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Non, monsieur Théodore, répondit-il, ne vous flattez pas de cela! Voilà vingt-neuf ans passés que je suis au service de monsieur; je le connais bien, et je sais ce qui fait qu'il n'aura pas l'idée de paraître ce soir ses perruques sont toutes rongées des vers, ses essences et ses pommades ont ranci; il n'a que des habits fripés et passés de mode. Jamais il ne consentira à se montrer ainsi, mal vêtu, sans toupet, les joues creuses, la taille épaisse, le pied large et mal chaussé, tel enfin qu'il est aujourd'hui; non, il ne paraîtra pas, soyez-en certain!

Lorsqu'on vit les ouvriers décorer en toute hâte la façade de l'hôtel Fauberton, il y eut comme une révolution dans la ville d'O...; cette grande nouvelle se répandit en un quart d'heure jusque dans les faubourgs, et quand vint le soir, toute la population accourut sur la grande place. La haute société d'O... s'était installée au balcon de l'hôtel de ville, lequel faisait face à l'hôtel Fauberton, et la famille Chapusot avait glorieusement pris place au premier rang. Une lueur d'espoir réjouissait tous les cœurs. On se demandait si l'oncle César n'allait pas, dès le lendemain, rouvrir ses salons et convier, comme autrefois, ses administrés à un bal magnifique.

Nous le verrons encore danser la trénitz! s'écria M. Chapusot d'un ton prophétique.

-Eh! eh! il a soixante-huit ans, observa Me Chardacier.

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Qu'importe? dit Mme Chapusot; c'est un Hercule, un Samson, un homme taillé pour vivre cent ans!

- Quel bonheur si nous dansions encore une fois chez lui le quadrille des naïades! s'écria Mme Beaumoulin.

Quel bonheur! répétèrent les trois demoiselles Chapusot.

Il redeviendrait M. le maire, ajouta Mme Beaumoulin de sa voix enfantine.

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— J'en pleurerais de joie! dit Mme Chapusot avec attendrissement. Voilà Cascarel qui fait mettre encore quatre lampions derrière le transparent! s'écria la plus jeune des demoiselles Chapusot en se levant pour mieux voir. Mon Dieu, que c'est beau!...

Un murmure d'admiration s'éleva parmi la foule, et l'on applaudit au balcon de la mairie : un chiffre en lettres de feu venait d'apparaître au fronton de l'hôtel, le chiffre de César Fauberton, et l'illumination brillait avec une intensité qui faisait pâlir les trente lampions de la municipalité.

Vers neuf heures, la famille Signoret sortit pour descendre sur la place. Scipion Signoret donnait le bras à Camille; la tante Dorothée suivait avec la fillette de quatorze ans, qui était déjà plus belle que sa grande sœur. Comme d'habitude, Mme Signoret gardait le logis avec Suzette. En arrivant au bas de la ruelle, M. Signoret

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s'arrêta et dit à la tante Dorothée : Quelle foule! Tenez-vous tranquille ici; je vais voir un peu...

Un moment après, il revint en s'écriant: C'est magnifique!... La ville et les faubourgs sont là... Le bruit court qu'à minuit on doit tirer des pièces d'artifice sur le balcon de l'hôtel... On parle aussi d'un tonneau de vin pour faire boire le peuple... A présent écoutez-moi bien : vous allez m'attendre ici sans vous éloigner d'un seul pas; je vais essayer de traverser la place pour aller chercher mon gendre le capitaine adjudant-major, qui doit être au café des Trois-Sultanes; il viendra donner le bras à la tante Dorothée et à Herminie; moi, je me chargerai de Camille, et nous parviendrons ainsi à fendre ce flot de peuple et à gagner l'hôtel de ville.

- Nous risquons de passer la soirée ici, dit la tante Dorothée en s'asseyant philosophiquement sur une borne. La jeune Herminie s'appuya d'une main à la muraille, en se haussant sur la pointe des pieds pour tâcher de voir ce qui se passait sur la grande place, et Camille resta debout au milieu de la ruelle, les mains croisées sur son mantelet noir, dans l'attitude d'un beau portrait de Velasquez. Quoique ses traits eussent perdu quelque chose de leur délicatesse juvénile, elle était encore d'une grande beauté; sa taille, moins déliée, avait plus d'élégance; une grâce plus séduisante était répandue sur toute sa personne. En ce moment, un reflet de l'illumination éclairait en plein son charmant visage, inondé de chaque côté par les flots de cheveux blonds qui s'échappaient d'un petit chapeau bleu rejeté en arrière, et par momens une lueur plus vive, la frappant tout entière, faisait ressortir sur le fond obscur de la ruelle cette éblouissante figure. Tandis que Camille était là immobile et jetant les yeux autour d'elle avec une vague curiosité, deux hommes la regardaient furtivement, l'un épiant de loin le moment de lui glisser dans la main un billet de quatre pages, l'autre si près d'elle, qu'il pouvait entendre ses paroles. Elle se doutait bien que Théodore était là, caché parmi la foule; mais elle ne soupçonnait pas l'oncle César, accoudé sur sa fenêtre, la contemplait à travers les persiennes.

que

Après un quart d'heure d'attente, la tante Dorothée s'écria: Quand je disais que nous passerions la soirée ici! Heureusement il fait beau... N'êtes-vous point trop fatiguées de rester ainsi debout, mes chères petites?

