Page images
PDF
EPUB

GEORGY SANDON

HISTOIRE D'UN AMOUR PERDU

PREMIÈRE PARTIE.'

I.

Le vocabulaire anglais trahit maintenant des tendances de plus en plus aristocratiques. On décore du nom de parc, du nom de château, de simples villas plantées au fond de quelque prairie, et où conduit quelque avenue d'arbres nains, rappelant par leur proportions exiguës cet art chinois qui consiste à mettre en pot des chènes

(1) Un Amour perdu (A lost Love), tel est le titre d'un petit livre signé du nom jusqu'à ce jour inconnu, du pseudonyme peut-être, d'Ashford Owen, et qui, lancé sans bruit dans le public anglais, n'a point trop tardé à faire son chemin tout seul, un peu à la manière de Jane Eyre et en vertu de mérites analogues. Nous aimons ces lentes consécrations; elles sont à nos yeux le plus incontestable signe, la garantie la plus certaine de cette vitalité énergique et résistante qui n'appartient qu'à un bien petit nombre d'ouvrages adoptés par les gens de goût. Voilà pourquoi nous avons cru devoir essayer pour le livre d'Ashford Owen une tentative analogue à celles qui ont fait connaître aux lecteurs de la Revue deux autres ouvrages du même genre, Stuart de Dunleath et ThorneyHall. L'épigraphe du volume anglais est une simple phrase tirée des Lettres d'un Voyageur: - C'est bien à l'amour qu'il en faut venir à toute époque, en toutes circonstances, en tout pays, lorsqu'on veut chercher à comprendre pourquoi l'on vit sans le demander à Dieu. Ces quelques lignes résument bien tout le livre, qui dans ses moindres détails trahit la délicatesse et la sensibilité d'une âme féminine. Comme dans le chef-d'œuvre de Currer Bell, il n'y a ici qu'une donnée très simple: une figure, un caractère, une passion; mais cette figure, cette passion sont étudiées sur nature. Le portrait est achevé, tellement achevé même, qu'on est amené à se demander si le peintre et le modèle ne sont pas en définitive un seul personnage, et si la fiction prétendue n'est pas une forme de fantaisie déguisant des souvenirs qui palpitent encore au fond d'un cœur désolé.

microscopiques, des ormes hauts de six pouces. Grainthorpe-Park était une habitation de ce genre. Le pré planté qui formait à lui seul tout le domaine seigneurial était séparé par une grille en fer de quelques plates-bandes régulièrement alignées sous les fenêtres de la maison. Dans ce parterre, assez mal entretenu, les bordures de buis prenaient seules un développement dont l'ampleur luxuriante encombrait un peu les allées étroites et pauvrement sablées. Quelques liéges, quelques bouleaux, s'éparpillaient sur la prairie, où seuls ils projetaient une ombre rare. La maison, cube régulier de maçonnerie dont les briques vieillies avaient noirci sous l'action des brises de mer, attristait un paysage déjà triste, dont le seul côté tant soit peu pittoresque consiste en quelques échappées de mer entrevues dans l'intervalle de ces dunes sablonneuses que les flots et les vents bouleversent d'année en année, sans jamais déplacer la ligne des digues qu'elles opposent à l'Océan. Des quatre grandes fenêtres carrées qui s'ouvrent dans la façade de Grainthorpe, le regard n'embrasse que quelques champs à surface plate, une fosse à charbon, largement béante, et les massifs en ligne droite de deux plantations voisines.

C'est derrière une de ces fenêtres, par une journée d'automne humide et grise, qu'il faut vous représenter une jeune fille modestement vêtue, d'une beauté plus modeste encore, un peu maigre, quoique fortement constituée, blonde et blanche, avec des yeux gris réputés assez expressifs, la bouche un peu forte, le galbe un peu massif, en somme cependant une de ces personnes dont quelques-uns disent : « Elle est jolie, » et un plus grand nombre : « Elle est agréable. » Elle a travaillé là depuis le déjeuner, assidue et comme engourdie. Elle y a travaillé ce jour-là, tantôt à sa broderie, tantôt à son piano, comme la veille, comme l'avant-veille, comme tous les jours. Maintenant que l'ombre se fait, elle ne travaille plus, elle attend. Elle attend un bruit de roues sur le sable. A ce bruit, elle va se lever machinalement, descendra sur le perron, et saluera l'arrivée du même personnage, invariablement ramené par le cours des heures, — un petit vieillard grisonnant, ébouriffé, vif encore, et à qui ses allures un peu brusques donnent un semblant de jeunesse. Il arrive d'Eastham, la cité manufacturière, située à trois milles de Grainthorpe-Park. Ses affaires l'y appellent tous les matins; tous les soirs il rentre au foyer. Tous les jours, sa nièce descend à sa rencontre, et, faute de formules plus variées, lui demande « ce qu'il y a de nouveau. » Tous les jours aussi ou presque tous les jours, elle obtient pour réponse quelque ironique allusion à l'insatiable curiosité des femmes. Dieu sait cependant si Georgy Sandon est curieuse de ce que son oncle peut avoir à lui raconter! N'importe, elle sourit, et passe condamnation pour tout son sexe.

