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bablement le bonhomme Signoret : c'est ainsi qu'on devrait toujours procéder.

Je suis tout à fait de cet avis, dit la tante Dorothée en regardant involontairement Théodore.

- Il y a parfois des considérations qui empêchent longtemps les amoureux de se déclarer, répondit-il d'un ton grave.

— Mais je ne vois pas, répliqua froidement la tante Dorothée; des considérations de fortune, de position? C'est bientôt vu, bientôt calculé. Et d'ailleurs est-ce qu'on calcule tout quand on aime? - Vous êtes romanesque, ma chère demoiselle! fit Mme Chapusot d'un ton railleur.

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Ces idées-là ne sont pas de notre époque, ajouta étourdiment M. Chapusot; aujourd'hui on ne se marie plus que par intérêt.

Mes gendres ont prouvé le contraire, répliqua d'un air glorieux l'employé municipal; ils n'ont pas touché la moindre dot, et pourtant Brindorge me disait l'autre jour : « Je suis le plus fortuné des hommes; vous m'avez donné un trésor! >>

Ma Beaumoulin se pencha à l'oreille de sa femme avec l'intention de lui dire « Moi aussi, je possède un trésor! » mais il n'eut pas le courage de proférer une telle énormité, et il se contenta de murmurer tendrement : Tout n'est-il pas pour le mieux quand l'inclination et l'intérêt sont d'accord?

Pendant ce colloque, Théodore avait si habilement manœuvré qu'il était parvenu à s'asseoir près de Camille.

-Mile Dorothée a raison, lui dit-il à demi-voix; quand on aime bien, on ne devrait pas sacrifier son bonheur à des considérations de fortune, de position...

- C'est aussi mon avis, répondit-elle en soupirant et en arrêtant sur lui un regard si languissant, si plein de passion et de souffrance, qu'il en tressaillit jusqu'au fond du cœur.

La tante Dorothée avait discrètement détourné la tête pour laisser à ces pauvres amoureux l'occasion de se parler un moment; mais Me Chapusot, après l'avoir avertie par un signe qu'elle ne voulut pas comprendre, lui dit à voix basse: Voilà votre filleule en conversation avec M. Théodore.

— Je le vois bien, répondit-elle tranquillement; mais qu'est-ce que cela fait, puisqu'il l'épousera!...

- Tôt ou tard!... interrompit Mme Chapusot avec un petit éclat de rire; l'oncle César peut vivre encore vingt ans!

Il y a bien des demoiselles qui volontiers prendraient patience aussi longtemps! répliqua la tante Dorothée en regardant les demoiselles Chapusot.

Le même jour, en rentrant chez lui, Théodore vint trouver Mar

celle dans la chambre où elle se tenait du matin au soir, un travail de couture à la main.

Mon enfant, lui dit-il sans préambule, j'ai l'intention de me marier bientôt.

-Ah!... fit-elle en laissant tomber son ouvrage.

Je sais bien qu'il y a de grandes difficultés, poursuivit-il en soupirant. J'ai à peine de quoi vivre, et je risque de perdre la fortune que je dois avoir un jour, car je ne peux demander son consentement à mon oncle, et il ne me pardonnerait pas de m'en être passé; mais on peut obvier à tout cela: Me Chardacier ne me refusera pas ce qu'il m'offrait encore dernièrement, quelques avances sur les huit ou neuf cent mille francs que je dois posséder un jour. D'un autre côté, il est à peu près certain que mon oncle ignorera toujours mon mariage... Hélas! il ignore encore que ma pauvre

mère est morte!...

A ce souvenir, Théodore s'attendrit subitement, et les larmes lui vinrent aux yeux. Alors Marcelle éclata en sanglots, et, joignant les mains, elle s'écria: Ah! monsieur Théodore, vous ne pouvez pas vous marier,... non, attendez encore,... c'est la volonté de votre mère...

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Et tout de suite elle lui révéla les dernières recommandations de Mme Hermance.

- Pourquoi ne m'avais-tu rien dit de cela? s'écria Théodore avec une sorte d'emportement.

Parce que je croyais que c'était inutile, répondit-elle, parce qu'il me semblait que de vous-même vous deviez vous faire une raison et prendre patience...

Si je souffrais seul, j'aurais plus de résignation, dit-il tristement; mais Camille se consume dans cette cruelle attente... Si tu voyais son beau visage pâli, son air languissant... Aujourd'hui je ne pouvais la regarder sans un frémissement d'inquiétude... Elle m'aime, Marcelle, et vois-tu, elle pourrait en mourir...

