le major me fit alors remarquer que le pauvre diable était aveugle. Je n'y avais pas pris garde, car il avait les yeux parfaitement limpides, et la fixité de son regard nous parut être le seul indice de sa triste infirmité. Ce n'était pas la première fois que cette infortune se révélait à nous. Déjà nous avions pu nous convaincre que les gouttes sereines, les héméralopies, font de nombreuses victimes aux Marquises. En effet, peu de temps après notre arrivée, des affections du même genre sévirent sur deux ou trois compatriotes qui, la nuit, fuyant l'insupportable chaleur des lieux abrités, étaient venus chercher en plein air un repos dont les fatales conséquences ne tardèrent point à se manifester.

La distribution de quelques morceaux de tabac suffit pour douer ces braves gens d'une prévenance divinatoire. L'un d'eux, s'apercevant que nos regards convergeaient pleins de convoitise vers la cime d'un immense cocotier, courut à l'arbre, assura ses deux mains contre le tronc, et comme si l'extrémité de ses membres eût possédé cette qualité aspirante particulière aux tentacules de certains polypes, il marcha pour ainsi dire le corps plié en deux jusqu'au panache de feuilles balancé par le vent à vingt mètres du sol. Arrivé au terme de son ascension, il détacha une douzaine de cocos qui bondirent jusqu'à nous. Les femmes les prirent, en malaxèrent l'une des extrémités en la frappant sur les pierres afin d'y donner prise à leurs dents, dont elles se servirent pour déchirer le brou filandreux qui forme la première enveloppe; elles heurtèrent ensuite contre l'arête d'un caillou l'extrémité de la noix, qui se fendit circulairement comme la coque d'un œuf sous les chocs répétés; puis, introduisant leurs ongles dans la fente, elles arrachèrent sans effort cette calotte et nous présentèrent une coupe pleine d'un breuvage rafraîchissant, dont pas une goutte n'avait été perdue. Nous préparâmes ensuite des cigares, et le même personnage qui venait d'accomplir la voltige ascensionnelle du cocotier nous présenta du feu en un clin d'œil par le procédé suivant: il prit un morceau de bois tendre et sec, l'assujettit sur son genou avec la main gauche, et à l'aide d'un morceau de bambou taillé en biseau, il y creusa par le frottement un petit sillon à l'extrémité duquel s'amassait une poudre de bois presque impalpable. En quelques secondes, cette poussière fuma légèrement, puis l'étincelle y courut comme dans l'amadou :

la renversant alors sur une petite touffe de bourre de coco parfaitement sèche, il se mit à souffler avec précaution sur la poussière incandescente, et la bourre qui la contenait prit feu presque aussitôt.

Après un quart d'heure de halte, nous nous remîmes en marche, et je ne saurais dire avec quel intérêt nous remarquâmes chemin faisant différens arbrisseaux dont les graines exportées avaient souvent réjoui notre enfance. Les cosses de l'abrus precatorius éclataient au soleil, et laissaient pleuvoir sur le sol par milliers leurs pois écarlates. Nous allions respirant avec une singulière avidité tantôt les âcres parfums, tantôt les balsamiques effluves qui sortaient humides et tièdes de ces fourrés immobiles et chauffés par le soleil de midi; nous allions sains de corps, tranquilles d'esprit, nous livrant avec un complet abandon au charme de ces heures de jeunesse, de liberté, d'insouciante fantaisie, à tous les curieux hasards et à toutes les surprises de cette promenade sur un terrain vierge peut-être de l'empreinte d'une chaussure civilisée, et des fruits jaunes étincelant comme des limons dans le feuillage sombre nous mettaient aux lèvres la mélancolique apostrophe de Mignon à Wilhelm :

Connais-tu la contrée où dans le noir feuillage
Brille comme un fruit d'or le fruit du citronnier?

Cependant le sentier s'effaçait peu à peu; bientôt il disparut à la lisière d'un fourré de bambous. Il nous fallut pour continuer notre route pénétrer à droite dans ce petit fourré, où nous nous frayâmes un passage. Nous allions à la file, nous garant de notre mieux des branches élastiques qui venaient nous cingler le visage en se refermant derrière celui qui nous précédait. Nous marchions tantôt sur les détritus de feuilles mortes, de branches sèches, qui craquaient sous nos pas, tantôt les genoux perdus dans une herbe haute, jaunâtre et revêche. Après un quart d'heure de ce désagréable exercice, nous vinmes tout à coup nous heurter contre une véritable muraille basaltique, qui, haute de 30 mètres environ, marquait la limite de la vallée. Pour la franchir en cet endroit, il eût fallu des ailes. Notre guide craignit de s'être trompé dans son appréciation des lieux. Incertain s'il devait chercher l'autel tapu en longeant la gauche ou la droite de l'obstacle, il se rappela sans doute le conte du Petit-Poucet, et se décida pour s'orienter à grimper sur un arbre. Grâce à cet expédient, nous nous trouvâmes bientôt en face du lieu tapu qui occupait une anfractuosité de la montagne.

