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nous restiez; mais Brighton est un joli séjour d'été....... Ah! je voudrais bien que Julia.....

Ici entrent deux dames très élégantes et très bavardes, intimes amies de mistress Erskine. Grands détails sur la maladie de Julia. Puis à la fin paraît James Erskine. Il a l'air fatigué, sa physionomie est soucieuse. Il salue les deux dames d'abord, puis miss Sandon. Quelle surprise de vous voir ici!... Je ne savais pas que vous dussiez venir à Londres.

Le cousin et la cousine se serrent la main. Pourtant la cousine est reléguée dans un coin à côté de mistress Erskine. La place naturellement dévolue au cousin est à l'autre bout du salon. La plus âgée des deux dames commence une longue histoire qu'elle adresse poliment à Georgy par manière d'entrée en relations; mais tout l'intérêt du récit est dans la connaissance qu'on peut avoir d'une célébrité de salons, Charles Seymour. Et Georgy entend parler ce jour-là pour la première fois de ce personnage fameux. Demander qui est Charles Seymour, ce serait se reconnaître en dehors de l'humanité. Autant s'informer du souverain qui règne en France. Enfin ces dames se lèvent pour partir. La plus jeune, que M. Erskine appelle familièrement « lady Kate (1),» accroche son mantelet aux panneaux d'un paravent, et on entend craquer la garniture. Grands hélas de la maman, dont « lady Kate » et M. Erskine se permettent de sourire. La jeune femme est cependant au fond plus préoccupée du mantelet déchiré que de M. Erskine et de l'empressement avec lequel il s'est élancé pour prévenir un accroc plus considérable. A peine lui accorda-t-elle un remerciement du bout des lèvres.

Les dames sont sur l'escalier; mistress Erskine les a reconduites. Le cousin et la cousine restent seuls un instant.

Est-ce que mistress Sandon est à Londres? demande M. Erskine, évidemment distrait. Il lorgne du coin de l'œil un journal étalé sur le guéridon. Sa mère venant à rentrer, il saisit à la dérobée la précieuse feuille, et se glisse hors du salon.

Ce pauvre James!... il travaille à se tuer, dit la mère.

Vous êtes vous-même bien occupée... et peut-être...

Oh! pour aujourd'hui je ne vous garderai pas, chère enfant. Je suis à bout de forces... Je ne suis vraiment bonne à rien. Elle venait d'écouter avec un vif intérêt l'historiette de Charles Seymour, et d'en rire à cœur joie avec ses amies.

- Il faudra revenir un autre matin... Vous me conterez tout ce qui vous intéresse. On va bien, j'espère, à Grainthorpe?

Quand Georgy a répondu affirmativement, et quand mistress Erskine s'est déclarée enchantée, la conversation s'arrête. Intimi

(1) Kate, abréviation de Katarina, Catherine.

dée, la jeune fille se lève. Elle éprouve un certain embarras à prendre congé. Cependant il est clair qu'elle n'a rien de mieux à faire. Elle est arrivée mal à propos.

-Adieu, murmure-t-elle.

Adieu, ma petite, adieu!... Rappelez-vous...

Un domestique entre et remet une lettre que mistress Erskine saisit avec empressement.

-Ah! il y a réponse, s'écrie-t-elle sans achever la phrase commencée.

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Et Georgy est déjà partie, quand, se ravisant un peu tard et songeant au voyage de Brighton: Oh! la petite reviendra certainement avant son départ! se dit l'excellente femme. Puis elle ne songea plus à cette visite, incident banal d'une matinée comme tant d'autres.

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Georgy a quitté la maison. Elle sait maintenant, elle ne le savait pas encore, la portée cruelle de ce mot déception. Elle comprend pour la première fois qu'au fil ténu de quelques bonnes paroles elle a suspendu sa vie entière; elle se sent faible, abandonnée, comme elle ne se doutait pas qu'elle pût l'être. Il lui avait semblé tout simple, tout naturel, de chercher l'indépendance au prix de la lutte. Elle s'aperçoit alors que le seul espoir de retrouver mistress Erskine et son fils l'a décidée à quitter Grainthorpe.