-Oh! n'ayez peur! s'écria la pauvre fille avec un accent profond, n'ayez peur! On ne meurt pas d'amour ni de chagrin.

C'est une bien triste situation que la mienne! reprit Théodore après un silence; ma pauvre mère avait raison lorsqu'elle voulait faire de moi un homme capable de gagner son pain et celui de sa famille. Si j'avais maintenant une profession, je pourrais épouser Camille... Écoutez, lui dit vivement Marcelle, il dépend encore de vous d'avoir un état; si vous le voulez, nous irons dans une ville où vous puissiez étudier en droit. C'était l'idée de madame, vous le savez. Dans trois ans, vous seriez reçu avocat, et vous ne dépendriez plus que de votre travail : dites, le voulez-vous? le voulez-vous?

Il faudrait m'éloigner d'elle! répondit Théodore en baissant la tête sur ses mains avec un geste de découragement et de refus.

- Pauvre âme tourmentée! murmura Marcelle, saisie d'une généreuse pitié. Ah! si je pouvais les faire vivre par mon travail, je voudrais qu'ils se mariassent demain !

L'excellente fille ne disait pas à Théodore que depuis qu'il avait perdu sa mère, elle pourvoyait à tout par des miracles d'économie, en se contentant pour elle-même de pain sec et d'eau claire. Du fond de sa retraite l'oncle César régnait tacitement dans sa maison; il tenait de plus en plus serrés les cordons de la bourse, et souvent Cascarel s'écriait en gémissant: Monsieur est devenu avare, lui qui était si généreux autrefois! il me donne tout juste l'argent nécessaire pour son ordinaire, et l'on dirait qu'il s'applique à nous faire maigrir tous. Sans la petite part que j'ai soin de prélever sur son dîner, M. Théodore serait souvent réduit à la soupe maigre et à la salade de légumes.

VIII.

Depuis longtemps, l'ancien maire de la ville d'O..... n'excitait plus ni curiosité ni sympathie: ses commensaux d'autrefois passaient sous les fenêtres de sa chambre sans lever les yeux; lorsque Cascarel paraissait sur la place, personne ne songeait à lui demander des nouvelles de son maître. Cet homme aimable, irrésistible, était passé de son vivant à l'état de loup-garou, de fantôme, et les enfans avaient peur le soir, lorsque leur mère les menaçait, disant: -Sois sage! voici l'oncle César! - Toutefois, si quelque vieille dame rencontrait par hasard le fidèle serviteur, elle ne manquait pas de lui dire d'un air de commisération discrète : - Eh bien! Cascarel, comment va ton pauvre maître?

- Toujours le même, répondait Cascarel. L'appétit se soutient, le sommeil est bon; mais monsieur s'ennuie un peu, surtout le soir; il lui arrive assez souvent de s'endormir, tandis que je lui lis la gazette. Si nous avions le bonheur que cette question d'Orient revint sur l'eau! ça le distrairait un peu.

Ce dernier vœu fut exaucé; quelques mois plus tard, la guerre de Crimée commença. Lorsque les premières nouvelles arrivèrent, Cascarel dit à Théodore : Voilà monsieur bien content; hier il a veillé jusqu'à minuit, je lui ai lu tous les bulletins. Il n'est plus si porté pour les Turcs, parce que le sultan ne va pas en personne se mettre à la tête de son armée. Quant à ce pacha d'Égypte, qui était sa bête noire, il n'en parle plus du tout. Je pense qu'il est mort. - Ainsi mon oncle prend un grand intérêt à cette guerre, il veut savoir toutes les nouvelles? demanda Théodore.

- Il ne parle d'autre chose; du matin au soir, il raisonne à perte de vue sur le passage du Pruth, sur l'empereur de Russie, sur le roi Othon, sur... que sais-je encore?

- Et de ses anciens amis, de moi, de ce qui se passe autour de lui, jamais un mot?

Jamais, jamais. Une fois je pris sur moi de lui parler de ce petit journal que faisait M. Chapusot et qui est tombé tout de suite, vous savez, la Trompette Gauloise? Il ne me répondit pas. Alors je me hasardai à lui dire : Peut-être monsieur voudra-t-il s'abonner pour se tenir au courant des nouvelles de notre ville?... - Pas le moins du monde, s'écria-t-il en colère; ne me dis plus un seul mot de cela. Je me soucie de ce qui arrive dans la ville d'O... comme de ce qui se passe dans la lune!