Ce jour-là pourtant, l'oncle rapportait une lettre à sa nièce. Celleci jeta un coup d'œil sur l'adresse, et reconnut parfaitement l'écriture. Aucune rougeur ne vint animer ses joues, aucune émotion ne fit palpiter son cœur. Et cependant c'était une « lettre d'amour » qui venait de lui être remise. L'écriture était celle de son fiancé, et en la mettant dans ses mains l'oncle avait dit: - Voici de ses nouvelles, miss Georgy. J'en ai reçu, moi aussi. Vous ne verrez pas de si tôt le pauvre garçon...

Miss Sandon monta chez elle, décacheta la lettre, et la lut tranquillement d'un bout à l'autre, étonnée et presque choquée de se sentir si peu émue. Pour ne pas la perdre tout d'abord dans l'esprit de quiconque lira ceci, nous lui devons le bénéfice des explications qu'elle aurait pu se donner à elle-même.

Orpheline, elle avait à peine gardé quelque vague souvenir de son père et de sa mère. Élevée d'abord chez son aïeule, la mort de cette parente et le mariage de sa sœur aînée la firent passer sous la tutelle de son oncle. Elle avait alors quinze ans, et cinq années s'étaient écoulées depuis le jour de son installation à Grainthorpe. M. Sandon n'avait manqué à aucun des devoirs essentiels que lui imposait la responsabilité quasi-paternelle qu'il avait assumée. Il avait établi entre sa femme et sa nièce des rapports convenables, et obtenu pour sa pupille les égards, les dehors affectueux auxquels elle avait droit sous le toit de parens si proches. Le petit capital qu'elle avait hérité de sa mère, car son père, fils aîné d'un pauvre country gentleman, était mort insolvable, géré par cet oncle modèle, était maintenant englobé, par suite de transactions assez obscures, dans une vaste entreprise de charbonnages d'où il était impossible de le retirer, et où il eût été difficile de dire ce qu'il deviendrait.

En ces circonstances, Georgy n'était point un parti brillant. A dixneuf ans, elle n'en fut pas moins demandée en mariage par le capitaine Anstruther, ce même fiancé dont nous l'avons vue recevoir une tendre missive, et d'après l'avis de son oncle et de sa tante, ses conseillers naturels, Georgy accepta l'offre honorable qui lui était faite. Elle l'accepta, n'ayant aucune objection à élever, sans entraînement, sans répugnance, avec une sorte de surprise que sa destinée s'accomplit si vite et à si peu de frais. Elle voyait le capitaine depuis un an, et jamais un mot de lui ne l'avait avertie du dessein qu'il formait et mûrissait lentement. Le régiment où il servait allait partir pour le Cap. Bien peu de jours avant l'ordre de mise en campagne, M. Sandon vint à parler au capitaine de l'inquiétude où le laissait l'avenir de Georgy, compromis dans une spéculation douteuse. Ce fut à ce moment même que la demande fut faite, avec une loyauté, un désintéressement qui devaient toucher la jeune fille. Les femmes aiment toutes à être aimées. Chez les jeunes

filles, la première demande est de plus la révélation d'un pouvoir nouveau qui les grandit à leurs propres yeux. Elles ont toujours une certaine reconnaissance pour le révélateur. Restait à savoir si le mariage aurait lieu dans le court intervalle de temps qui devait s'écouler avant l'embarquement du capitaine. Celui-ci, toujours correct et sensé, s'en remettait à ce que déciderait sa fiancée. La tante Jane pensait qu'une noce hâtée pourrait sembler contraire au décorum. M. Sandon, enchanté du mariage, ne pouvait raisonnablement se montrer plus empressé que le futur. Georgy, accoutumée à la soumission et avertie par les scrupules de sa tante, devait se refuser à une initiative dont la seule idée l'effarouchait. Parmi toutes ces indécisions, les jours s'écoulaient. Tout se réduisit bientôt à savoir si le capitaine resterait jusqu'à certain grand bal officiel qui devait être donné à Eastham. La chose n'était pas absolument impossible, et Georgy se flattait de paraître à ce bal avec son futur; mais le capitaine, si épris qu'il fût, et il l'était très sincèrement,

