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blables aux vaisseaux sanguins qui circulent sous la peau, elle perd graduellement sa force d'impulsion, et seulement au bout de quelques semaines ou même de plusieurs mois, alors que le Mississipi a repris son niveau ordinaire, elle revient dans le lit du fleuve ou se déverse dans l'un de ses affluens. Ces marécages sont donc de véritables régulateurs; ils aspirent l'eau du fleuve débordé et la renvoient dans le fleuve appauvri, maintenant ainsi les eaux à une hauteur normale. Faute de cette double propriété d'aspiration et d'expiration que possèdent les marécages, la Basse-Louisiane tout entière, ce pays si important par son agriculture et son commerce, ne serait pendant la saison des hautes eaux qu'un assemblage de lagunes et de prairies tremblantes. Aujourd'hui la nature protége ce pays; mais si jamais on dessèche les marécages du Missouri, il faudra, sous peine de catastrophe, que des réservoirs artificiels remplacent les réservoirs naturels, car la circulation des eaux sur les continens est semblable à la circulation du sang dans le corps humain : elle a également besoin d'organes soumis au double mouvement de systole et de diastole pour recevoir ou déverser le trop-plein du liquide.

Il faut avoir voyagé dans les forêts vierges pour se faire une idée du mystère et du silence qui règnent sur les bords du Mississipi dans la partie moyenne de son cours. On se figure assez généralement en Europe que les rives de ce fleuve sont cultivées, et que les hameaux, les villages s'y succèdent sans interruption, comme dans nos vallées de France; il n'en est rien : les forêts, les îles couvertes de saules, les pointes de sable se suivent avec une désespérante uniformité, et l'on peut voyager des journées entières sans voir sur le rivage une trace des pas de l'homme. Les vapeurs grondans qui se rencontrent avec leurs populations de voyageurs, et remplissent un instant l'espace de mouvement et de bruit, augmentent encore par le contraste le silence effrayant des forêts solitaires. Quand ils sont passés, tout retombe dans la morne tranquillité du désert.

De longues années s'écouleront encore avant que l'industrie américaine ose essayer de fixer par la culture les bords du Mississipi, car les terres alluviales qui forment les deux rivages sont composées d'un sable grossier qui s'affaisse au moindre choc de la vague. Le cours du fleuve est d'une extrême mobilité; comme un serpent qui déroule ses anneaux, sans cesse il creuse et recreuse son lit, affouillant d'un côté, rapportant de l'autre, semant les îles comme au hasard. Les terres de la Basse-Louisiane ont pu être cultivées jusque sur le bord du fleuve, parce qu'elles sont composées des alluvions les plus plastiques, des argiles les plus fines; cependant les éboulemens y sont fréquens, et l'entretien des levées réclame une

surveillance continuelle. Dans toute la longueur du cours moyen, depuis l'embouchure de l'Ohio jusqu'à celle de la Rivière-Rouge, les colons, ne pouvant s'établir avec sécurité sur les bords mêmes du fleuve, ont dû s'installer sur les rares escarpemens de la rive gauche. Cependant les trois premiers escarpemens, ou bluffs, que l'on rencontre au sud de Hickman's-Point sont encore dans leur état de nature, tels qu'ils étaient lorsque l'armée de Bienville et de Noailles les gravit vers le milieu du dernier siècle pour aller faire une guerre inutile et honteuse aux nations des Chickasaws. Ces trois falaises élèvent au-dessus des grands arbres du rivage leurs pentes d'argile rouge ravinées dans tous les sens, et le soir, quand le soleil éclaire diversement leurs sommets et que l'ombre se répand dans leurs gorges, elles ressemblent à d'immenses tentes de pourpre plantées au-dessus de la forêt.