-Non, ma marraine, répondit Camille.

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Nous pouvons bien attendre encore un peu, s'écria Herminie, qui était parvenue à s'installer sur une pierre vacillante et à se hausser ainsi de deux pouces. Un instant après, elle ajouta : Je vois M. Théodore qui vient de ce côté.

En effet, il se rapprochait en traversant à grand' peine les groupes qui se promettaient de stationner devant l'hôtel Fauberton jusqu'à ce que le dernier lampion s'éteignît. Lorsqu'il eut atteint la ruelle, il s'arrêta pour saluer la tante Dorothée, laquelle lui dit familièreMonsieur, je vous donne le bonsoir. Où donc allez-vous

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ment :
de ce pas?

Nulle part, répondit-il; je me promène... Et vous-même, mademoiselle? Vous voilà bien attardée, ce me semble.

Il se tourna ensuite vers Camille, et après avoir glissé très adroitement une lettre dans les plis de son mantelet, il resta debout auprès d'elle sans lui parler, mais en la regardant d'un air passionné. Elle lui adressa un sourire mélancolique et mit une main sur son cœur, comme pour lui faire comprendre que son image était toujours là. Pendant cette scène muette, la persienne s'entr'ouvrit, et un son inarticulé, quelque chose qui ressemblait à un ricanement et à un soupir se fit entendre. Les deux amans tressaillirent en relevant la tête.

Eh! eh! fit la tante Dorothée sans se troubler, c'est l'oncle César qui est là.

Presque au même instant Herminie se retourna et dit précipitamment Voici papa, voici papa qui revient.

:

Théodore s'éloigna aussitôt et disparut au fond de la ruelle.

Le capitaine adjudant-major ne se trouvait pas au café, dit le bonhomme Signoret en arrivant tout essoufflé; il est allé chercher sa femme pour la mener à l'hôtel de ville; je lui ai fait dire de venir ensuite ici: il faut l'attendre.

-La soirée est fraîche, et il se fait tard, observa la tante Dorothée. Qu'importe? s'écria l'employé municipal; toutes ces dames sont sur le balcon en grande toilette. C'est un coup d'œil magnifique.

Peut-être il n'y aura pas place pour nous? reprit la vieille fille en insistant.

Qu'est-ce à dire, pas de place! interrompit Scipion Signoret: tout l'état-major du régiment est là, et messieurs les officiers se hâteront de céder leurs chaises. Camille a son chapeau neuf, Herminie est très proprement mise aussi; je veux qu'on les voie ce soir parmi la bonne société, en compagnie des demoiselles Chapusot; cela nous fera honneur.

Nous pourrions attendre un peu plus loin, dit Camille en tournant les yeux vers la persienne encore entr'ouverte.

Viens, mon enfant, lui dit la tante Dorothée en l'emmenant au coin de la ruelle; tu as eu peur, tu es encore toute pâle.

Il n'y avait pas un quart d'heure qu'elles étaient là lorsque la persienne s'ouvrit violemment, et que Cascarel parut à la fenêtre en

criant, tout éperdu:

Au secours! au secours!... monsieur va mourir !... monsieur est mort!...

- Ah! ma marraine! fit Camille en levant les bras au ciel avec un mouvement de joie involontaire.

- Prions Dieu pour cette pauvre âme! répondit la vieille fille en joignant les mains.

Dix minutes plus tard, la nouvelle de cet événement circulait dans toute la ville. Théodore l'apprit dans la rue par une bonne femme, qui s'écria en le voyant : - Allez vite chez vous, monsieur Théodore! Le bruit court que votre oncle se meurt!

