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On aurait grand tort de renoncer à traiter la philosophie comme une science abstraite et à la séparer de toute application, comme on le fait pour l'optique mathématique et pour la mécanique rationnelle. Ce serait risquer d'altérer peu à peu par des considérations particulières la généralité sévère de la vérité et de changer la science en un art pratique. La faute ne serait pas moindre et le danger serait peut-être plus grand, si jamais on ne tirait la philosophie de la sphère de l'abstraction pure pour la mettre en contact avec les faits, si l'on s'interdisait de la montrer confirmée par l'expérience et d'expliquer comment elle peut servir de contrôle et de règle à la conduite des choses humaines. Il ne faut pas moins de pénétration et de fermeté d'esprit pour établir ses droits au titre que lui donnait un ancien de maîtresse de la vie que pour la placer en reine fainéante sur le trône de la spéculation, et c'est peut-être à ceux qui savent expliquer comment la vérité est utile que la vérité doit le plus de reconnaissance.

M. Jules Simon, qui a commencé la philosophie par la science pure, qui de bonne heure s'est montré l'appréciateur clairvoyant

de la théodicée de Platon, qui plus tard a tracé l'histoire critique de la doctrine la plus hardiment métaphysique que se soit permise la raison en liberté, et qui n'a reculé devant aucune des abstractions mystérieuses de l'alexandrinisme, a depuis quelques années consacré toutes les forces d'un talent éprouvé et développé par un brillant et solide enseignement à populariser en quelque sorte la science sans la dégrader ni l'amoindrir, à la faire descendre sur la terre suivant le conseil du maître, à prouver qu'elle seule peut donner de fortes et durables bases à toutes les grandes choses de l'ordre moral. S'il existe dans les sociétés humaines une croyance universelle et nécessaire, c'est assurément l'idée d'une distinction ineffaçable entre le mal et le bien. Qu'il y ait des bons et des méchans, qu'il y ait des actions honnêtes et de mauvaises actions, c'est ce que l'insolence des sophistes renonce à nier; or, précisément parce que la morale a son fondement dans l'absolu, elle est du ressort de la philosophie. C'est l'effet inévitable du spectacle corrupteur des triomphes de la force que d'affaiblir et d'altérer les notions augustes sur lesquelles repose toute vertu. Quand la civilisation a déjà affaibli les caractères, les révolutions viennent qui bouleversent les esprits. C'est l'heure où la philosophie ne peut mieux faire que de rendre à l'intelligence et à la volonté la lumière et la force, que de rappeler l'homme à cette loi suprême de sa nature et de sa destinée, et M. Simon a écrit son livre du Devoir; mais le devoir luimême serait une étrange chose, s'il était le produit spontané de la nature humaine, une simple et viagère condition d'existence de l'activité sociale, une gratuite hypothèse éphémère comme la vie. Il est impossible de ne lui pas assigner une origine supérieure à ce monde, de ne pas le dériver d'une source éternelle. La justice sur la terre atteste une justice ailleurs que sur la terre; la morale suppose une théodicée. La théodicée est le fond de la religion; la religion, c'est la théodicée qui de la raison passe dans le cœur, et devient sentiment et volonté. Puisque la religion est un fait universel, c'est un fait naturel. Il y a donc, comme le veut saint Augustin, une religion naturelle. Que la religion naturelle soit considérée comme doctrine ou comme règle, elle échappe moins encore que la morale à l'influence dangereuse de nos préjugés et de nos faiblesses, sans parler de torts plus graves encore que la faiblesse et le préjugé. Le déréglement des passions fatiguées du frein, l'abus scandaleux que la perversité et l'imposture triomphantes osent faire des croyances et des institutions traditionnelles n'ont que trop de pente à faire descendre une religion nationale au rang d'un instrument de police, et à couvrir d'un nuage odieux les vérités pures et saintes dont elle ne devrait être que l'expression révérée. L'affaiblissement

de la religion naturelle, c'est-à-dire de l'immuable raison d'existence de toute religion positive, ce malheur tant redouté par Leibnitz a paru, grâce à la mauvaise politique d'une partie de l'église et à certains écarts de la philosophie allemande, menacer l'Europe moderne. C'est pour défendre et relever la vérité religieuse que M. Simon a écrit sa Religion naturelle. Le succès très remarquable et très soutenu de ces deux ouvrages, le Devoir et la Religion naturelle, est un signe heureux des temps; il prouve que, si le mal existe, nous en ressentons l'atteinte, nous en connaissons la cause, et nous en voulons guérir.