Au premier plan se dressait un petit mur de pierres volcaniques sans liaison. Il formait un réduit où la végétation se livrait en toute liberté aux plus extravagantes fantaisies. Rien n'est à la fois char

mant et farouche comme cette inextricable mêlée de rameaux qui se menacent, se croisent, s'étreignent, luttent jusqu'à l'heure où, épuisés, ils tombent enfin et viennent grossir à leur tour une couche épaisse de feuilles mortes et de bois pourri, d'où, sortis déjà, ils surgiront bientôt encore sous de nouvelles formes. Des convolvulus aux feuilles larges, grasses, roulées en cornet ou étalées en assiettes, rampaient vagabonds à travers les fougères dentelées. Des herbes épaisses, triangulaires, hérissaient, semblables à des lames, cette litière que piquait çà et là le calice écarlate d'un liseron ou l'étoile blanche d'une rose de Chine. Le pandanus échevelé y plongeait ses singuliers étais; des lataniers, des casuarinas, d'autres arbres dont le corps disparaissait sous une fourrure de feuillage, formaient un dais tout festonné d'orchidées, qui, lasses de garrotter les rameaux l'un à l'autre et de les cercler de spirales sans fin, retombaient vers le sol en mille brindilles frisées. Semblable à la bouche d'une grotte, une sorte de trouée naturelle s'ouvrait dans l'épaisseur de ce feuillage que les branches du fao rayaient de hachures capricieuses. Au centre de cet espace, on voyait une petite plate-forme carrée. Sous les festons verts, sous les mailles inégales des lianes fines, quelques nattes de jonc pendaient disposées comme les nappes de l'autel. Au milieu se dressaient, entre des faisceaux de baguettes blanches et de bambous, revêtus de tresses jaunes et brunes, et portant à leur extrémité supérieure des banderoles de tapa, deux tikis sculptés grossièrement sur des arbres coupés à hauteur d'homme, et dont la plate-forme dissimulait la base. L'une de ces idoles ne différait guère du modèle connu. Elle avait des yeux larges et ronds comme des cerceaux, un rire goguenard ouvert d'une oreille à l'autre; elle appuyait sur son ventre ses deux mains, comme ces bourgeois accoutumés à faire tourner leurs pouces. La seconde n'avait pas forme humaine. C'était un bloc de bois fourchu, aux pointes dentelées en scie; sous l'angle de la fourche, un renflement s'évasait, assez semblable à celui qui sert de garde aux hampes des lances du moyen âge. Une lanière de tapa teinte en jaune couvrait l'espace compris entre ce renflement et la jonction des branches. L'une de celles-ci laissait pendre une chevelure scalpée; sur toutes deux s'étalait dans le sens de la longueur, et grossièrement sculptée, une sorte de salamandre.

Je venais de franchir le petit mur qui me séparait des images, et, voulant les étudier de près, je m'avançais dans l'herbe jusqu'au ventre, en trébuchant parmi les racines de pia (arrow-root), quand tout à coup je fus arrêté par l'aspect inattendu d'un animal tapi au pied de ces images, sous un toit de feuilles, et dardant sur moi un regard effaré. Vaguement entrevu dans l'obscurité, il me semblait