Tous les voyageurs, M. Lyell surtout, ont remarqué que la rive droite est formée d'alluvions dans toute son étendue, et que les falaises sont toutes situées sur la rive gauche. Une fois seulement, près du village d'Helena, dans l'Arkansas, le fleuve se rapproche assez des collines de la rive droite pour qu'on puisse distinguer dans le lointain les hauteurs couvertes de forêts. Cherchant à expliquer cette tendance remarquable du fleuve vers la rive gauche de sa vallée d'alluvions, M. Lyell l'attribue aux grandes rivières venues de l'ouest, la Rivière-Blanche, l'Arkansas et la Rivière-Rouge, qui remplissent peu à peu de leurs détritus la partie occidentale de la vallée, et par le poids de leurs eaux rejettent le Mississipi vers l'est. Cette hypothèse est évidemment erronée. D'abord il est prouvé que la RivièreRouge se jette dans le Mississipi depuis une époque comparativement très récente, et quant à l'Arkansas, à la Rivière-Blanche et au réseau de canaux qui unissent ces deux affluens, il est impossible que le volume de ces cours d'eau, à peine aussi considérable que celui de la Seine à Paris, ait pu, sur une longueur de 1,800 kilomètres, rejeter vers l'est une masse liquide au moins dix fois plus grande et saturée d'une énorme quantité d'alluvions. D'ailleurs ce n'est point vis-à-vis de l'embouchure de l'Arkansas, et sous la pression de ses eaux, que le Mississipi va passer au pied des escarpemens de sa rive gauche c'est au contraire immédiatement audessous de l'embouchure du Yazoo, qui lui-même est un affluent de l'est, que le Mississipi va sur la même rive baigner le pied de ses plus belles falaises, celle des Noyers et celle de Vicksburg. Est-ce donc sous la pression d'une petite rivière comme l'Arkansas que le Mississipi serait forcé d'empiéter sur sa rive gauche, comme si le grand fleuve qui roule tant d'alluvions ne pouvait pas aussi s'emparer de celles de l'Arkansas et suivre son cours régulier vers la

mer, en balayant les quelques bancs de sable ou d'argile que son affluent aurait déposés dans ses crues?

Certainement le travail des rivières est d'une haute importance dans l'économie géologique du globe, mais il ne faut pas en exagérer les résultats. De même que les fonctions des organes du corps sont complexes, et qu'il faut interroger l'organisme tout entier pour comprendre le travail d'un seul viscère, de même, pour connaître le mouvement des eaux, faut-il interroger les solides, étudier les ondulations lentes de la croûte terrestre. Les cours d'eau modifient le relief du globe, mais seulement en agissant de concert avec le soulèvement ou la dépression des chaînes de montagnes et des vastes plateaux. Ainsi l'Indus traverse l'Himalaya, ainsi l'Amazone fait de rapide en rapide une large trouée dans la chaîne orientale des Andes; mais ces vastes entailles faites à travers les montagnes prouvent qu'il fut un temps où les chaînes n'existaient pas, et que depuis elles ont graduellement haussé leurs crêtes. De simples torrens n'auraient jamais pu s'ouvrir, par la seule violence de leurs eaux, un passage à travers des rochers hauts de 5,000 mètres sur une base de 200 kilomètres; mais grâce à la lenteur des ondulations terrestres, l'eau coulant depuis de longs siècles dans une vallée a pu approfondir graduellement son lit à mesure que le sol se renflait davantage, et garder parfaitement son niveau pendant que les hautes montagnes se dressaient à droite et à gauche de son cours.

C'est également aux mouvemens de la croûte terrestre, et non pas à la pression des eaux de l'Arkansas, qu'il faut attribuer l'empiétement graduel du Mississipi sur sa rive gauche. Cet empiétement est d'autant plus remarquable, que le simple mouvement de rotation de la terre autour de son axe devrait au contraire détourner le cours du fleuve vers le sud-ouest. En effet, les fleuves, de même que les vents et tout ce qui est mobile à la surface du globe, obéissent au mouvement d'impulsion qui entraîne la terre autour de son axe. Par conséquent, les cours d'eau qui viennent du nord, où la vitesse de rotation du globe est comparativement minime, doivent rester en arrière du mouvement, et dériver vers l'ouest à mesure qu'ils se rapprochent des contrées tropicales, où la vitesse de rotation est beaucoup plus considérable. Ainsi l'Indus, qui se jetait autrefois dans le golfe de Cusch, vers le 76° degré de longitude, a fini par éroder sa rive occidentale sur une largeur de plus de 1,000 kilomètres, jusqu'au 67° degré de longitude. Maintenant son courant vient heurter des collines de sable grossier près de Schwun, et les mine sans relâche.

La direction normale du Mississipi, comme celle de l'Indus, devrait tendre aussi vers le sud-ouest; mais, tout au contraire, son

embouchure est de 6 degrés à l'est plus avancée que sa source au lac d'Itasca, et sans la ligne de falaises qui bordent la rive gauche, il est certain que le Mississipi se jetterait encore bien plus directement vers le sud-est. Dès qu'en aval de Bâton-Rouge il entre dans la plaine marécageuse de son delta, il coule presque en droite ligne dans ce sens, et forme également dans la même direction cette remarquable péninsule de vase, cette gaîne, si je puis dire ainsi, par laquelle il entre dans la mer. C'est la direction de cette gaîne qui me semble être la direction vraie du Mississipi, celle qu'il prendrait dans toute l'étendue de son cours, s'il n'était contenu par les terres élevées qui bordent sa rive gauche. Or cette direction est exactement la même que celle des Montagnes-Rocheuses.