Elle traverse rapidement le square, puis elle revient sur ses pas, cherchant d'instinct un peu d'isolement, un peu de calme. Elle repart ensuite et marche longtemps. Arrivée dans le parc, auprès de Kensington-Gardens, elle s'y assied, écrasée par un profond sentiment de dégradation et de honte. Qu'allait-elle faire chez les Erskine? Qu'était-elle pour eux? Une simple connaissance. Ils l'ont reçue comme telle. Qu'avait-elle à espérer de mieux? Quel enfantillage de faire fonds sur quelques paroles bienveillantes! Et avec quelle ardeur, avec quel acharnement elle y avait étayé tout l'édifice de ses rêves! Quelle absurde confiance elles lui avaient inspirée, prises ainsi au pied de la lettre! On ne sait pas, quand on n'a pas traversé des heures d'amertume comme celles-ci, tout ce qui reste encore d'espérances cachées au fond de l'amour le plus gratuit, alors même que le cœur où il est né les désavoue et les repousse avec le plus d'énergie.

Deux heures entières passèrent ainsi sans que Georgy eût bougé de place. Quand elle s'aperçut qu'il fallait se lever et partir, elle était transie par un de ces vents froids et secs qui s'élèvent à la fin de certains jours d'été. Elle se demandait, avec une sorte de stupeur étonnée, pourquoi donc elle se sentait si malheureuse, et elle ne trouvait pas une réponse raisonnable à cette question, n'en étant pas encore à s'avouer que sa seule espérance, en venant à Londres,

était de le voir. Quand cette idée s'offrait à elle, les souffrances de sa pudeur révoltée rendaient sa misère intolérable. Il n'était guère possible qu'elle y résistât plus longtemps, si quelque aide ne lui venait.

Elle était lasse à mourir, elle avait faim. Il lui passait dans l'esprit toute sorte de visions étranges; elle rêvait de sombres et fraîches retraites où elle s'étendrait pour s'y endormir et ne se plus réveiller jamais. Elle sortit du parc, et s'arrêta machinalement devant la première boutique de pâtissier qui s'offrit à ses regards. Une fois entrée, elle s'aperçut qu'elle ne pourrait manger, et demanda un simple verre d'eau. Puis elle tira sa bourse; mais la marchande de gâteaux n'entendait pas qu'on lui payât un si léger service. « Si madame était fatiguée, elle pouvait bien s'asseoir... » Mais en même temps cette femme ouvrait de si grands yeux et les tenait si obstinément arrêtés sur Georgy, que la pauvre fille effarouchée se hâta de sortir. Une fois dans la rue, l'idée lui vint qu'il fallait absolument partir pour Brighton. Une nuit à l'hôtel ne lui laisserait plus de quoi payer le voyage. Elle ralentit le pas, et chercha l'adresse qui devait l'aider à retrouver dans Brighton miss Sparrow... L'adresse ne se trouva point. Elle l'avait laissée quelque part. Où donc? Chez les Erskine, au parc, chez le pâtissier? Où donc? Elle revint dans la boutique qu'elle venait de quitter. L'adresse ne s'y retrouva point. Il fallait donc retourner chez mistress Barker, et en ce cas, si allégée que fût sa bourse, il fallait prendre un cab, car sa fatigue, alors excessive, lui ôtait toute idée, toute volonté.

Les regards curieux de deux ou trois passans achevèrent de l'effaroucher. Une peur nerveuse s'empara d'elle, en songeant qu'elle pouvait rencontrer des gens d'Eastham qui la reconnaîtraient. Si elle se fût regardée dans une glace, elle n'aurait pas eu cette crainte. Une pâleur cadavéreuse, des lèvres plutôt bleues que livides, la déguisaient certes bien assez. Elle vit passer un fiacre et lui fit signe d'arrêter. Juste à ce moment une main se posa sur son épaule. Elle s'élançait en avant, cette main la retint sur place. Elle se figura que c'était son oncle ou un policeman chargé de l'arrêter. Épouvantée, elle tourna la tête... Ce n'était, Dieu merci, que M. Erskine. Pour l'amour de Dieu, miss Sandon, qu'avez-vous? Où allezvous? Que vous arrive-t-il?

Laissez-moi!.... Je n'ai besoin de rien.

Permettez-moi de vous conduire chez ma mère...

- Laissez-moi!... Je n'ai pas besoin de vous! s'écria-t-elle, le repoussant et s'appuyant ensuite à une grille pour se soutenir, car ses jambes se dérobaient sous elle.