pâle et chauve; il appuyait sur la pierre deux dents canines, longues, aiguës et disposées comme celles d'un morse; son œil large et rond, sans paupière, chatoyait dans l'ombre et me dévorait du regard. Cependant cette bête fantastique, ce sphinx, mystérieux gardien peut-être du lieu sacré, ne me proposait d'autre énigme que celle de sa nature, que mon ignorance en zoologie ne me permettait pas de résoudre. Notre guide vint à mon aide, s'approcha, considéra un instant cette face bizarre; puis, haussant les épaules avec le scepticisme des esprits simples et positifs, il marcha vers la plateforme, se pencha dessus à mi-corps, enfonça son bras dans l'ombre où la tête restait acculée, impassible, et tira de son repaire un objet fort curieux et bien fait pour justifier notre première surprise : c'était un crâne humain dont on avait bouché les orbites avec des rondelles brillantes en nacre de perle, plates et larges comme des pièces de cinq francs. Un trou perforé au milieu restait noir en guise de prunelle; un morceau de bois pointu remplissait la cavité nasale; deux dents longues, menaçantes, avaient été fichées dans l'alvéole des canines; enfin des cordons en bourre de coco retenaient aux maxillaires de nombreuses touffes de cheveux disposés en barbe, et aux oreilles des plaques de bois ovales blanchies à la chaux. La mâchoire inférieure manquait. L'ironie poursuivait jusque dans la mort un ennemi vaincu. J'aurais voulu emporter cette singulière relique, mais il eût été difficile de la céler aux canaques le long du chemin, et ceux-ci se fussent peut-être choqués d'une violation par trop audacieuse de leurs tapus. Le major ayant d'ailleurs constaté qu'un indigène en avait fait les frais de sa personne, tout prétexte me fut ôté de composer avec mes scrupules, et je me décidai à remettre la relique en place. Je regrettai néanmoins d'autant plus ce trophée qu'il était le seul ornement curieux de cet autel, où l'on voyait cependant aussi quelques débris d'ossemens humains blanchis par l'air et une jatte contenant de la popoi calcinée par le temps, toutes choses qui ne témoignaient ni de la ferveur du culte pour ce lieu si vanté, ni de la présence assidue de ses desservans; aussi l'abandonnâmes-nous veuf de son prestige, pour rejoindre à travers le fourré le sentier qui nous avait conduits. Notre retour n'offrit aucun incident digne d'intérêt.

Daus la seconde semaine de mai, l'amiral fit en canot une excursion vers les côtes d'Hivaoa, la plus considérable des îles Marquises. Je l'accompagnai avec M. François de Paule et le commandant Halley, gouverneur de Vaïtahu. Nous traversâmes, sur une mer calme et comme figée, le canal large de trois milles environ qui sépare Hivaoa de Tahuata, et nous nous présentâmes à l'entrée des baies de la côte méridionale. Nous visitâmes successivement Toa,

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Toago et Hanahaha; ces baies ne sont, à vrai dire, que les bouches évasées de ravins qui aboutissent au rivage. On y débarque sur des galets, et l'on ne saurait y faire trente pas sans rencontrer une gorge étroite, véritable lit de torrent qu'il faut gravir sur un terrain tourmenté. Au cœur du jour, il y fait sombre, tant la végétation s'y montre active. L'arbre perce le roc, ses racines étreignent la pierre, fuient en tous sens, disparaissent et se montrent plus loin comme des couleuvres impuissantes à se cacher. Si l'on regarde derrière soi, on voit briller par les trouées du feuillage la mer qu'embrase un soleil dévorant. Dans une de ces étroites gorges, nous rencontrâmes quelques cases échelonnées. Deux hommes en étaient sortis, s'étaient approchés avec des démonstrations amicales et nous avaient conduits vers un charmant bocage où se trouvaient réunies quelques femmes d'aspect assez fantastique. Toutes étaient vertes comme le collier de feuilles qu'elles avaient au col. Je n'ai pas besoin de dire que leurs poses et les draperies de leurs manteaux blancs ou jaunes qui laissaient voir une épaule ronde, un sein correct et solide, un bras délicat, une main fine, pouvaient prendre place sur une toile sans coûter à un peintre les moindres frais d'imagination. Je ne me suis jamais imaginé les napées sous une autre forme. Nous les mîmes en joie en leur distribuant des verroteries, des colliers et des pendans d'oreilles. Quelqu'un leur ayant demandé les motifs de leur étrange teinture, elles nous apprirent que l'action de l'huile de coco mélangée de jus d'herbe était puissante sur la peau pour la blanchir et la rendre douce. Désirant figurer avec avantage au prochain koika (1), elles se livraient depuis huit jours à de constantes lotions de ce mélange.

Ces divers points de la côte sud n'offrent au reste aucun intérêt: ils sont rarement fréquentés. Quelques navigateurs, entre autres Roquefeuille, ont pourtant pu s'y procurer une certaine provision de bois de santal. Nous sortîmes du canal; notre canot longea toute la partie méridionale d'Hivaoa, et nous remontâmes la côte ouest, qui se dresse comme un mur sombre, dont la hauteur va- . rie entre dix et trente mètres. Les hauts sommets du centre de l'île se perdent dans les nuages, et l'on voit au flanc fauve des collines ondoyer des cascades comme un ruban lamé d'argent. Bientôt nous nous présentâmes à l'entrée d'une baie séparée en deux anses par un promontoire élevé, à l'extrémité duquel se dresse encore comme un phare une tour ronde à deux étages formée par la nature : celle de gauche, où nous débarquâmes, s'appelle Hanamanu. Un grand nombre d'hommes et de femmes nous attendaient sur le rivage et

(1) On nomme ainsi les fêtes du pays.

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