Après la religion et la morale que la philosophie adresse surtout à l'individu, il doit y avoir, il y a en effet une vérité sociale, une branche de la philosophie que nous appellerons la politique. Dans ses devoirs, soit envers Dieu, soit envers lui-même, l'homme ne reste pas solitaire. Partout il rencontre son semblable, et il traite avec lui. Partout la société se montre en même temps que l'humanité, et puisque toute société a des lois et des pouvoirs, là encore il y a un fait naturel; la politique n'est pas une chose artificiellement inventée, elle résulte de l'application de la raison au fait de la société. C'est une science qui a comme telle des principes, car si elle en manquait, le tout manquerait de ce qui ne manque pas aux parties. L'homme aurait comme individu sa vérité et sa loi: il n'en aurait plus dès qu'il serait en société. Évidemment, comme de la morale, comme de la religion, il y a une philosophie de la politique. M. Simon en a jugé ainsi, et il a écrit son dernier ouvrage.

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Oui, ce mot est le titre et le sujet de l'ouvrage de M. Simon, non qu'il pense que ce mot résume à lui seul la politique tout entière; mais c'est le nom d'une chose qui se mêle à tout dans la politique. Une expérience universelle, un consentement général protége l'existence des gouvernemens, des pouvoirs, des lois. Il y a partout des choses qu'on appelle ainsi, et personne absolument n'en rève la suppression. Ceux qu'on nomme anarchistes le sont souvent si peu qu'ils se montrent insatiables de pouvoir et en cherchent jusque dans le désordre. Ils sont partisans d'un pouvoir à tout prix. Ce qui est plus rare, c'est l'amour de la liberté; ce qui est moins compris et moins avoué, c'est l'existence et la notion de la liberté. Quoique la liberté donnée à l'homme dès l'instant de la

création soit plus certaine, plus indestructible encore qu'aucune autorité sociale, puisqu'elle émane de Dieu même, elle est souvent méconnue au moins dans sa portée et ses conséquences, et le respect que lui doit toute saine politique est traité de nouveauté et de chimère. Et cependant il ne serait pas difficile de prouver qu'aucune loi, qu'aucun pouvoir ne saurait être accepté par la justice et la raison, si l'on n'a tenu compte, en établissant l'une ou l'autre, de ce fait primitif et universel de la liberté humaine. En prenant ce fait pour fondamental, M. Simon a donc posé un principe qui, sans être unique, est présent partout, et qui limite comme une règle inviolable toutes les conceptions du publiciste, du législateur et de l'homme d'état. Ce dont la société actuelle a besoin, ce n'est pas d'apprendre qu'elle doit être gouvernée; à aucune époque, elle n'en a douté un moment. Ce qu'elle a besoin de savoir pour se le rappeler sans cesse, c'est comment elle doit être gouvernée. Or tout ce qui gouverne, pouvoir ou loi, prince ou magistrat, a pour limite la liberté humaine. Voilà pourquoi, interrogé sur ce qu'il veut en politique, M. Simon aurait fait à la question de César la réponse de Cimber.