Nous avons vu que la diminution graduelle de l'eau de pluie qui tombe dans le bassin d'Utah et dans la plaine du Mississipi ne peut s'expliquer autrement que par le soulèvement de la chaîne des Rocheuses, et si nous rapprochons ce fait d'autres faits géologiques observés dans l'Amérique du Sud, nous pouvons admettre que toute l'épine dorsale de ce continent, depuis le mont Saint-Élie jusqu'au cap Horn, subit un mouvement constant d'ascension. D'un autre côté, M. Lyell lui-même a démontré que les Carolines et la Georgie, sur les bords de l'Atlantique, font partie d'une aire d'affaissement. Ainsi l'on peut considérer cette partie de l'Amérique du Nord comme une surface plane opérant un mouvement de bascule autour d'une arête d'appui située dans la vallée mississipienne. Les Rocheuses et les plaines du désert, qui forment la partie occidentale de cette surface, s'élèvent, tandis que les rivages de l'Atlantique, situés à l'est de l'arète d'appui, s'affaissent graduellement. De même qu'une goutte d'eau versée sur une table coule nécessairement dans le sens vers lequel on incline cette table, de même aussi le grand fleuve américain est forcément rejeté vers la partie du continent qui s'affaisse. Le continent tout entier penche vers l'est; par conséquent, le Mississipi penche dans le même sens, et la direction qu'il prend dans son delta indique la direction de l'arête sur laquelle oscille l'Amérique du Nord. Or cette direction est tout à fait parallèle à la crête des Montagnes-Rocheuses. Les levées d'argile qui bordent le Mississipi à son embouchure, les puissantes assises de la Sierra-Madre et de la Sierra-Nevada se sont alignées parallèlement sous l'influence d'une seule et même cause. De même encore tous les fleuves qui se déversent dans le golfe du Mexique, le Rio-Grande, le Rio-Pecos, le Nueces, le Colorado du Texas, le Brazos, le Trinity et le Neches, se dirigent uniformément vers le sud-est, indiquant ainsi par leur cours la normale d'oscillation, l'arête de soulèvement de l'Amérique du Nord.

V.

La première falaise que l'on rencontre après celles des Chickasaws est la falaise de Memphis. Admirablement placée au rebord même du précipice au fond duquel le fleuve s'attarde au milieu d'îles vertes, dominée par un vaste entrepôt en forme de temple grec sur lequel on lit à plusieurs kilomètres de distance sale of slaves (vente d'esclaves), la ville de Memphis a tout à fait les dehors d'une cité impériale, et prétend justifier un jour le nom ambitieux qu'elle s'est donné. Déjà elle lutte pour la suprématie avec Nashville, la capitale de l'état du Tenessee, et son importance augmente rapidement.

Entre l'embouchure de l'Ohio et la Nouvelle-Orléans, le Mississipi ne reçoit aucun grand affluent sur sa rive gauche. Puisque aucun cours d'eau ne leur offre sa vallée, les riverains du Mississipi ont dû recourir à la construction de chemins de fer pour communiquer avec les Alleghanys et les rives de l'Atlantique, et tout naturellement Memphis est devenue le point de départ du plus important de ces chemins de fer, véritable courant commercial qui va désormais verser les produits de la vallée mississipienne dans les ports de Baltimore, Charleston et Savannah. De plus, Memphis deviendra nécessairement la tête d'une autre ligne ferrée se dirigeant vers les plaines de l'ouest et la Californie, et le commerce du Haut-Arkansas affluera vers Memphis comme vers sa véritable embouchure. Cette ville deviendra donc un point de croisement entre les produits du nord et du sud, de l'est et de l'ouest. Cependant Memphis n'a pas toujours demandé au commerce son progrès et ses ressources. Sous la présidence de M. Polk, la ville se fit accorder des arsenaux maritimes et des chantiers de construction. Les faiseurs de projets oublièrent que Memphis est à 1,500 kilomètres de la mer, et que souvent dans les basses eaux le fleuve n'a que 3 mètres d'eau en aval de l'embouchure de l'Arkansas. On construisit de vastes édifices, des corderies, des fonderies, des forges, des ateliers de toute espèce; puis, quand tout fut terminé, cales, chantiers, bassins, l'on s'aperçut avec étonnement que Memphis n'était pas un port de mer, et l'on revendit toutes les constructions pour une somme représentant la quarantième partie des frais de construction. Les cités du midi ne s'en remettent pas à leur seule énergie pour le soin de leur prospérité : c'est en cela qu'elles diffèrent des cités du nord. Dans les magasins de Memphis, les embarcadères des bateaux à vapeur, les gares de chemins de fer, on yoit des affiches annonçant les heures de départ des trains sur les voies ferrées de l'Illinois et de l'Ohio, tandis que

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