ne jugea pas compatible avec la rigueur des devoirs militaires cette concession à un futile désir. Georgy s'en étonna un peu, et fut amenée à se demander ce que signifiait au juste la promesse de son fiancé, « qu'elle ferait de lui tout ce qu'elle voudrait. » Elle était d'ailleurs trop raisonnable pour se formaliser de ce qui n'était, après tout, qu'un « excès de raison. » Donc elle ne fit pas entendre le plus léger murmure, et Stephen Anstruther s'embarqua pour le sud de l'Afrique, où il avait trois années à passer, parfaitement content de son lot ici-bas et parfaitement persuadé que le bonheur l'attendait au retour. Aucune inquiétude ne se liait dans son esprit à l'idée d'un ajournement si long. Son frère, ses deux sœurs avaient été fiancés de la même manière, le premier pendant deux ans, les autres pendant plus de quatre, et tous étaient sortis à leur honneur de ces épreuves patiemment subies. En raisonnant par analogie, et c'est toujours ainsi qu'il raisonnait, le digne capitaine ne pouvait concevoir aucune appréhension. Il n'était pas de ceux qui se tourmentent, il était de ceux qui persévèrent.

[ocr errors]

Sa lettre le peignait tout entier. On y retrouvait l'homme exact, pointilleux en toute matière de second ordre, inerte, indécis sur tout ce qui devrait importer le plus. Il y parlait beaucoup de ses observations météorologiques et de ses études sur les coutumes des aborigènes. Il y développait ses idées sur les bienfaits que l'Afrique pourrait devoir à la propagation des doctrines religieuses, et sur le bonheur, trop peu apprécié en Angleterre, d'avoir sous la main les véritables sources de l'enseignement civilisateur par excellence. De son amour, il n'était guère question. Deux ou trois phrases qui se ressemblaient fort, et qu'il mettait, pour les varier, tantôt au com

mencement, tantôt au milieu, tantôt à la fin de ses longues épîtres, voilà toute la part qui était faite au sentiment vainqueur. Elles y jouaient à peu près le rôle de la formule finale: votre très cordialement affectionné, qui précédait inévitablement l'inévitable signature.

On comprendra peut-être maintenant et on excusera l'espèce de distraction avec laquelle Georgy s'acquittait de sa lecture et la paisible insouciance où cette lecture l'avait laissée. Tout en se la reprochant, elle descendit au dîner de famille, qui, par grand hasard, l'intéressait beaucoup ce soir-là. C'est à ce dîner en effet que devait se résoudre la question de savoir si son oncle lui permettrait d'aller à Londres, à Londres, qu'elle avait quitté tout enfant, chez miss Sparrow, propre tante de M. Sandon, qui était venue en personne la demander à son neveu. Vieille fille et possédant une assez belle fortune, miss Sparrow aurait certainement exercé une notable influence sur ses parens et par conséquent sur les destinées de sa petite-nièce, si elle n'eût accepté, faute de caractère et de volonté, un rôle presque subalterne. Bonne et dévouée, on l'aimait à peine, on ne la comptait guère, tant elle s'oubliait et se comptait peu ellemême. La tante Jane, l'oncle Sandon, Georgy elle-même la traitaient assez légèrement, comme une bonne personne de peu d'esprit et passablement ennuyeuse. Et telle était la douceur, tel était le désintéressement de cette âme naïve, que miss Sparrow eût volontiers souscrit à ce jugement porté sur elle-même par des proches à qui elle n'entendait contester aucune supériorité.

Georgy aurait pourtant bien voulu que, cette fois au moins, sa grand' tante se prévalût de ses droits et parlàt un peu plus ferme que de coutume; mais le pli était pris, et quand M. Sandon eut déclaré en termes catégoriques qu'un « voyage à Londres ne valait rien pour les jeunes personnes,» la vieille demoiselle ne trouva plus un mot à dire, toute mortifiée que la laissait ce refus. Il n'y avait donc plus qu'à la consoler, et Georgy l'essaya dès qu'on fut sorti de table.

- Gardez-moi votre invitation pour quand je serai mariée, ditelle à miss Sparrow avec une expression de complicité amicale.

- Certainement, certainement, répondit la bonne demoiselle... Mais croyez-vous donc qu'on se marie pour s'amuser et faire des visites?

Soyez tranquille... Je sais le contraire... Mais quand je me serai arrangé un joli petit paradis comme Grainthorpe (ceci dit avec un certain accent railleur), je me réserverai la permission d'en sortir de temps à autre.

Et comme la bonne grand'tante, un peu puritaine, semblait disposée à se scandaliser, Georgy se hâta de lui lire un sermon favori,

« PreviousContinue »