Déjà le grand salon était rempli de monde; toute la société réunie sur le balcon de l'hôtel de ville était accourue. C'étaient à peu près les mêmes personnes que César Fauberton conviait jadis à ses fêtes, et qui certes ne s'attendaient guère à se rassembler ainsi chez lui une dernière fois. Les deux bougies allumées sur la cheminée éclairaient à peine cette vaste pièce, autrefois illuminée a giorno, et la réunion avait un aspect lugubre. Les dames jetaient des soupirs et prenaient des attitudes consternées; les hommes parlaient déjà de la succession et des dispositions testamentaires. Mme Chapusot, le mouchoir à la main, allait d'un groupe à l'autre en disant: -Tout espoir n'est pas absolument perdu... Il respire encore... On va lui faire une saignée... Ah! le cœur m'a manqué en entrant làdedans!... C'est un spectacle bien douloureux!

- Il n'a pas repris connaissance; à son âge, on ne revient pas de si loin! murmura le percepteur.

Quelle perte! s'écrièrent en chœur les demoiselles Chapusot. -Tant qu'il respire, tout n'est pas fini, dit Mme Chapusot avec énergie, comme si l'espoir qui l'animait avait pu faire reculer la mort; César Fauberton est d'un âge à vivre encore longtemps. Le docteur Gorgelaine, qui vient d'arriver, sa canne et son chapeau sous le bras, comme un jeune homme, a pour le moins dix ans de plus que lui, c'est un fait certain.

Théodore entra tout éperdu et en s'écriant: Mon onclę! mon pauvre oncle!

On l'entoura aussitôt. - Allons, allons, du courage! lui dit M. Chapusot en lui prenant les mains.

L'oncle César était là, couché sur son lit, les traits immobiles et les yeux éteints. Son crâne luisant avait la blancheur de la cire; un flot de barbe grise cachait le bas de son visage et tombait sur sa large poitrine.

-Oh! Dieu qu'il est changé! murmura Théodore, osant à peine le regarder.

Le docteur Gorgelaine vint à lui. C'était un petit vieillard sec, à la parole tranchante, au geste tranquillement impérieux.

- Votre oncle respire encore, dit-il à Théodore; mais il n'y a aucun espoir de le sauver. C'est une attaque d'apoplexie qui l'a pour ainsi dire foudroyé.

Ne le quittez pas avant que tout soit fini, je vous en supplie! s'écria Théodore en s'appuyant sur Cascarel, qui, tout bouleversé et pleurant aussi, le fit asseoir à l'écart.

Oui, oui, je reste, lui répondit le docteur Gorgelaine; je vais vous rendre le même service que je rendis à César Fauberton, lorsqu'il perdit son oncle le colonel il y a aujourd'hui plus de trentecinq ans. Nous veillâmes toute la nuit avec son notaire, Me Signoret, un digne homme, exerçant consciencieusement son état, qui, dès que le colonel eut rendu le dernier soupir, ouvrit le testament afin de voir si le défunt avait fait des dispositions pour ses funérailles. Est-ce que Me Chardacier est ici?

-Je ne sais pas, répondit Théodore en tournant involontairement les yeux vers le salon. Les meilleures natures ne sont pas exemptes de ces mouvemens égoïstes, et Théodore eut comme un éblouissement lorsqu'il lui vint tout à coup à l'esprit qu'il allait être riche, maître de lui-même, libre enfin, libre d'épouser Camille; mais cette impression passa aussitôt, et ce fut d'un cœur sincèrement affligé qu'il dit à Cascarel : — J'étais bien loin de m'attendre au malheur qui nous arrive!...

- Qui pouvait le prévoir? s'écria le pauvre garçon; à neuf heures, je laisse monsieur tout guilleret, les coudes appuyés sur la fenêtre et regardant dans la ruelle; à neuf heures et demie, je reviens, et je le trouve renversé sur son fauteuil, les bras pendans, le visage décomposé. A cette vue, je me suis effrayé et j'ai crié au se

cours.

- Quand tu l'as quitté, il est resté derrière la persienne; j'étais dans la ruelle, et je l'ai entendu, dit Théodore en se souvenant de l'espèce de cri désespéré, furieux, qui avait effrayé Camille..... Il a eu un moment de colère terrible...

- Oui, je le crois, dit Cascarel, frappé de ces paroles. J'ai trouvé sur la fenêtre son foulard tout froissé et déchiqueté, et il a du sang sur sa poitrine, comme s'il y avait enfoncé ses ongles.

Qu'est-ce donc qui a pu le jeter dans un état si violent? murmura Théodore. Il a eu sans doute un accès de démence, un transport au cerveau, qui est la cause de sa mort.

De moment en moment, on venait du salon demander des nouvelles. Quelques personnes pénétraient dans la chambre, adressaient leurs consolations banales à Théodore, et se retiraient après avoir jeté un coup d'œil sur le moribond. Deux ou trois vieilles dames s'arrêtèrent près du lit et versèrent des larmes. L'une d'elles entra dans le boudoir et considéra un instant le bonheur-du-jour,

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