Les principes de M. Jules Simon sont simples, et ils ne peuvent être entièrement nouveaux, car alors ils ne seraient ceux ni de la nature ni de l'humanité, plus anciennes que toute histoire. La seule nouveauté légitime en ces matières, comme dans la morale, comme dans la religion, c'est de ramener à leur essence pure les croyances communes, d'en dégager le principe pour le suivre dans ses applications et ses conséquences. Ainsi l'idée féconde qui domine dans tout l'ouvrage, c'est que l'homme est un être libre, et que sa liberté a pour guide la raison, et que sa raison, comme guide de sa liberté, a pour règle une loi naturelle ou la morale. C'est là une vérité bien connue, un lieu-commun, si l'on veut; mais ce lieucommun a produit tout ce que l'humanité et l'histoire offrent de plus sublime. S'il y a au monde des Socrate et des Malesherbes, ce lieu-commun en est cause.

Mais l'homme vit en société. Toute société est une communauté, et ce mot seul indique que dans la société une certaine partie de la liberté est aliénée ou mise en commun. Si la communauté s'étendait à tout, elle absorberait la liberté, et toute doctrine qui tend à cette extrémité est un certain degré de communisme. L'individualisme au plus haut degré serait la doctrine qui, détruisant toute communauté, dissoudrait la société. La science politique consiste dans une conciliation entre ces deux solutions extrêmes.

Si la société est dans les vues de la Providence, on peut dire que la liberté de l'homme est l'ouvrage de Dieu. Elle est donc sacrée. Si l'homme n'était libre, raisonnable, moral, il ne serait pas le pre

mier de la création. C'est donc à lui conserver ces caractères que tout doit concourir. La société ne saurait avoir pour droit ni pour œuvre de les détruire, et si elle exige de lui quelques sacrifices, ce ne peut être que pour sauver, pour garantir, pour mettre plus en relief tout ce qu'elle lui conserve de liberté, de raison, de moralité. Ceux qui ont dit que la liberté n'était qu'une exception, qu'une négation, ceux qui n'ont pas vu en elle une réalité et un principe s'exposaient à être démentis par le premier fait social venu. En tout pays, par exemple, la justice criminelle suppose des lois, des formes, des tribunaux. Pourquoi? Parce que le fond de l'humanité, c'est la liberté. Si c'était la communauté, tant de complication serait inutile. La force d'une police arbitraire, indistinctement préventive, suffirait au but de la justice criminelle. Elle empêcherait parfaitement bien le mal et le danger. Pourquoi nulle part ne se contente-t-on de cette grossière façon de garantir la sûreté publique? Parce qu'il y a une justice, parce que la liberté de l'innocent est inviolable, parce que l'on ne peut disposer des êtres libres comme des animaux dangereux ou des forces mécaniques, parce que les conditions primitives de la nature humaine sont des droits sacrés qui passent avant l'intérêt de la sûreté publique.

De ces vues générales, l'auteur, suivant un ordre qui ne se motive pas de lui-même, quoiqu'il ne manque ni de clarté ni de liaison, passe à l'examen de deux principes, la liberté et l'autorité. Pour connaître l'une, il se jette au milieu des faits, et il écrit l'histoire de la liberté dans notre pays. Il entend par là l'exposition de ce que la révolution de 1789 a dû faire contre l'ancien régime. Pour traiter de l'autorité, il expose les trois manières d'en exagérer le principe en le rendant exclusif. Les uns pensent que la tradition consacre tout ce qu'elle établit, et que le pouvoir a droit à toutes les attributions qu'il possède du fait de l'histoire. Les autres estiment que la justice et la nécessité d'une réforme arment ceux qui l'entreprennent d'un pouvoir au moins égal à celui qu'ils veulent détruire et remplacer, et que du droit de la révolution naît la toute-puissance. D'autres enfin, croyant apercevoir qu'une amélioration est l'accompagnement presque immanquable de tout acte ou même de tout abus d'autorité, consentent à subir les charges en faveur des bénéfices, et reconnaissent la souveraineté absolue de l'état comme l'agent le plus actif et la condition nécessaire de la civilisation. C'est à ces trois genres d'absolutisme que M. Simon déclare la guerre, et quoiqu'il n'en ménage aucun, c'est assurément au despotisme révolutionnaire ou socialiste qu'il réserve ses plus redoutables coups.

L'autorité exagérée, exclusive, illimitée, peut blesser la liberté

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