Théodore menait toujours la vie monotone et troublée d'un homme absorbé par une passion unique. Cet amour que les obstacles irritaient jusqu'au délire le jetait dans des alternatives continuelles d'exaltation et d'abattement. Lorsque, après avoir rôdé du matin au soir aux alentours de la placette du Foin-Vert, il parvenait à apercevoir Camille, son cœur était transporté de joie, et il rentrait chez lui en bénissant le sort; mais la plupart du temps il aurait pu dire, comme je ne sais quel poète :

.....

L'espoir de la chercher le soir

Fut souvent le bonheur de toute ma journée.

La haute société d'O... se préoccupait fort de ces amans. On avait fait des paris sur l'époque de leur mariage; les demoiselles citaient volontiers un si bel exemple de fidélité, et les dames d'un àge respectable s'étonnaient toujours de plus en plus qu'un homme du sang des Fauberton fût capable d'une telle constance. Un soir qu'il y avait réunion chez le premier adjoint, Mme Chapusot raisonna à fond sur l'apparition de Camille dans le monde, sur la situation particulière de Théodore, et résuma ainsi l'histoire de leurs amours: - Voici tantôt neuf ans que cette amourette dure; pendant la première année, ils ont maigri tous les deux, ensuite Camille a été longtemps blême et languissante; à présent, c'est elle qui prend de l'embonpoint, et c'est Théodore qui fond à vue d'œil. Voici ce que j'en conclus : ils ont commencé par ressentir une passion égale; au bout d'un certain temps, c'est elle qui aimait avec le plus de violence; maintenant c'est lui que l'amour consume seul : rien de plus clair que cela.

Précisément à cette époque il y eut encore un mariage dans la famille Signoret. Cette fois, Scipion Signoret faillit en perdre la tête d'orgueil et de contentement: ce fut un adjudant-major, en garnison à O..., qui épousa sa quatrième fille, la petite Aline, comme on

l'appelait encore, quoiqu'elle eût seize ans. Après cette alliance, l'employé municipal se promenait chaque jour sur la grande place pour avoir le plaisir de dire à tous venans : J'attends ici mon gendre le capitaine adjudant-major. Il m'a donné rendez-vous devant le café pour que nous allions faire ensemble le tour des remparts. Voilà un homme qui mène les choses tambour battant! Le dimanche, à la messe du régiment, où nous étions allés par hasard, il voit notre petite Aline; le mardi, il vient me la demander en mariage, et dix jours après il l'épouse à la mairie et à l'église. C'est faire mieux encore que mon gendre Brindorge et mon gendre l'inspecteur des douanes, qui ont lambiné une quinzaine de jours!

Ces propos et cette jactance exaspérèrent M. Chapusot à ce point que, lorsqu'il apercevait de loin le bonhomme Signoret, il faisait un détour, afin de ne pas le rencontrer.

Après le mariage d'Aline, il ne resta plus dans la maison des Signoret que l'aînée et la plus jeune des cinq sœurs. Celle-ci, qu'on appelait Alphonsine, était une fillette de quatorze ans, déjà belle à miracle. Mme Signoret s'inquiétait en songeant que cette enfant se marierait peut-être, comme ses trois aînées, bien avant d'avoir atteint sa majorité, et que probablement Camille attendrait encore plusieurs années. Lorsqu'elle faisait part de ses prévisions à la tante Dorothée, la bonne demoiselle lui disait sensément : Eh bien! tant pis! ma filleule n'est pas la première qui ne peut mettre sur son acte de mariage ce beau titre de fille mineure! Qu'est-ce que cela fait d'ailleurs, puisque la chose ne peut nuire à son établissement!

Camille était blessée lorsqu'on lui laissait voir cette espèce de commisération, et elle répondait fièrement : - Je ne me plains pas de mon sort! — Pourtant elle avait des momens d'amère tristesse; elle pleurait en secret, et elle en était venue à avoir peur de mourir avant l'oncle César, avant de s'être vue enfin riche et honorée, avant d'avoir été dame et maîtresse dans l'hôtel Fauberton.

Un matin, Cascarel entra dans la chambre de Théodore tout essoufflé et en levant les mains au ciel. - Il y a du nouveau! s'écriat-il; tantôt, en s'éveillant, monsieur a entendu qu'on publiait sous ses fenêtres la prise de Sébastopol. Aussitôt il s'est mis sur son séant et il a crié, en jetant son bonnet de nuit en l'air : « Vive l'armée française!... Cascarel, va-t'en commander pour cinq cents francs de pots à feu et de lampions. Je veux que ce soir l'hôtel soit illuminé jusque sur les toits, et qu'il y ait un beau transparent au milieu de la façade! >>

- Ceci est peut-être un retour vers le monde, dit Théodore avec émotion; s'il allait venir ce soir dans le grand salon!...

Cascarel secoua la tête.

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