Où voulez-vous que je vous mène?... Daignez accepter mes services... Où allez-vous?

- Je ne sais pas, répondit-elle, s'écartant toujours de lui et se cramponnant à la grille. Le cab était arrêté devant elle, mais elle ne songeait déjà plus qu'elle l'avait appelé.

Montez, je vous prie, reprit James Erskine... Vous me direz tout à loisir, quand vous serez plus tranquille, ce qui vous agite ainsi.

Elle ne lui répondait pas et continuait à le regarder avec une sorte d'effroi, comme si elle se sentait surprise en quelque délit. Ses perceptions intimes étaient dans un étrange désordre. En le voyant, elle n'avait eu qu'une idée : c'est qu'il l'avait oubliée et qu'elle s'était promis de ne plus le rencontrer jamais. Ne savait-il pas, tout le monde ne savait-t-il pas qu'elle l'adorait? On ne l'ignorait probablement pas à Grainthorpe. Elle s'était donc déshonorée aux yeux de tous et pour jamais. Et lui, l'objet de cet amour misérable, il en rougissait, il était irrité contre elle... Aussi, la tête inclinée, elle répétait machinalement, quand elle put parler : « Laissez-moi!... Je vais où je veux... je n'ai besoin de personne... je vous remercie... laissez-moi!... » Et déjà elle repartait; mais il lui tenait le bras, et ne souffrant pas qu'elle se dégageât encore: Montez dans cette voiture, miss Sandon; ... montez-y à l'instant même!... Si vous n'y prenez garde, nous allons être entourés de monde. Pour l'amour du ciel, montez!... Nous irons où il vous plaira; mais montez vite!

Georgy obéit à cet ordre formel, et seulement alors ses larmes jaillirent. Elle ne pleurait pas souvent, et, mème enfant, elle regardait comme au-dessous d'elle de laisser éclater au dehors ses petits chagrins. Aussi maintenant ses sanglots lui causaient-ils une sorte de terreur. Rejetée en arrière, cachant sa figure dans ses mains, faisant d'incroyables efforts pour étouffer ces sanglots révélateurs, il semblait que les convulsions dans lesquelles elle se débattait allaient la briser. M. Erskine, dans un indicible embarras, contempla d'abord quelques instans cette douleur inexplicable. Enfin, glissant doucement son bras autour de sa taille : Miss Sandon,... Georgy!... lui dit-il sur le ton de la prière la plus humble, calmezvous,... apaisez-vous!... Je me charge de vous... Pourquoi ce matin nous avez-vous quittés si vite?... Pourquoi n'êtes-vous pas restée chez ma mère?... Je suis là maintenant, j'aurai soin de vous...

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Georgy, quand elle eut senti cette douce étreinte et entendu ces consolantes paroles, se calma effectivement tout à coup, et par une bonne raison: c'est qu'elle venait de perdre connaissance.

E.-D. FORGues.

(La deuxième partie au prochain n°.)

LA

REINE-BLANCHE

AUX ILES MARQUISES

SOUVENIRS ET PAYSAGES DE L'OCÉANIE.

I.

L'ARRIVÉE ET L'INSTALLATION.

Dans les derniers jours du mois de mars 1842, la frégate la Reine-Blanche, l'aile ouverte aux brises alizées, quittait Valparaiso et se dirigeait vers le couchant. Elle avait à son bord un brave amiral que ses goûts et ses antécédens préparaient à toutes les entreprises glorieuses, deux capitaines de frégate, une compagnie supplémentaire de marins, le matériel et les ustensiles indispensables à un corps de troupes destiné à tenir campagne. L'intention d'occuper un pays était donc manifeste. Quel était ce pays? C'est ce que nous ignorions encore en perdant de vue les côtes du Chili, bien que nos conjectures ne se fussent point égarées. Un soir enfin, trois jours après le départ, le tambour rassembla sur le pont le nom-. breux personnel de la frégate, et la lecture d'un ordre du jour confirma nos suppositions: nous allions planter le drapeau de la France sur les îles Marquises de Mendoça.

Un vif intérêt s'attachait alors aux tentatives d'un gouvernement libéral pour créer dans ces contrées lointaines des points d'appui à

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